Il n’y a aucun doute que,
depuis le début du conflit, les Palestiniens
ont manqué des occasions. Mais celles-ci sont
négligeables comparées aux occasions manquées
par l’Etat d’Israël durant ses 58 années
d’existence.
La liste qui suit est loin
d’être complète.
AU LENDEMAIN
de la guerre de 1948, quand Israël a été
fondé, nous aurions pu parvenir à la paix.
Pendant la guerre, tout le
territoire dans lequel, aux termes de la résolution
des Nations unies de novembre 1947, l’Etat
arabe palestinien aurait dû être établi, était
occupé par Israël, la Jordanie et l’Egypte.
Israël en a conquis et annexé environ la
moitié, et le reste a été divisé entre la
Jordanie (qui a annexé la Cisjordanie) et
l’Egypte (qui a occupé la bande de Gaza).
Plus de la moitié des Palestiniens ont été
chassés de leurs maisons - en partie par la
guerre elle-même, en partie par une politique
israélienne délibérée. Le nom Palestine a
disparu de la carte.
Dans la ville suisse de
Lausanne, un comité tripartite, représentant
les Etats-Unis, la France et la Turquie, a été
mis sur pied pour servir de médiation entre
les parties. Les Palestiniens n’avaient pas
été invités, puisqu’ils n’étaient plus
reconnus comme une entité politique. Mais une
délégation de trois éminents Palestiniens
est apparue, en principe pour parler au nom
des réfugiés, mais en réalité pour représenter
le peuple palestinien. Ils ont contacté le
représentant israélien, Eliyahou Sassoon, et
ont proposé d’ouvrir des négociations de
paix directes. Sassoon a refusé sur
instructions de Jérusalem.
David Ben Gourion ne voulait
aucune négociation qui aurait pu l’obliger
à reprendre ne serait-ce que quelques réfugiés,
et peut-être même à rendre une partie du
territoire qui venait d’être occupé. Malgré
ce que dit la résolution de l’ONU, il était
déterminé à empêcher à tout prix l’établissement
d’un Etat palestinien. Il croyait que la
question palestinienne avait été réglée,
que le nom même de Palestine avait disparu
pour toujours, que le peuple palestinien avait
cessé d’exister. Beaucoup de sang a été
versé à cause de cette erreur monumentale.
EN JUILLET
1952, la révolution des Officiers Libres
a eu lieu en Egypte. Une seule voix en Israël
s’en est félicitée publiquement -
l’hebdomadaire Haolam Hazeh, que je
dirigeais. Ben Gourion a cependant lancé pour
la forme un appel au chef en titre de la révolution,
le vieux général Muhammad Naguib, mais dès
le moment où il est devenu clair que le vrai
dirigeant était Gamal Abdel Nasser, Ben
Gourion lui a déclaré la guerre. L’arrivée
d’Abdel Nasser a effrayé Ben Gourion, parce
que c’était un Arabe d’un nouveau type :
un officier jeune, énergique, charismatique,
aspirant à l’unité du monde arabe.
De son accession au pouvoir
jusqu’à sa mort 18 ans plus tard, le
dirigeant égyptien a envoyé maintes et
maintes fois des signaux pour voir si un règlement
avec Israël était possible. Ben Gourion a
rejeté toutes ces tentatives et s’est préparé
méthodiquement à la guerre de 1956 dans
laquelle Israël a essayé, en liaison avec la
France et la Grande-Bretagne, deux puissances
coloniales prédatrices à l’époque, de
renverser Abdel Nasser. Il a ainsi donné d’Israël,
pour des générations, l’image d’une
greffe étrangère à la région, d’une tête
de pont de l’Occident hostile.
Ben Gourion était un ennemi
juré de l’idée panarabe et a tout fait
pour empêcher sa réalisation - effort qui a
été couronné de succès par son héritier,
Levy Eshkol, dans la guerre de 1967. Comme de
nombreuses décisions des gouvernements israéliens,
celle-ci aussi portait en elle une
contradiction. Presque tous les Palestiniens
adulaient Abdel Nasser. Ils étaient prêts à
laisser l’identité palestinienne se fondre
dans le panarabisme. Ce n’est qu’après la
défaite du panarabisme, en particulier à
cause d’Israël, que l’identité
palestinienne est revenue sur le devant de la
scène.
Il est difficile d’évaluer
la sincérité des dizaines de signaux de paix
qu’Abdel Nasser a lancés au cours des années.
Ils n’ont jamais été mis à l’épreuve.
L’OCCASION
HISTORIQUE, la mère de toutes les
occasions, s’est présentée avec la guerre
des Six-Jours.
