Haaretz, 9 mars 2006
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Version
anglaise : www.haaretz.com/hasen/spages/691904.html
Le
soupir de soulagement qui est sorti de bien des poitrines lorsque le
film palestinien « Paradise Now » ne s’est pas vu
attribué d’Oscar et la pétition lancée avant la cérémonie
peuvent susciter quelques tristes réflexions chez celui qui a vu le
film et en particulier chez celui qui sait à combien de critiques
il a eu droit dans la société palestinienne. Mais la pétition
peut aussi expliquer où en est la société israélienne, trois
semaines avant des élections qu’on a partout qualifiées d’
« ennuyeuses »
sans que personne ne se soit arrêté sur la nature de cet ennui.
L’opposition
des familles de victimes, et à ce titre-là, à la « reconnaissance
internationale » d’un film où les terroristes-suicide
redeviennent des êtres de chair et de sang est parfaitement compréhensible.
Après tout, ce qui est arrivé à ces familles et à leur proche
entourage, il est plus facile, plus consolateur, de le prendre comme
un coup du ciel, de la part du diable, au nom de la haine portée
contre nous, au nom de ce qui ne peut être autrement. A qui
ferons-nous grief de cette mort, une mort tellement politique,
c’est-à-dire toute entière liée à des décisions politiques
prises par des êtres humains ? A qui en ferons-nous grief si
ce n’est au diable ou au mal incarné qui est le mal contre lequel
on ne peut rien, sinon continuer à faire exactement ce que nous
avons fait, conserver nos faveurs aux mêmes, et ne pas nous
examiner, fût-ce un instant. Si ce que nous avons fait était une
guerre totale, alors bonne idée : redoublons la guerre !
Le deuil n’est pas une scène commode pour un examen de
conscience.
Supposons
par exemple qu’une partie de ces victimes en vie dont des proches
ont perdu la vie marquent pour eux-mêmes le calendrier des événements
au cours desquels leurs proches ont été touchés. Supposons
qu’il vienne à certains d’entre eux un doute à propos de la
« politique
d’assassinats ciblés » de l’armée israélienne.
Cette politique a débuté avant les grands attentats de la seconde
Intifada. Certains de ces assassinats ont mis fin à des moments
d’accalmie et de cessez-le-feu. Certains étaient sans aucun doute
une vengeance à des assassinats. Quelqu'un parmi les signataires de
la pétition, et dont la peine est si grande, a-t-il jamais demandé
aux chefs de l’armée, dans une lettre ou dans une pétition,
combien de victimes étaient prises en compte au moment de décider
d’un « assassinat ciblé » ?
Combien de fois la décision d’un « assassinat
ciblé » a-t-elle été une espèce de « war game »
dont les développements futurs intégraient aussi un grand attentat
de représailles en cours de route ?
Jusqu’à
ce jour, bien que la deuxième Intifada se soit placée sous le
signe des assassinats-attentats-assassinats-attentats (ou
l’inverse. Il importe assez peu actuellement de savoir « qui
a commencé »), il n’y a pas eu de clameur des familles détruites
contre l’aventurisme militaire. Aussitôt que l’armée israélienne
a adopté la méthode, elle a même eu droit à l’approbatur
d’un philosophe et même de la Cour suprême ; personne n’a
pris la peine de dire : « Ceux-là
ont parlé de verser le sang de l’ennemi. Mais qu’en est-il de
notre sang versé ? » Pour cela, pas de philosophe,
ni de Cour suprême.
Mais
c’est pour cela qu’il y a la démocratie, pour débattre de la
politique menée par l’armée et qui a ses responsables
politiques. Personne n’a osé. Peut-être y a-t-il eu quelqu'un
mais sa voix s’est noyée dans le vacarme, dans le « consensus ».
Le deuil est plus terrible lorsque les doutes sont intérieurs,
quand les questions sont politiques, quand elles s’adressent à
« nos » généraux, à « nos »
politiciens, et qu’il faut repenser notre vie sans ceux que nous
aimions.
Et
peut-être que, n’était ce « nous »,
nos chers disparus seraient encore auprès de nous. Vu comme cela,
il est plus facile de prendre le monde comme un bloc, « nous »
face à un autre bloc, ceux qui nous haïssent, quelque chose
d’inhumain, de religieux, de mystique. Nous sommes bons, eux sont
des monstres.
Voici
un décodage facile, peut-être trop facile, mais qui néanmoins
explique l’ennui des élections : nous sommes devenus un Etat
Likoud A (Likoud) et Likoud B (« Kadima »). Les différences
sont dérisoires. Il suffit de voir la poursuite de la politique des
« assassinats ciblés »
et la place de l’armée dans cette politique aventurière pour
comprendre qu’il n’y a pas de différence entre les deux.
Pourquoi y en aurait-il ? Quand Ehoud Olmert, Tzipi Livni et
Shaul Mofaz auraient-ils cessé au juste d’appartenir au « camp
national » ?
Aucune
des parties vociférantes qui participent au débat sur la politique
et la sécurité, autrement dit qui contribuent à créer le monde
de l’électeur, n’est en mesure de penser autrement qu’avec
l’idée d’un grand bloc, « nous », face au mal. Et à cet égard, il y a aussi le Likoud
C : l’union nationale. C’est sur fond de cette
transformation de l’électorat israélien en un « nous
sommes tous Likoud » qu’il faut lire le défi d’Amir
Peretz et l’absence de réponse à ce défi : repenser la
division, la fragmentation, la politisation, le mal et le bien en
nous, sans recourir, pour la rubrique « mal », à
« l’ennemi », à la guerre contre le terrorisme.
De
là ce grand pessimisme : les Israéliens sont-ils capables de
penser ce qui les divise, sans avoir besoin d’un ennemi extérieur ?
(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)
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