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Les pierres pleurent (une leçon de nettoyage ethnique)
Uri Avnery 

 

J’ai suivi la guerre de Bosnie avec le sentiment qu’elle ressemblait beaucoup à notre propre guerre. C’était une guerre ethnique, une guerre marquée par ce que l’on appelle, depuis lors, le « nettoyage ethnique ».

« J’AI RAMASSÉ à mains nues des morceaux des corps de mes deux petits garçons. Comment une mère peut-elle faire cela ? Un obus des agresseurs les a déchiquetés. En une seconde, ma vie a été détruite pour toujours. » La femme parlait calmement. Son troisième fils, un garçon d’environ huit ans, était debout près d’elle et, de temps en temps, il essuyait des larmes qui coulaient sur les joues de sa mère. La femme, jolie, les cheveux tenus dans un foulard rose, bien vêtue, se contrôlait mais elle était pleine d’une haine contenue pour les « agresseurs » - les Serbes - causes de son malheur. Une grande couronne et les photos des garçons à l’entrée de la maison commémoraient silencieusement le quinzième anniversaire du désastre, le premier jour du siège de Sarajevo.

Dès que nous - Rachel et moi - sommes arrivés à l’aéroport, Sarajevo nous a plongés dans un bain d’émotions dont nous n’avons pu nous échapper pendant un certain temps. A Sarajevo, on ne peut tout simplement pas être indifférent. « Car une pierre criera du mur », comme l’a dit le prophète Habacuc (2,11). Murs criblés de balles, ruines qui un jour avaient été des maisons, des gens portant en eux des histoires sanglantes comme si elles étaient arrivées hier. Une ville qui réchauffe votre cœur et qui brise votre cœur.

Pendant quatre ans au total, Sarajevo a été assiégée. On a du mal à le croire - et cela s’est passé il y a dix ans seulement. La capitale d’un Etat européen, encerclée de tous côtés, frappée, affamée, bombardée, torturée - sous les yeux de l’Europe.

La capitale de la Bosnie-Herzégovine est une belle ville - et sa beauté même a fait son malheur. La description de Jérusalem dans le Psaume 125 : « Les montagnes entourent Jérusalem » pourrait s’appliquer à Sarajevo. Celle-ci est située dans une vallée, entourée de tous côtés de hautes collines. De la verdure, des hauteurs boisées, parsemées dans de nombreux endroits de toits rouges. Il n’y a presque aucun lieu dans la ville d’où l’on ne voie pas les belles collines. Mais comme leurs sommets étaient occupés par l’armée serbe qui assiégeait la ville, celle-ci ne comptait pratiquement aucun coin à l’abri des snipers. Et cela pas pendant un jour, une semaine, un mois. Mais pendant quatre longues années.

Sarajevo est une ville de tombes. Elle abrite des dizaines de cimetières, petits, grands et très grands. On est aveuglé par des milliers de tombes blanches, la plupart de même taille et portant des inscriptions simples, avec des couronnes fraîches à leurs pieds. Douze mille habitants de la ville ont été tués pendant le siège, dont 1.500 étaient des enfants de moins de quatorze ans. Toute la ville souffre encore de ce traumatisme.

Et malgré cela, c’est une cité vibrante. Embouteillages, vieilles automobiles bruyantes, rues et trottoirs défoncés. La ville essaie de se remettre : beaucoup de maisons carrées, qui ont l’air d’avoir été peintes par des enfants, ont été redécorées en brun, vert et moutarde, et elles sont séparées par des arbres fruitiers et des petits jardins avec d’énormes rosiers.

Au centre de la ville - un palais turc, construit par les Autrichiens quand ils administraient la Bosnie. Il abrite la bibliothèque nationale, l’une des plus importantes du monde. Il a été complètement détruit par le feu pendant le siège. Derrière l’imposante façade, tout a brûlé.

