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Mourir
de faim, dans le noir
Les bombardements épouvantables de la bande de Gaza (par Israël…)
Virginia
Tilley *
on CounterPunch, 30 juin 2006
http://www.counterpunch.org/tilley06302006.html
Au motif de venir au secours d’un de ses soldats fait prisonnier,
les Israéliens bombardent la bande de Gaza, qu’ils semblent prêts
à ré-envahir. Ils ont également arrêté un tiers des membres
du Parlement palestinien, réduisant en ruines jusqu’à sa
fragile illusion de pouvoir et réduisant la coquille déjà vide
de l’Autorité palestinienne en éclats.
De cette désolation, les Palestiniens sont en mesure de tirer une
certaine compensation – mais il s’agit d’une pilule bien amère :
le racolage vicieux du Fatah pour reprendre le contrôle de la vie
politique nationale palestinienne et sa rivalité avec le Hamas
sont désormais totalement obsolètes. Désormais, y compris une
communauté internationale domestiquée ne saurait continuer à répéter
de manière mécanique que l’Autorité palestinienne serait
encore capable de gouverner quoi que ce soit. La déconfiture du désastreux
processus d’Oslo, qui n’a jamais été autre chose que la
machination concoctée par Israël pour s’assurer du démembrement
définitif du territoire palestinien et la possibilité fatale de
coopter le mouvement national palestinien, est peut-être –
enfin ! – en vue. Et peut-être l’unité palestinienne
a-t-elle à nouveau une chance.
Mais personne ne sait ce qui va remplacer l’Autorité
palestinienne. Il n’est par conséquent nullement étonnant que
ce paysage diplomatique chamboulé soit la chose qui retienne le
plus gros de l’attention d’une communauté internationale
passablement inquiète.
Néanmoins, la politique ne devrait en aucun cas être le principal
sujet de préoccupation. Car là-bas, à Gaza, un acte odieux a été
commis, qui doit dorénavant éclipser toute idée de « feuilles
de route » ou de « gestes mutuels » :
mercredi dernier, des avions de guerre israélien ont bombardé à
plusieurs reprises l’unique centrale électrique de la bande de
Gaza, la détruisant entièrement. Désormais, ce sont environ 700
000 habitants de la bande de Gaza – sur un total de 1,3 million
de personnes – qui n’ont plus d’électricité, et l’on
pense que ladite électricité ne pourra être rétablie avant six
mois.
Ce ne sont pas les conditions de vie immédiatement créées par ce
bombardement qui ont quelque chose d’énorme. Ces conditions
sont, bien entendu, particulièrement déplorables : plus de
lumière, plus de réfrigérateurs, plus de ventilateurs... Et
cela, tout au long de l’interminable canicule de l’été
gazaoui. Impossible d’aller respirer dehors, en raison des
bombardements continuels et de l’assaut israélien attendu. Dans
une obscurité étouffante, d’énormes explosions secouent les
villes, lointaines comme proches, tandis que des boums de
franchissement du mur du son parachèvent la dévastation déjà
semée par les mêmes avions : fenêtres explosant, enfants
hurlants se réfugiant dans les bras d’adultes terrorisés,
personnes âgées s’effondrant, foudroyées par une crise
cardiaque, femmes enceintes s’effondrant et faisant une fausse
couche. Terreur de masse, désespoir, recherche désespérée de
nourriture et d’eau. Et pas de radio, pas de télévision, pas
de téléphone portable, pas d’ordinateur portables (pour les
rares à en disposer) et, par conséquent, aucun moyen d’obtenir
de l’information sur la durée probable de ce cauchemar.