L’armée israélienne a
remporté une victoire incroyable sur quatre
armées arabes. Après les six jours, Israël
était en possession de tout le territoire de
la Palestine historique, ainsi que de la péninsule
du Sinaï et des hauteurs du Golan.
L’ensemble du monde arabe a été humilié
et affaibli, et il a réagi par des phrases
vides et belliqueuses (les fameux « Non »
de Khartoum). Le peuple palestinien était en
état de choc. C’était un des rares moments
historiques où tout un peuple peut changer
ses conceptions fondamentales.
A ce moment capital, nous
aurions pu faire la paix avec le peuple
palestinien et lui proposer de vivre dans un
Etat libre qui lui soit propre, à l’intérieur
des frontières d’avant la guerre, en paix
avec Israël. Alors que la guerre n’était
pas encore finie, j’ai personnellement
proposé cette approche au Premier ministre
Levy Eshkol. Il a d’emblée repoussé l’idée.
La tentation d’acquérir de nouveaux
territoires et de s’y installer était
simplement trop forte.
(Je dois expliquer ici
pourquoi je parle de moi dans cet article.
J’ai été le témoin oculaire de nombreux
événements, et pour nombre d’entre eux, je
suis désormais le seul témoin restant.)
J’ai soulevé l’idée
maintes et maintes fois à la Knesset dont
j’étais membre à l’époque. Pour
renforcer mes arguments, j’ai eu une série
de conversations avec les dirigeants locaux de
la communauté palestinienne et j’ai pu vérifier
qu’ils étaient prêts à établir un Etat
palestinien plutôt que de revenir sous
administration jordanienne. J’ai en ma
possession un document signé par le
conseiller du Premier ministre pour les
territoires occupés, Moshe Sassoon (fils du
Sassoon de l’affaire de Lausanne) dans
lequel il confirme mes conclusions.
Nous avons manqué
l’occasion de faire la paix avec la
direction conservatrice, modérée de la
communauté palestinienne - et, à la place,
nous avons eu l’OLP.
EN OCTOBRE
1973, la guerre du Kippour (ou du Ramadan)
a éclaté. La responsabilité principale de
cette guerre incombe au Premier ministre Golda
Meir qui a rejeté avec arrogance et brutalité
toutes les propositions de paix du Président
égyptien Anouar el Sadate
Malgré les revers initiaux
israéliens, la guerre s’est terminée par
une victoire militaire israélienne. Yasser
Arafat, déjà chef incontesté du peuple
palestinien, en a tiré la conclusion qu’il
était impossible de vaincre Israël
militairement. Arafat, dirigeant sage et
pragmatique, a décidé que pour atteindre les
objectifs nationaux palestiniens, il fallait
parvenir à un accord avec Israël.
Il a donné des instructions
à ses proches pour qu’ils établissent des
contacts secrets avec des Israéliens ayant
des liens au cœur de l’establishment israélien.
J’ai moi-même transmis des messages de lui
au nouveau Premier ministre Yitzhak Rabin.
Comme Eshkol avant lui, Rabin était prêt à
écouter patiemment. Mais il rejetait les
appels du pied palestiniens. « Je ne
ferai pas le premier pas vers une solution
palestinienne », m’a-t-il dit en 1976,
« parce que le premier pas conduira inévitablement
à un Etat palestinien, ce que je ne veux pas. »
(Intermezzo : Rabin,
comme toute la direction israélienne de l’époque,
défendait l’« option jordanienne »,
à savoir la restitution au roi Hussein
d’une partie des territoires occupés et
l’annexion du reste à Israël. Un jour, le
ministre des Affaires étrangères, Yigal
Allon, a informé Rabin que Henry Kissinger
proposait de rendre immédiatement Jéricho à
Hussein afin qu’il ait un pied en
Cisjordanie et peut-être qu’il puisse empêcher
l’OLP de devenir le facteur dominant. Se
souvenant que Golda Meir avait promis
d’organiser des élections avant de rendre
quelque territoire que ce soit, Rabin a répondu
à Allon : « Je ne suis pas prêt
à aller aux élections à cause de Jéricho ».)
Dès 1974, Arafat a persuadé
le Conseil national palestinien (le parlement
palestinien en exil) de prendre une résolution
qui ouvrirait la voie à la solution de deux
Etats. Il lui a fallu 14 années de plus pour
obtenir du Conseil qu’il adopte une résolution
proclamant officiellement l’Etat de
Palestine sur une partie du pays -
reconnaissant par là la souveraineté d’Israël
sur 78% de la Palestine historique. C’était
une décision révolutionnaire aux conséquences
à long terme. Israël n’a pas entendu et
n’a pas vu. Il a tout simplement ignoré cet
événement.