UN ANCIEN commandant, cheveux gris, visage buriné, nous a montré les sites des combats et nous a raconté l’histoire du siège. J’ai senti les choses comme si j’avais moi-même été là. Chaque parole me rappelait mes propres expériences dans la guerre de 1948. L’armée improvisée, le sentiment qu’« il n’y a pas d’alternative », la peur que si nous perdons la bataille, nous et notre famille serions massacrés ; la pénurie d’armes ; l’impression d’être « peu contre beaucoup », la découverte d’une ville assiégée (Jérusalem juive) ; l’absence de séparation claire entre soldats et civils.

J’ai suivi la guerre de Bosnie avec le sentiment qu’elle ressemblait beaucoup à notre propre guerre. C’était une guerre ethnique, une guerre marquée par ce que l’on appelle, depuis lors, le « nettoyage ethnique ».

J’ai été invité à Sarajevo pour parler précisément de ce sujet, dans une conférence internationale de la « Nouvelle Agora », qui est basée en Pologne et dont le but est de rassembler des intellectuels de différents pays pour discuter de l’avenir du monde. (Dans la Grèce antique, l’Agora était la place du marché où la population pouvait se rassembler pour discuter des questions publiques. )

Une « guerre ethnique », à mon sens, est différente de toute autre guerre. Une guerre « normale » a lieu entre Etats, la plupart du temps pour un morceau de territoire sur leur frontière commune. Ainsi, l’Allemagne et la France se sont battues pendant des siècles pour l’Alsace. Mais une guerre ethnique est menée par deux peuples pour un pays que chacun des deux considère comme sa patrie. Dans une telle guerre, chaque partie cherche non seulement à conquérir autant de territoire que possible, mais aussi - et surtout - à chasser l’autre peuple. C’est pourquoi elle est toujours particulièrement cruelle.

La guerre de Palestine de 1948 était une guerre ethnique entre Arabes et Juifs. Chaque côté était convaincu que le pays lui appartenait. La moitié des Palestiniens ont été chassés de leurs maisons et de leurs terres, certains par la guerre elle-même, certains par une politique israélienne délibérée. Au nom de la justice historique, il faut mentionner que, dans les zones conquises par la partie arabe (très petites zones il est vrai), aucun Juif n’est resté. Mais nous avons conquis 78% du pays, et de ces zones conquises 750.000 Arabes ont été déplacés, alors que moins de 100.000 sont restés. Des centaines de villages ont été rasés après la guerre, et sur leur emplacement, de nouveaux villages juifs ont été construits. Des quartiers arabes entiers dans les villes ont été vidés et de nouveaux immigrants juifs ont remplacé les anciens habitants. Conquêtes et expulsions sont allées de pair. En bref : nettoyage ethnique.

La guerre bosniaque était semblable - sauf que, au lieu de deux côtés comme dans notre guerre, il y en avait trois ; les Bosniaques (musulmans), les Serbes (chrétiens orthodoxes) et les Croates (chrétiens catholiques). Chaque partie s’est battue contre les deux autres. Des massacres terribles sont devenus presque routiniers. Comme nous l’a tristement dit un Bosniaque : « chaque jour, un fermier découvre un nouveau charnier en labourant son champ. »

Comme en Palestine avant la guerre de 1948, en Bosnie les différentes populations vivaient mélangées les unes avec les autres. Les villes étaient hétérogènes (comme Jérusalem et Haïfa) ; les villages vivaient les uns à côté des autres - villages avec des minarets, villages avec des clochers d’églises catholiques, villages avec les dômes d’églises orthodoxes.

Aussi, avant, les gens pensaient « cela ne peut pas arriver à Sarajevo ». Les Serbes et les Croates s’étripaient déjà dans les autres Etats de la Yougoslavie en désintégration, mais en Bosnie ? Après tout, dans cet Etat, chacun avait des liens avec les autres. Il est difficile de trouver en Bosnie une personne dont les veines ne contiennent pas les trois sortes de sang à la fois. Dans les villes tout le monde se côtoyait.