En effet, cette fois-ci, la situation est encore pire. Tandis que
la nourriture se détériore dans les réfrigérateurs arrêtés,
les céréales et les féculents sont les seuls comestibles
restants. La plupart des gens cuisinent au gaz, mais les frontières
étant fermées, il n’y a plus de gaz. Quand les bombonnes de
propane de la cuisine familiale sont vides, il n’y a plus aucune
possibilité de cuire les aliments. Plus de lentilles, plus de
fayots, plus de pois chiches, donc plus de hommos, plus de pain
– plus de ces aliments quotidiens des Palestiniens, qui font
l’ordinaire des plus pauvres (dois-je rappeler qu’il n’y a
ni bois, ni charbon, dans une bande de Gaza à la fois désertique
et surpeuplée ?).
La nappe phréatique de Gaza était déjà polluée par les
infiltrations d’eau de mer et d’eaux usées, en raison d’un
pompage excessif (pour partie, par les colonies israéliennes
aujourd’hui abandonnées) et d’un réseau d’égouts foncièrement
inadéquat. Pour la rendre potable, l’eau tirée des forages
doit être purifiée au moyen d’appareils fonctionnant à l’électricité.
Sinon, l’eau saumâtre doit être au minimum bouillie avant de
pouvoir être consommée sans risque. Mais cela exige aussi
d’avoir de l’électricité ou du gaz à sa disposition. Or,
bientôt, les gens n’auront ni l’une ni l’autre.
La consommation d’eau impure, cela signifie des maladies, voire
le choléra. Si une épidémie de choléra éclate, elle se répandra
comme feu dans la paille au sein d’une population densément
confinée et manquant de l’énergie et de l’eau nécessaires
à l’hygiène. S’ajoute à cela le fait que les hôpitaux et
les cliniques ne fonctionnent pas, eux non plus (toujours en
raison de l’absence d’électricité).
Enfin, les gens ne peuvent même pas partir. Aucun des pays voisins
ne dispose des ressources leur permettant d’absorber un million
de réfugiés désespérés et ayant tout perdu : un tel
afflux déstabiliserait totalement l’Egypte, par exemple, du
point de vue tant logistique que politique. Mais les Palestiniens
résidant à Gaza ne peuvent pas non plus aller chercher asile
chez leurs parents vivant en Cisjordanie : ils ne sont pas
autorisés à quitter Gaza pour s’y rendre. Ils ne peuvent même
pas franchir la frontière puis passer en Cisjordanie en faisant
le détour par l’Egypte : Israël n’autorise pas les détenteurs
d’une carte d’identité de Gaza à entrer en Cisjordanie. Et,
de toute manière, un cordon de policiers palestiniens bloque les
gens qui essaieraient de s’infiltrer en Egypte – des réfugiés
de guerre ont tenté de le faire, en passant par un trou ouvert
dans la barrière frontalière par des activistes, avec bagages et
enfants.
En bref ; ce sont aujourd’hui plus d’un million de civils
qui sont emprisonnés, confinés chez eux, à écouter les bombes
israéliennes, tout en étant confrontés à la perspective
insupportable – d’ici à quelques semaines, voire seulement
quelques jours – de devoir donner une eau toxique à leurs
enfants, ce qui pourrait condamner ceux-ci à une mort rapide,
mais horrible.
Une femme vivant près de la frontière égyptienne, à Rafah, qui
garde ses neveux, a été interrogée par la BBC : « Si
je leur laisse voir que j’ai peur, je pense qu’ils vont mourir
de peur. » Si la communauté internationale continue à ne
rien faire, ces enfants risquent de mourir sous peu, quoi qu’il
en soit.
