Il est vrai que les larmes étaient causées par
des gaz. L’émotion était à son comble parce que nous avions
été brutalement attaqués par la police des frontières. Le défilé
avait était organisé pour protester contre la barrière de séparation,
qui coupe presque toutes les terres du village pour agrandir l’énorme
colonie de Modi’in Ilit.
Depuis des mois déjà, des militants pacifistes
israéliens se joignent aux villageois tous les vendredis dans une
marche de protestation vers le site du mur, faisant de Bil’in un
symbole de résistance non violente. Le site a déjà été nivelé
mais le mur lui-même n’a pas encore été construit dans ce
secteur. La manifestation de la semaine dernière ayant été
attaquée par l’armée avec une brutalité particulière, nous
avons donc décidé de revenir en force cette semaine. Nous étions
plus de deux cents à protester, venant de l’ensemble du pays,
appartenant à divers mouvements pacifistes. Avant notre départ,
nous avions entendu à la radio que le village avait été envahi
à l’aube, qu’un couvre-feu avait été imposé et que des
affrontements violents avaient lieu. Comme toutes les routes vers
le villages avaient été bloquées, nous avons dû nous en
approcher par des voies détournées.
Laissant nos bus à la limite de la colonie, nous
avons commencé à nous frayer un chemin à travers un paysage
palestinien typique - collines escarpées couvertes de rochers
glissants de toutes tailles, d’oliviers, d’épais buissons et
de ronces. La température avait atteint 30° à l’ombre, mais
aucune ombre à l’horizon. Je n’aimais pas marcher dans cet
endroit déjà quand j’étais soldat, et maintenant, 57 ans plus
tard, encore moins.
Pendant deux heures interminables, nous avons monté
et descendu, glissant sans arrêt, nous soutenant les uns les
autres. Nous formions un groupe disparate - jeunes des deux sexes,
personnes âgées et différentes générations entre les deux.
Alors que j’étais presque au bout du rouleau, j’ai atteint le
site de la barrière, une longue et brillante cicatrice se déroulant
comme un serpent à travers la vallée. Rachel [épouse de
l’auteur, ndt], pourtant pas une poule mouillée, vivait la
triste expérience de ses jambes refusant tout simplement d’obéir
à son cerveau. Elle était incapable de bouger. Mais elle y est
quand même arrivée.
Le premier groupe a traversé le couloir marquant
le site du mur et grimpé sur la colline suivante vers le village,
où il a été encerclé par la police des frontières devant la
mosquée. Moi et le groupe suivant avons été stoppés à
l’endroit du site du mur par des soldats et des policiers, qui
nous ont rappelé que nous étions entrés dans une « zone
militaire fermée ». Utilisant les menaces et la séduction
et, se rendant compte du piteux état dans lequel nous étions après
la marche dans les rochers, ils ont proposé de nous reconduire
sur la Ligne verte dans leurs véhicules blindés, nous
transformant ainsi en « détenus ». Sauf quelques-uns
proches de l’évanouissement, nous avons refusé.
La vie est pleine de surprises. Soudain une jeep
de l’armée s’est avancée et on nous a offert de l’eau glacée.
Comme nous en étions à divers degrés de déshydratation, nous
avons accepté. (Je me représentais un soldat offrant à une
fille un verre d’eau froide en lui demandant : « Avec
ou sans gaz ? »)
Ainsi réconfortés, nous nous sommes dispersés
parmi les oliviers et avons commencé à marcher vers le village.
C’était une montée escarpée sur les rochers, encore pire
qu’avant. A mi-chemin, j’ai été dépassé par deux jeunes
officiers. « Ne voudriez-vous pas revenir avec nous ? »
ont-ils demandé poliment. J’ai décliné l’offre avec la même
civilité. Et alors l’incroyable est arrivé. Ils m’ont salué
de la main et ont disparu.
J’ai continué à grimper, atteignant le village
juste au moment où j’ai ressenti que je n’aurais pas pu faire
un pas de plus. En approchant de la mosquée, j’ai senti l’âcre
odeur des gaz lacrymogènes. J’avais déjà un demi-oignon dans
la main - paradoxalement, les oignons, qui généralement font
pleurer, ont un effet inexplicable sur les gaz lacrymogènes en
rendant ceux-ci presque supportables. J’en ai gardé un dans ma
main pendant toute la journée.
Notre groupe a été reçu avec beaucoup
d’enthousiasme par nos camarades qui avaient déjà atteint la
mosquée, ainsi que par les villageois. L’endroit ressemblait à
un champ de bataille - des jeeps blindées tournaient en rond,
l’explosion régulière des grenades assourdissantes et des
bombes lacrymogènes faisait une musique de fond à laquelle on ne
prêtait plus attention. Et, de temps en temps, un barrage de gaz
nous faisait reculer dans les cours des maisons.
Que devions-nous faire ? Nous avions atteint
le village contre toute attente, nous avions manifesté notre
solidarité, la radio avait relaté les événements toutes les
heures. Pourtant, nous avons décidé que notre tâche n’était
pas terminée. Il fallait que nous marchions vers le Mur avec les
villageois, et nous voulions prouver que même la brutale
occupation du village ne pourrait pas nous en empêcher. Donc,
nous avons repris notre marche, par le même chemin que celui par
lequel nous étions arrivés. Assez bizarrement, l’endroit était
vide. Nous avons marché pendant quelques centaines de mètres et
puis nous avons grimpé de nouveau vers le village, glissant sur
les mêmes rochers que nous avions déjà maudits.
Si nous pensions en avoir fini, nous avions tort.
Alors que nous attendions devant la mosquée d’être transportés
par des véhicules palestiniens, une longue colonne de jeeps blindées
est apparue et s’est déployée autour de nous. Les soldats en
sont sortis, brandissant leurs fusils et tirant du gaz dans toutes
les directions. C’était une démonstration de force non provoquée
et tout à fait injustifiée et qui bien sûr a été accueillie
par une pluie de pierres lancées par des jeunes du village.
Finalement, nous sommes partis, conduits par des
Palestiniens par les routes intérieures jusqu’à nos bus. Là,
je n’ai regretté qu’une chose : la veille j’avais
acheté quelques bouteilles de vin pour fêter mon anniversaire
dans le bus du retour. Ayant entendu les nouvelles le matin et
craignant la violence, j’en ai déduit qu’une telle fête
serait inopportune. Et j’avais tort. Les militants, fatigués à
mort mais heureux d’avoir accompli leur mission, semblaient tout
prêts à faire la fête. Mais le vin était resté à la maison.
Maintenant je me retrouve avec huit bouteilles de
merlot français à boire.
Article publié en hébreu et en anglais le 10 septembre 2005 sur
le site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « An Odd
Birthday Party » : RM/SW