Cette semaine, le pays a été bouleversé par un
terrible accident ferroviaire. Un gros camion a traversé les
voies alors qu’un train arrivait à grande vitesse. Le
conducteur de la locomotive a vu le camion mais n’a pas pu
s’arrêter à temps. Le chauffeur du camion a vu le train mais
n’a pas eu le temps de traverser les rails. Résultat : de
nombreux morts, de nombreux blessés, une scène de destruction.
Quelque chose qui ressemble à cet accident se
profile aujourd’hui alors que le retrait de Gush Katif se
rapproche de plus en plus. Le train des colons s’approche
rapidement du contact fatidique. Seul un miracle peut permettre
aux colons de freiner à temps. Seul un miracle évitera le choc
fatal.
Telles que les choses se présentent maintenant,
il semble probable que le choc apportera le plus grand changement
dans l’histoire d’Israël depuis la guerre de 1967.
Les colons ne peuvent pas et ne veulent pas
s’arrêter. Ils veulent la bagarre. Ils sont sûrs de leur
puissance. De nombreuses années de coopération secrète les ont
convaincus que le groupe dirigeant de l’Etat, les officiers de
l’armée et les fonctionnaires sont avec eux. Ils traitent le
camp adverse avec mépris. Ils méprisent la majorité démocratique
comme les dictatures fascistes des années 30 méprisaient les démocraties
« dégénérées et pourries ».
Même si les colons voulaient arrêter leur train
comme cet infortuné conducteur de locomotive, ils n’y
arriveraient pas. Il est dans la nature des mouvements fanatiques
d’engendrer des groupes encore plus fanatiques qui, à leur
tour, donnent naissance à des groupes encore plus extrémistes.
Ils ne peuvent maîtriser leur élan et les éléments à la marge
imposent le rythme. Quelqu’un commencera la violence,
quelqu’un ouvrira le feu. Les milliers d’admirateurs de Yigal
Amir, l’assassin de Rabin, ont soif de partager sa gloire.
La majorité démocratique est en fait faible et
pitoyable. Elle regarde les événements comme un match de
football. La lutte pour l’avenir de l’Etat et pour ses
habitants est devenue un spectacle sportif. Mais cela aussi peut
changer très rapidement, s’il se passe des choses qui
bouleversent l’Israélien moyen et le font sortir de sa torpeur.
Quand le premier soldat sera tué par un colon par exemple.
Alors quoi ? Soudain l’Israélien, assoupi
devant sa télévision, un verre de bière dans une main et un sac
de fruits secs dans l’autre, se réveillera tout à fait. Il se
rendra compte que ce n’est pas un match de football, que ce qui
se passe le concerne, lui et sa famille. Qu’une bande de rabbins
messianiques et de brutes nationalistes sont en train de prendre
le contrôle de sa vie et de transformer son pays en un Etat juif
taliban.
Certes cela peut ne pas se passer. Après
l’assassinat de Rabin par un élément de la droite messianique,
disciple des colons et étudiant à l’université religieuse
Bar-Ilan, c’était l’occasion de briser la mainmise de
l’extrême droite sur l’Etat. On ne l’a pas fait. Shimon Pérès,
dans sa sottise, a évité une épreuve de force immédiate dans
les urnes. La majorité s’est laissée séduire par l’appel
des sirènes pour la « conciliation », un piège tendu
par la droite afin d’échapper à sa propre destruction.
Mais, de la façon où vont les choses, il est
fortement probable que le clash aura lieu. Qui gagnera ?
Les forces ne sont pas égales.
D’un côté, il y a une minorité délirante, en
transes, inspirée par une idéologie nationaliste messianique et
conduite par une direction forte et unie.
Ce camp dispose d’une armée toute prête et
d’importantes forces de réserve qui peuvent être mobilisées
sur l’heure. Dans les colonies, il y a quelques 200.000 hommes
et femmes, vieillards et enfants, dont un grand nombre (y compris
les enfants et même les bébés) sont disponibles pour l’action
à tout moment. Nombre d’entre eux sont d’anciens soldats et
la plupart sont armés jusqu’aux dents. Dans l’« arrangement
yeshivot », les institutions Habad
et autres séminaires religieux, il y a des effectifs supplémentaires
prêts à être mobilisés. Un nombre significatif d’individus
sont prêts à se précipiter à leur secours.
De l’autre côté, aucune organisation et aucune
direction. Les gens se réunissent et se lamentent dans leurs
salons le vendredi soir, ils se vautrent dans un chaud et
confortable jacuzzi de désespoir. Les gens comme moi, qui ont
passé des années à s’efforcer vainement de les faire sortir
dans la rue, d’organiser des manifestations, de redresser leur tête
et réveiller leur esprit, ne nourrissent certainement pas un
espoir exagéré.
