Dans « The Second Coming »,
le poète irlandais W.B. Yeats a ainsi décrit le chaos : « Tournant
et tournant en larges cercles,/ Le faucon ne peut entendre le
fauconnier ;/ Tout s’écroule ; le centre ne peut
tenir ;/ L’anarchie se répand sur le monde,/ La marée
descendante du sang est là et partout./ La cérémonie de
l’innocence est submergée ;/ Le mieux manque de force,
alors que le pire/ Est plein d’une intensité passionnée. »
La phrase déterminante, à mon sens, est : « Le
centre ne peut tenir ». C’est une métaphore militaire :
sur un champ de bataille classique, la force principale se
trouvait au centre alors que les flancs étaient protégés par
des forces plus légères. Le but de l’ennemi était de briser
le centre, souvent en contournant les flancs. Même si les flancs
lâchaient, tant que le centre tenait, la bataille n’était pas
perdue.
Cela vaut également en politique. Tout repose sur
les gens du centre. Si on veut faire une révolution, il faut
saper la stabilité du centre.
C’était le but des colons quand ils ont commencé
leur campagne à l’échelle nationale contre le retrait de Gaza.
Cela s’est terminé par un échec total. Une défaite
d’importance historique. Malgré le spectacle dramatisé du déracinement
des colonies, où tout était planifié jusqu’au moindre détail
par les rabbins et l’armée, il n’y a pas eu de véritable
crise populaire, aucun traumatisme national. Pour employer le
langage de Yeats : « Le centre a tenu. »
Pour comprendre Israël, il faut saisir la nature
de ce centre. Qu’est-ce qui lui a permis de garder sa cohésion ?
Un consensus national n’est pas immuable. Il
change tout le temps, mais très, très lentement, dans un
processus invisible, non perceptible. Ce n’est que rarement, en
cas de situation dramatique, qu’il change rapidement. Cela
s’est produit, par exemple, lors de la guerre de 1967. La veille
du déclenchement de la guerre, nous étions très peu à oser rêver
que le monde arabe reconnaîtrait l’Etat d’Israël dans ses
frontières d’alors. Le lendemain de la guerre, le rêve s’est
transformé pour nous en cauchemar ; quiconque parlait des
« frontières de 1967 » était considéré comme un
traître. Mais c’était un événement exceptionnel.
Ordinairement le consensus évolue aussi silencieusement qu’un
glacier polaire.
Le consensus de la majorité israélienne juive à
l’automne 2005 repose sur trois piliers :
Premièrement : Un Etat juif.
C’est le dénominateur commun de presque tous les Juifs en Israël.
Si l’on ne comprend pas la centralité de cette conviction, on
ne comprend rien à Israël.
« Un Etat juif » est un Etat habité
par des Juifs. Certes, il est inévitable que certains citoyens ne
seront pas juifs mais leur nombre doit être maintenu au minimum
absolu afin qu’il ne puissent pas avoir d’influence sur le
caractère et sur la politique de l’Etat. Ce but est inhérent
à la substance même du mouvement sioniste, qui est né avec un
livre intitulé « L’Etat des Juifs ». Il tire sa
force des centaines d’années de persécutions, alors que les
Juifs, sans aide et sans défense, étaient à la merci de tous.
Les Juifs veulent vivre dans un Etat qui leur
appartienne, à eux seuls, où ils seront maîtres de leur destin.
Ce désir est si profondément ancré dans le cœur de la plupart
d’entre eux qu’il n’y a aucune chance de leur faire admettre
un autre projet, que ce soit « le Grand Israël » ou
un « Etat binational ». Par conséquent, il n’y a
aucune chance pour que la majorité soit d’accord pour un retour
massif des réfugiés arabes sur le territoire d’Israël.
Deuxièmement : Agrandir l’Etat.
Le mouvement sioniste voulait s’emparer du pays appelé alors
Palestine, dans sa totalité ou dans sa plus grande partie, et
s’y installer.
Cela également est un désir profond, ancré dans
le caractère même du mouvement, une partie de ses « gènes ».
Mais ce second désir est subordonné au premier. S’il était
possible de conquérir tout le pays et de « se débarrasser »
de toute la population palestinienne, comme veut le faire l’extrême
droite, cela en séduirait beaucoup. Mais la majorité sait
maintenant que ce n’est pas matériellement possible. La
conclusion est que les parties du pays densément peuplées de
Palestiniens doivent être « abandonnées ».
Troisièmement :
Reconnaissance du peuple palestinien. C’est un grand
changement. Il contredit la position classique du mouvement
sioniste adopté par tous les gouvernements israéliens jusqu’à
l’accord d’Oslo, exprimé par la célèbre phrase de Golda
Meir : Il n’y a pas de peuple palestinien.
Quand, dans les années 50, nous demandions la reconnaissance du
peuple palestinien, nous étions considérés comme des traîtres
ou des imbéciles, ou les deux. Mais deux intifadas,
la situation internationale, et nos campagnes d’opinion cohérentes
ont fait leur œuvre.