A Sarajevo, il y avait - et il y a encore - une grande majorité de Musulmans à côté de minorités de Croates, Serbes et Juifs, dans cet ordre. Le général qui nous a expliqué les batailles, Jovan Divjak, ancien commandant adjoint de l’armée bosniaque, est serbe. Il a quitté l’armée yougoslave (serbe) pour défendre Sarajevo.

Le photographe qui m’a pris en photo pour une revue locale a eu du mal à m’expliquer son arbre généalogique. Un grand père, musulman, s’était marié avec une femme croate. L’autre était quant à lui moitié serbe, moitié monténégrin, alors que son épouse était musulmane. « Nous devons tous vivre ensemble », répétait-il, « car en fait il n’y a pas de vraie différence entre nous ! »

Et d’ailleurs - c’est une grande différence entre notre guerre et la guerre de Bosnie - ici, les trois parties, qui se sont entretuées avec une telle délectation, parlent la même langue. Les trois descendent des mêmes tribus slaves qui ont conquis ce pays au VIIe siècle. Dans la rue, on ne peut pas faire la différence entre un Musulman, un Croate et un Serbe.

Sarajevo était - et reste, malgré tout - un modèle de tolérance. Sur une place au centre de la ville, il y a, l’une à côté de l’autre, une mosquée, une église catholique, une église orthodoxe et une synagogue. On a du mal à croire qu’il y a dix ans, une terrible guerre faisait rage dans ce pays.

« Je ne peux pas dormir la nuit », nous a dit le cuisinier musulman d’un restaurant. « Chaque nuit, les images me reviennent. Je veux oublier et je ne le peux pas. » Quand il a eu 18 ans, jeune, grand et musclé, il a été incorporé dans ce qui était alors l’armée yougoslave, dominée par les Serbes. Quand la guerre entre Serbes et Croates a éclaté, il a été enrôlé dans une unité spéciale et envoyé à Vukovar, où les Serbes ont organisé un terrible massacre de Croates. « Nous les avons exécutés, rangée par rangée, par dizaines, par centaines, hommes, femmes et enfants. Moi aussi. Je n’avais pas le choix. Si vous refusiez, le commandant vous tirait une balle dans la nuque. A la fin, j’ai volé un camion avec des armes et j’ai déserté. J’ai été repris et j’ai passé six mois en prison. C’était dur, très dur. Je me suis échappé et j’ai rejoint les Croates. Ils m’ont mis dans une de leurs unités spéciales, jusqu’à ce que je réussisse à déserter et à rentrer chez moi à Sarajevo. Aujourd’hui je vis avec mon père et ma mère et je veux un jour ouvrir une auberge, fonder une famille, et qu’ils aillent tous au diable. »

Après un moment, il a ajouté : Ce sont les politiques qui sont responsables de tout. Si j’étais Dieu, je les tuerais tous ! »

A L’ENTRÉE d’une boutique dans une rue piétonne de Sarajevo, j’ai vu un tee-shirt portant l’inscription en anglais « Je suis musulman - pas de panique ! »

Pour un Israélien, il est difficile d’admettre que, dans la rue, presque tous les gens sont musulmans. Il ne ressemblent pas aux musulmans que nous avons chez nous. Ils sont blancs, européens. Presque tous les enfants sont blonds. Sur les milliers de tombes, au-dessus du nom du défunt et des dates de naissance et de mort, un mot arabe est inscrit (Fatiha, la prière pour les morts), mais, à part le Grand Mufti, qui était assis près de moi dans un panel de discussion, je n’ai rencontré personne connaissant l’arabe ; je n’ai pas vu non plus quelqu’un fumant le narguilé, même pas près des dizaines de mosquées de la ville.

Le Grand Mufti de Sarajevo avait vaguement entendu parler du Grand Mufti de Jérusalem qui avait visité la ville pendant la seconde Guerre mondiale. « Ah, cet Husseini », a-t-il lancé avec dédain. Mais il se rappelle de Yasser Arafat. Celui-ci avait rencontré le leader adoré des musulmans bosniaques, Aliya Izetbegovich, pendant les négociations de paix et lui avait conseillé : « Prenez ce que vous pouvez obtenir ! »

Quelques femmes couvrent leurs cheveux avec des foulards en soie colorés. Il est plutôt bizarre de voir ces jeunes femmes avec des foulards colorés et d’élégantes jupes balayant le sol assises dans les cafés avec des amies femmes et fumant des cigarettes. Elles se promènent également en groupes mixtes avec des filles qui ne couvrent pas leurs cheveux et qui portent des jeans moulant et des tee-shirts. Cela ne semble poser aucun problème.