Mais une opinion publique démocratique peut
surprendre, comme l’ont découvert les dictateurs de droite dans
la seconde guerre mondiale. Ariel Sharon l’a vu après les
massacres de Sabra et Chatila, quand des centaines de milliers de
gens « apathiques », dans un torrent émotionnel, se
sont déversés sur la place publique.
Si cela recommence, la majorité » démocratique
gagnera. Le cauchemar le plus sombre des colons deviendra réalité :
l’appel pour le déplacement des colonies de Gush Katif se
prolongera en une campagne pour l’évacuation des colonies de
Cisjordanie. Une pression américaine effective pourraient soudain
se matérialiser. Dans une telle tornade, les intentions, les
plans et les manœuvres de Sharon - et peut-être l’homme lui-même
- deviendront inopérants. La dynamique du processus le balayera
comme un morceau de bois devant le tsunami.
Cela peut arriver. Mais c’est loin d’être sûr.
Le chauffeur de la locomotive peut encore s’arrêter au dernier
moment. La démocratie peut encore réussir à se sortir des
rails. Elle peut se terminer comme la République de Weimar. Le
« désengagement » peut encore être reporté. Peut-être.
Une seule chose est certaine : c’est que
rien n’est certain. Personne ne peut prévoir quelle sera la
situation le lendemain.
Mais nous ne sommes pas assis dans un théâtre,
en attendant le cinquième acte pour savoir comment la pièce se
terminera. Toute personne en Israël est un acteur de la pièce,
qu’il le veuille ou non, tant par ses actions que par son
inaction.
Les gens ayant une conscience démocratique développée
- militants de la paix, militants des droits de l’homme,
militants sociaux, militants des associations démocratiques - ont
un rôle important dans ce drame. Leur tâche est de tirer la
majorité de son sommeil, de la faire descendre dans la rue, de
renforcer sa détermination à défendre la démocratie et à se
dresser contre l’attaque de la droite nationaliste messianique.
Ces militants doivent porter haut et de façon rayonnante
l’alternative, l’autre option, afin qu’elle soit à tout
moment devant les yeux de la majorité.
Par exemple, dans les rues, une guerre des
couleurs est maintenant engagée. Les colons, qui ont adopté la
couleur orange, n’ont pas réussi à « peindre le pays en
orange » comme ils l’ont prétendu mais des rubans orange
sont accrochés à de nombreuses antennes de voitures. De
l’autre côté, il y a plusieurs initiatives pour faire flotter
un autre ruban mais, comme il arrive souvent avec les démocrates,
tout a été fait sans organisation et sans un minimum de coopération,
ici des rubans bleus, là des rubans blancs et bleus et là des
rubans gris. C’est la pagaille.
Mais c’est, peut-être, le premier signe.
L’opinion publique démocratique se bouge difficilement. C’est
toujours comme cela. On doit la pousser.
Mon nez détecte un changement. C’est une odeur
enivrante, comme le parfum du laurier rose qui inonde nos rues en
ce moment.
J’ai un sens aigu de l’odeur des grands
changements. A dix ans, j’ai fait l’expérience d’un
changement total dans ma vie : pays, climat, langue, culture,
nom et personnalité - tout a changé. Depuis lors, j’ai été
ouvert aux changements drastiques et j’y suis prêt à tout
moment. J’en ai fait l’expérience au moins deux autres fois :
la guerre de 1948 avec la fondation d’Israël et la guerre de
1967 avec la création de l’empire israélien. Il se pourrait
bien que mon nez détecte plus tôt que beaucoup d’autres un
changement qui se prépare, juste comme certains animaux sentent
avant les êtres humains le tsunami qui se rapproche.
Une chance existe d’un nouveau départ en Israël,
bien au-delà du coup du « désengagement » et des manœuvres
de Sharon. Il y a une possibilité que le lendemain ouvre de
nouvelles perspectives, perspectives desquelles beaucoup avaient déjà
désespéré : la volonté de mettre fin à l’occupation,
de parvenir à la paix avec une bonne dose de réconciliation et
de respect mutuel et, plus important que tout, de renouveler le
visage d’Israël lui-même en un Etat démocratique, libéral,
laïque et égalitaire.
Bien sûr cela ne tombera pas du ciel mais dépend,
plus que de tout autre chose, de notre conviction que ce jour peut
réellement arriver.
Comme nous avons l’habitude de le chanter :
« Ne dis pas le jour viendra / Apporte le jour ! »
Article publié en hébreu et en anglais sur le site de Gush
Shalom le 25 juin 2005 - Traduit de l’anglais « The
Day After » : RM/SW