La combinaison de ces trois principes donne
l’image du consensus actuel. Israël doit annexer certaines
zones de la Cisjordanie et renoncer au reste.
Ce consensus englobe la majeure partie du paysage
politique israélien, d’Ariel Sharon, Benjamin Netanyahou et Uzi
Landau à Shimon Peres et Yossi Belin. Les désaccords ne portent
que sur l’étendue de l’annexion. Cela rappelle - mutadis
mutandis - une des histoires attribuées à Bernard Shaw qui
offrait de payer à une duchesse un million de livres pour
qu’elle couche avec lui. Quand elle y a consenti, il a réduit
son offre à 100 livres, lui déclarant : « Maintenant
que nous sommes d’accord sur le principe, il reste à fixer le
prix. »
Dans le passé, Sharon a parlé d’annexer 58% de
la Cisjordanie, comprenant les blocs de colonies, le Grand Jérusalem
(avec le territoire allant jusqu’à Maale Adumim), la vallée du
Jourdain et les zones qui les relient. Il était prêt à laisser
aux Palestiniens leurs villes et leurs zones rurales densément
peuplées. Récemment, il a laissé entendre qu’il pourrait
abandonner la vallée du Jourdain. Il affirme que le Président
Bush a été d’accord avec son plan, mais, alors que Sharon
parle de « blocs de colonies », Bush a parlé de
« centres de population ». Il y a une grande différence
entre les deux expressions : un « bloc de colonies »
comprend non seulement la grande colonie elle-même, mais également
les petites colonies autour d’elle et les zones entre elles
toutes. Un « centre de population » signifie seulement
la grande colonie, ce qui réduit beaucoup la zone à annexer.
A Camp David, Ehoud Barak a proposé l’annexion
de 21% de la Cisjordanie, d’une manière qui aurait coupé le
territoire palestinien en morceaux. Il voulait également « louer »
13% supplémentaires de la vallée du Jourdain. Plus tard, à la
conférence de Taba, l’annexion envisagée a été réduite à
8% mais l’accord a été refusé par le gouvernement israélien.
Yossi Beilin était le père du concept de
« blocs de colonies » quand, il y a longtemps, il était
parvenu à un accord non officiel avec Abou Mazen (Mahmoud Abbas).
L’initiative de Genève, plus récemment, proposée par Yossi
Beilin et Yasser Abed-Rabbo, ne parle d’annexer que 2,3% de la
Cisjordanie dans le cadre d’un échange de territoires 1/1.
La clôture de séparation, en cours de
construction par le gouvernement Sharon, est destinée à
favoriser l’extension actuelle des colonies. Elle annexe 8% de
la Cisjordanie le long de sa frontière occidentale avec Israël.
L’annexion de la vallée du Jourdain à l’est reste pour
l’instant ouverte.
Tels sont les contours du consensus actuel. Le débat
en Israël, dans un avenir proche, se concentrera sur l’étendue
et les moyens de l’annexion.
Selon une version, il ne doit pas y avoir de négociations
avec les Palestiniens, puisqu’ils ne seront pas d’accord pour
des annexions importantes. Donc, Israël devrait continuer à
prendre des « mesures unilatérales » comme il l’a
fait pour le retrait de Gaza - et annexer des territoires sans
chercher un accord. Slogan : « Israël fixera lui-même
ses frontières ». La version contraire est qu’on peut
obtenir un accord pour des annexions limitées dans le cadre
d’un échange de territoires.
L’extrême droite rejette le consensus. Elle ne
veut aucun compromis. Elle brandit le titre de propriété divin,
signé personnellement par le Tout-Puissant, et veut annexer la
totalité de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Sans que ce
soit dit explicitement, cette conception implique l’expulsion
totale des Palestiniens de la Palestine.
Le mouvement de la paix radical s’oppose au
consensus dans le sens inverse. Il croit que l’avenir d’Israël
ne sera assuré que dans une paix durable, fondée sur un accord
entre égaux et sur la réconciliation des deux peuples. Ce camp
croit que l’accord doit être basé sur la frontière de la
Ligne Verte d’avant 1967, et que ce n’est que par des négociations
que l’on parviendra à un accord sur un échange de territoires
équitable.
Quoi qu’il en soit, l’essentiel est que le
consensus évolue. Le Grand Israël est mort. La partition du pays
est désormais acceptée par l’écrasante majorité. Ce qui
signifie que l’on peut influencer l’opinion publique.
L’affaire du « désengagement » a montré que les
colonies peuvent être déplacées. L’opinion a accepté ce précédent
sans broncher. Maintenant, la tâche est de convaincre les gens
que de véritables négociations doivent être engagées.
Il y a quelqu’un à qui parler, et il y a
quelque chose à discuter.
Article publié le 25 septembre 2005, en hébreu et en anglais,
sur le site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « A
New Consensus » : RM/SW