De nombreuses boutiques sur le marché vendent de l’art local - des boîtes de cartouches d’artillerie utilisées comme vases ou comme moulins à sel ou à poivre, des boîtes de balles utilisées comme plumiers. Partout des portraits de Tito sont en vente. Beaucoup de gens se souviennent de lui avec nostalgie. Tout au long de sa vie, il a maintenu la paix entre les peuples de Yougoslavie.

Mais l’endroit le plus intéressant de la ville est le tunnel. Il fait comprendre comment la cité a pu tenir pendant les quatre années du terrible siège, sans que les gens meurent de faim ou décèdent par manque de médicaments ou se rendent par manque de munitions. De la même façon que nous avons réussi en 1948 à rompre le siège de la Jérusalem juive en déplaçant les rochers et en créant une première « route Burma », les Bosniaques ont creusé un tunnel sous les positions serbes pour rejoindre la zone libre bosniaque. Pour cinq marks bosniaques (deux euros et demi), on peut y entrer : il a un mètre soixante de hauteur, un mètre de largeur. Au travers de ce passage souterrain, la nourriture, les médicaments et les armes étaient apportés à l’intérieur de la ville, en rampant à moitié, et les blessés étaient évacués.

Maintenant, c’est un musée, l’orgueil de la ville. Un jour peut-être, les tunnels de Raffah dans la bande de Gaza auront la même destination.

LE SYMBOLE national de la Bosnie est le pont de Mostar, à deux heures d’autobus de la capitale. Les Turcs, qui ont régné sur la Bosnie pendant 400 ans et dont on se rappelle avec affection, y ont construit un haut pont en pierre, d’une seule arche au-dessus de la rivière. Il est resté intact au cours de toutes les guerres, jusqu’à la dernière. Quand les Croates ont assiégé Mostar, ils l’ont détruit volontairement avec de l’artillerie.

Après la guerre, le pont a été reconstruit avec de l’argent européen, une réplique exacte de l’ancien. Mais l’acte barbare est toujours dans le cœur de tous les Bosniaques. « N’oubliez pas 1993 ! » dit une inscription sur une plaque de pierre.

Quand nous avons visité l’endroit, au cœur de la vieille ville fascinante, des soldats de la force internationale de paix y déambulaient. J’ai regardé leurs épaulettes, et je n’ai pas pu m’empêcher de rire. C’était des soldats autrichiens.

Le 28 juin 1914, un nationaliste serbe appelé Gavrilo Princip a assassiné l’héritier autrichien du trône dans la rue principale de Sarajevo, pour protester contre l’occupation du pays par l’Autriche. Cela a conduit directement à la Première guerre mondiale.

Aujourd’hui, 92 ans plus tard, les soldats autrichiens sont revenus en Bosnie et les habitants sont contents de les voir. Il est vrai que nombreux sont ceux qui, en Bosnie, croient qu’une autre guerre est impossible. « Cela ne peut pas arriver de nouveau. Nous avons retenu la leçon ! » Mais une jeune femme de 20 ans, qui garde toujours en elle le traumatisme du siège, nous a dit : « N’ayez aucun doute - si les soldats internationaux partent, tout peut recommencer ! »

Il est possible que la guerre ethnique en Bosnie, comme la guerre ethnique dans notre pays, ne soit pas encore terminée.

Article publié en hébreu et en anglais sur le site de Gush Shalom le 17 juin 2006 - Traduit de l’anglais « Crying Stones » (A Lesson in Ethnic Cleansing) : RM/SW

 



Source : AFPS
http://www.france-palestine.org/article4040.html 


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