L’ampleur sidérante de cette situation humanitaire n’est égalée,
de fait, que par le goutte-à-goutte étourdissant des réactions
internationales. « Bien sûr, il est compréhensible que les
Israéliens veuillent s’en prendre à ceux qui ont kidnappé
leur soldat », dit Kofi Anan (tandis que la population
palestinienne se terre dans le noir et entend les déflagrations
fracassantes qui démolissent sa société), « mais cela
doit être fait de manière à ce que les populations civiles
n’en subissent pas les conséquences ». Même quand les
bombes israéliennes bousillent les routes principales de Gaza, le
G-8 monte sur ses grands chevaux et pérore : « Nous
appelons Israël à faire preuve de la plus grande retenue dans la
crise actuelle ». Et qu’en est-il des Russes, qui
cherchent à se tailler une position dans le nouveau «grand jeu)
moyen-oriental ? « Le droit, qui est aussi le devoir,
du gouvernement israélien de défendre la vie et la sécurité de
ses citoyens ne font pas l’ombre du moindre doute », dit
le ministre russe des Affaires étrangères, comme si le pauvre
caporal Shalit justifiait un millième de ce capharnaüm, « mais
cela ne doit en aucun cas être fait au prix de la perte de vies
humaines, en particulier de celles de beaucoup de civils
palestiniens, causée par des frappes militaires massives aux conséquences
très graves pour la population civile. »
Et que disent la noble Europe, si fière d’être la source des
conventions des droits de l’homme, et les architectes de sa
mission civilisatrice ? « L’Union européenne demeure
profondément préoccupée », marmonnent les puissants défenseurs
du droit humanitaire, « au sujet de la dégradation de la
situation sécuritaire et humanitaire ». Des expressions
apparemment creuses comme « profondément préoccupée »
sont le langage codé diplomatique pour dire : « Nous
sommes sérieusement mécontents. » Mais, dans les
circonstances présentes, « demeure profondément préoccupée »,
voilà qui suggère que le crime glaçant qui est en train d’être
perpétré n’est qu’une étape supplémentaire dans le dégrisement
consécutif à l’échec de l’illusoire « feuille de
route ».
Les bulles diplomatiques d’irréalité, au Moyen-Orient, sont la
norme, et non l’exception. Mais il y a bien un moment où la
communauté internationale doit regarder en face cette réalité
particulièrement déplaisante : elle doit changer de
braquet. Un pays qui revendique son appartenance aux démocraties
occidentales européennes est en train de se comporter comme un régime
voyou meurtrier, en utilisant n’importe quel prétexte pour réduire
plus d’un million de personnes à une misère humaine extrême,
voire même à une mort massive. Venir coller le portrait du
caporal Shalit sur cette politique, voilà qui n’est guère plus
convainquant que ces journaux sud-africains, qui affichaient en
première page la photographie d’un pauvre médecin blanc
assassiné, pour couvrir d’une manière n’appartenant qu’à
eux l’émeute de Soweto, en 1976…
Israël a commis beaucoup d’exactions constitutives de crimes de
guerre : démolitions massives de maisons, encerclement de
villes assiégées des semaines d’affilée, détentions « préventives »
pour des durées indéterminées, confiscations massives de
terres, destruction de milliers d’hectares d’oliveraies et de
terres agricoles palestiniennes, tortures physiques et mentales
systématiquement infligées aux prisonniers, assassinats
extrajudiciaires, bombardements aériens de zones civiles, représailles
collectives de toutes natures violant les Conventions de Genève
– pour ne pas parler de l’humiliation générale et de la
ruine de la population indigène soumise à son contrôle
militaire. Mais détruire l’unique source d’électricité
d’une population civile cernée et sans défense est un pas sans
précédent vers la barbarie. Cela évoque, ironiquement, le
ghetto de Varsovie. Même si les changements politiques
d’ampleur tectonique ont tendance à nous faire esquisser
instinctivement un applaudissement, nous devons prendre le temps
de la réflexion : aux yeux de l’histoire, ce qui est en
train de se passer à Gaza pourrait fort bien tous les faire pâlir.
[* Dr. Virginia Tilley est professeur de science politique.
Elle travaille actuellement en Afrique du Sud. Voici l’adresse
e-mail où la contacter :
tilley@hws.edu
]
Traduit
de l’anglais par Marcel Charbonnier, membre de Tlaxcala, le réseau
de traducteurs pour la diversité linguistique (www.tlaxcala.es).
Cette traduction est en Copyleft.
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