EN NOVEMBRE
1977, Anouar al Sadate a fait une chose
sans précédent dans l’Histoire : en dépit
de l’état de guerre existant entre Israël
et l’Egypte, il est venu à Jérusalem, le
centre du camp ennemi. Il a offert la paix :
pas seulement la paix entre deux Etats, mais
entre Israël et tout le monde arabe, avec la
Palestine en premier lieu.
Au début des négociations à
Mina House au Caire, au pied des Pyramides,
les Egyptiens ont hissé le drapeau
palestinien parmi les drapeaux des autres pays
arabes invités. La délégation d’Israël
en a fait tout un drame, et les Egyptiens ont
été contraints de descendre les drapeaux.
A la Conférence de Camp David
de 1978 où l’accord de paix israélo-égyptien
a été discuté, Sadate s’est battu
vaillamment pour un règlement du problème
palestinien. Les fondations pour une paix israélo-palestinienne
auraient pu être posées là. Mais Menahem
Begin a refusé catégoriquement. A la fin, un
document insignifiant a été adopté. Begin y
reconnaissait « les justes exigences du
peuple palestinien » mais il a immédiatement
ajouté une lettre affirmant qu’il entendait
par là « les Arabes de la Terre d’Israël ».
Arafat était présent à la
session du parlement égyptien où Sadate a
annoncé sa visite programmée à Jérusalem.
Il a applaudi. Il a aussi proposé l’envoi
d’une délégation palestinienne à Mina
House. Cela a provoqué une révolte parmi ses
collègues. C’est la seule fois au cours de
sa longue carrière que la position d’Arafat
s’est trouvée sérieusement menacée. Mais
la situation aurait probablement été différente
si Sadate avait obtenu l’accord de Begin
pour l’établissement d’un Etat
palestinien dans les territoires occupés
comme il l’avait demandé. Il est possible
que c’est cet échec qui a coûté la vie à
Sadate.
EN SEPTEMBRE
1993, un an après le retour de Rabin au
pouvoir, une percée historique a été réalisée.
L’Etat d’Israël et l’OLP en tant que
représentant du peuple palestinien, se sont
enfin mutuellement reconnus et ont signé la déclaration
de principes d’Oslo. Celle-ci prévoyait
d’arriver à un Statut final dans les cinq
ans.
Au dernier moment, les émissaires
de Rabin, surtout des militaires, ont apporté
beaucoup de changements dans le texte qui
avait fait l’objet d’un accord. Les
obligations israéliennes sont devenues
beaucoup plus vagues. Arafat n’a pas fait
attention. Il a cru en Rabin et était
convaincu que l’accord conduirait nécessairement
à l’établissement de l’Etat palestinien.
Mais depuis presque le tout début,
Israël a commencé à violer l’accord. Des
dates précises d’application avaient été
fixées, mais Rabin a déchiré le calendrier
convenu en déclarant qu’« il n’y a
pas de dates sacrées ». Le passage
entre la Cisjordanie et la bande de Gaza, un
point essentiel de l’accord, n’a pas été
ouvert (jusqu’à aujourd’hui même). Le
troisième et plus important « redéploiement »
(retrait) de l’armée israélienne n’a pas
du tout été effectué. Les négociations
pour le statut final, qui étaient supposées
être conclues en 1999, n’ont même pas
commencé pour de bon.
En 2000, le Premier ministre
Ehoud Barak a obligé Arafat à se rendre à
une conférence à Camp David, sans aucune préparation
ni discussions préalables. C’était la
dernière occasion de parvenir à un accord
avec Arafat, alors au faîte de son autorité.
Au contraire, Barak a traité
Arafat avec un mépris affiché et lui a
soumis ce qui équivalait à un ultimatum -
une liste de dispositions qui pouvaient
sembler « généreuses » du point
de vue israélien mais qui étaient loin du
minimum nécessaire pour Arafat. De retour en
Israël, Barak a déclaré qu’Arafat voulait
« nous jeter à la mer ». C’est
ainsi que Barak a ouvert la voie à
l’ascension d’Ariel Sharon et au siège
d’Arafat qui s’est terminé par son
assassinat.
Arafat était un rude leader
nationaliste qui ne refusait aucun moyen pour
obtenir la liberté pour son peuple -
diplomatie, violence, même double langage.
Mais il avait une énorme autorité
personnelle, et il était capable non
seulement de signer un accord de paix mais
aussi de convaincre son peuple de
l’accepter.
Ceux qui n’ont pas voulu du
fort et charismatique Arafat ont eu Mahmoud
Abbas à qui il semble beaucoup plus difficile
d’affirmer son autorité.
EN NOVEMBRE
2004, Arafat est mort. Dans des élections
libres, une large majorité a choisi Mahmoud
Abbas comme son successeur. « Abou Mazen »,
comme on le nomme généralement, a été
longtemps identifié à l’idée de paix avec
Israël, plus qu’aucun autre dirigeant
palestinien important.
Le gouvernement israélien,
qui avait diabolisé Arafat pendant de
nombreuses années, aurait pu embrasser son
successeur. C’était une autre occasion de
parvenir à un compromis raisonnable. Il est
vrai qu’Abbas n’a pas l’autorité d’Arafat,
mais s’il était parvenu à obtenir des résultats
politiques significatifs, sa position aurait
été beaucoup renforcée. Mais le Premier
ministre Ariel Sharon l’a boycotté, l’a
ridiculisé en public en le traitant de
« dégonflé », et a même refusé
de le rencontrer.
Ceux qui ne voulaient pas
Abbas ont eu Hamas.
EN JANVIER
2006, les Palestiniens ont élu le Hamas
dans des élections qui ont été un modèle
de démocratie.
Il y a eu plusieurs raisons à
ce choix. Une partie de la direction
palestinienne était devenue corrompue. Plus
important : depuis les accords d’Oslo,
les conditions de vie des Palestiniens sous
occupation avaient considérablement empiré.
Et, encore plus important : depuis les
accords d’Oslo, les Palestiniens n’avaient
pas accompli un seul pas vers l’établissement
de l’Etat de Palestine, alors que les
colonies s’étendaient et que l’occupation
s’aggravait sans cesse. La « séparation »
de Gaza, qui s’est faite sans aucun dialogue
avec les Palestiniens, a servi de prétexte à
Israël pour imposer un blocus sur la bande de
Gaza et y rendre la vie insupportable.
Avec l’arrivée du Hamas au
pouvoir, le gouvernement israélien a ressorti
du grenier tous les vieux slogans qui avaient
servi en leur temps contre l’OLP : que
c’était une organisation terroriste,
qu’elle ne reconnaissait pas à Israël le
droit d’exister, que sa Charte appelait à
la destruction d’Israël. Mais le Hamas
s’est scrupuleusement abstenu d’attaques
violentes pendant plus d’un an. Arrivant au
pouvoir, il ne pouvait pas renier son idéologie
du jour au lendemain, mais plus d’une fois
il a trouvé le moyen de faire allusion au
fait qu’il accepterait de négocier avec
Israël et qu’il le reconnaîtrait à
l’intérieur des frontières de la Ligne
Verte.
Un gouvernement qui veut la
paix aurait saisi l’occasion et mis le Hamas
à l’épreuve des négociations. Au lieu de
cela, le Premier ministre Ehoud Olmert a décidé
de rompre tout contact avec lui et exigé des
Etats-Unis et de l’Europe qu’ils affament
littéralement les Palestiniens jusqu’à
leur soumission.
La même règle va
probablement s’appliquer de nouveau :
ceux qui ne veulent pas du Hamas auront le
Djihad islamique.
DANS TOUTE
la région, les éléments islamistes extrémistes
se renforcent. Une des raisons en est la
blessure ouverte du problème palestinien au cœur
du monde arabe.
Pendant 58 ans, nos
gouvernements ont manqué chaque occasion de
panser cette blessure. Nous aurions pu
parvenir à la paix entre Israël et des
leaders nationalistes palestiniens laïques.
Si le conflit, Dieu nous en garde, se
transforme en un affrontement entre religions,
il n’y aura plus d’occasions de manquer
des occasions - il n’y aura tout simplement
plus d’occasions du tout.
Le nombre d’occasions rejetées
et la façon dont elles ont été foulées au
pied par tous les gouvernements israéliens
peuvent conduire à la conclusion qu’ils ne
veulent pas du tout la paix. Il y a toujours
une tendance en Israël qui préfére
l’expansion et la colonisation au compromis
et à la paix. Selon cette conception, il
n’y a toujours « personne à qui
parler », il n’y a « pas de
solution », nous allons « toujours
vivre par l’épée ». Les mesures
« unilatérales » dont le but réel
est d’annexer le plus de territoires
possible répondent à cette tendance.
Si cette tendance triomphe
finalement en Israël, ce sera un désastre
pour l’Etat qui vient tout juste d’avoir
58 ans.
Mais il faut se souvenir
qu’il y a également des tendances en Israël
qui vont dans une autre direction. Lentement
mais régulièrement, l’illusion qu’il y
a, ou qu’il peut y avoir, une solution
militaire au conflit s’évapore. En même
temps, le soutien à un Grand Israël et aux
colonies diminue. L’implosion du Likoud et
le soutien grandissant à la « Convergence »
sont des étapes sur le chemin d’une
approche réaliste.
Si ce processus se poursuit,
il deviendra clair qu’il y a des occasions.
Tout ce que nous avons à faire, c’est de
les saisir des deux mains.