C’est un personnage familier en littérature :
le joueur invétéré qui est dans un jour de chance. A chaque
tour de la roulette, le tas de jetons devant lui grossit. Il
pourrait quitter la table, échanger ses jetons contre de
l’argent et vivre désormais heureux.
Mais il ne peut pas s’arrêter. Il doit
continuer. Peu à peu, la chance tourne. Le tas devant lui se
réduit de plus en plus. Il peut encore partir et éviter le
pire. Mais c’est un joueur invétéré. Il doit continuer
jusqu’à ce que le dernier jeton ait été ramassé par le
croupier, et tout ce qu’il possédait avec.
Dans le roman, l’homme se lève et s’en va
d’un pas chancelant. Dans le jardin du casino, il sort un
pistolet et se fait sauter la cervelle.
J’ai utilisé cette métaphore dans un
article il y a des années, au sujet du danger inhérent à la
politique de colonisation. Elle m’est revenue à l’esprit
tout dernièrement, en lisant un article d’un journaliste de
droite qui s’opposait au retrait de Gaza. Il prédisait
qu’après ce retrait beaucoup d’autres auraient lieu. Nous
irons de retrait en retrait, écrivait-il, et quand nous
arriverons à la Ligne Verte, nous ne pourrons plus nous arrêter.
L’existence même de l’Etat sera en danger.
Cela est déjà arrivé dans l’histoire de
ce pays. De nombreuses années avant qu’Oussama Ben Laden
invente le slogan « Croisés et Sionistes »,
j’avais écrit une série d’articles sous ce titre. J’y
soulignais les nombreuses similitudes entre les Croisades et
l’entreprise sioniste. Mon intention n’était pas - Dieu
m’en garde - de dire que notre sort serait celui des Croisés,
mais je voulais mettre en garde contre la répétition de
leurs erreurs.
Après que les Croisés eurent conquis Jérusalem,
en 1099, ils ont continué à étendre leur empire. Au faîte
de leur pouvoir, les royaumes des Croisés s’étendaient de
Rafah au sud jusqu’à l’actuelle Turquie au nord. Ils se
sont également établis à l’est du Jourdain. Cinquante ans
plus tard, il ont aussi réussi à prendre aux musulmans la
bande de Gaza, y compris Ashkalon.
Et puis, peu à peu, la roue a tourné. Au
lieu de s’étendre de plus en plus, le royaume des Croisés
de Jérusalem a commencé à se contracter. L’une après
l’autre les forteresses sont tombées dans les mains des
musulmans, jusqu’à ce que le légendaire guerrier kurde,
Saladin (Salah ad-Din), eut mis en déroute les Croisés près
de Tibériade en 1187. La totalité du pays est tombée entre
leurs mains, à l’exception d’Acre - qui a tenu et a
permis aux Croisés de reprendre le contrôle sur presque tout
le pays. Mais en 1291, Acre est également tombée, et les
derniers des Croisés ont été - littéralement - jetés à
la mer.
Certes, il y a une énorme différence entre
cette époque et la nôtre. Mais tous les enfants arabes
apprennent cette histoire et nous comparent à eux (les Croisés
ndt). Un des plus grands spécialistes de l’histoire des
Croisades, le défunt Steven Runciman, disait que les Croisés
avaient manqué l’occasion de se réconcilier avec le monde
musulman et de faire la paix quand ils étaient au sommet de
leur puissance et qu’ils se sont ainsi condamnés à disparaître
quand la chance a tourné.
Cette semaine, j’ai eu l’occasion
d’avoir un débat avec un dirigeant des colons devant un
public d’étudiants de 16-17 ans. C’était une occasion
rare car le ministère nationaliste de l’Education utilise généralement
son autorité pour empêcher l’invitation de gens comme moi
dans des débats au sein de l’institution scolaire. Après
une avalanche de phrases démagogiques du colon - « sang
juif », « tous les Arabes sont des animaux »,
« Mahmoud Abbas est un salaud comme Arafat »,
« les Arabes ne comprennent que la force » -
j’ai envoyé un simple message : Faisons la paix
pendant que nous sommes forts.
Au lieu de cela, nous faisons le contraire. Le
retrait de Gaza, qui aurait pu être un pas déterminant vers
la paix, a été accompli sans concertation avec les
Palestiniens, sans aucun accord, presque comme un acte de
guerre ; Ariel Sharon a fait de « l’unilatéralisme »
un principe, presque une idéologie. Le résultat ne s’est
pas fait attendre : deux semaines à peine après le
retrait, un nouveau cycle de violence a commencé -
arrestations, tirs de mortiers, assassinats ciblés, fusées
Qassam, bombardements de l’aviation et maintenant de
l’artillerie.
Il ne fait aucun doute qu’Israël continuera
de se retirer quel que soit le parti ou le dirigeant au
pouvoir. Les circonstances historiques qui nous ont contraints
à quitter Gaza s’appliquent également à la Cisjordanie.
Les considérations démographiques obligent un Israël
sioniste à se retirer des zones palestiniennes fortement
peuplées. Les intérêts américains ont besoin de la
promotion de la démocratie palestinienne dans le cadre de
« deux Etats pour deux peuples ». La communauté
internationale en a assez de ce conflit interminable et
demande une solution. Enfin et surtout, les Israéliens eux-mêmes
sont fatigués de la guerre et aspirent à une vie normale et
paisible. Les colons sont impopulaires et leur emprise sur
l’opinion publique faiblit. On l’a vu tant à Gush Katif
qu’au comité central du Likoud.
Sharon le sait, et il est prêt à évacuer
les colonies qui sont dispersées au cœur des territoires
palestiniens, en espérant garder les grands blocs de
colonies. Mais il veut éviter toute négociation avec la
direction palestinienne. Il sait que, dans un tel dialogue, il
sera contraint d’abandonner la plupart ou tous les blocs de
colonies. C’est pourquoi il insiste sur des mesures « unilatérales ».
C’est une politique très dangereuse pour
Israël. L’explosion de joie palestinienne après le retrait
de Gaza reflète la croyance qu’il s’agissait d’une
victoire de la résistance palestinienne. Les Palestiniens
sont convaincus qu’Israël a fui face aux héros
palestiniens qui ont sacrifié leur vie pour leur peuple, les
kamikazes et les combattants qui tirent des obus et des fusées
Qassam, tout comme ils ont fui il y a cinq
ans devant les guérillas chiites du Sud-Liban. « Israël
ne comprend que le langage de la force. »
Tout retrait supplémentaire d’Israël
renforcera cette croyance. Ainsi nous arriverons à la Ligne
Verte non dans le cadre « les territoires contre la paix »
mais dans une situation de guerre ; Israël accomplira
lui-même la sombre prophétie dans l’ombre de laquelle il
nous a enveloppés pendant de nombreuses années : que
les Palestiniens adoptent une « stratégie d’étapes ».
Autrement dit : tout retrait n’est qu’une étape
conduisant à la suivante. Israël sera comme un saucisson
salami coupé tranche après tranche. Salami à la place de
Salaam.
La démarche « unilatérale » est
une folie. Nous paierons le prix fort pour la paix, sans
parvenir à la paix. Mais une alternative simple existe :
entrer en négociation avec la direction palestinienne
maintenant, afin de fixer la frontière finale entre Israël
et la Palestine, faire la paix et permettre aux deux peuples
d’en savourer les fruits immédiatement afin qu’ils voient
l’intérêt de rester en paix. C’est possible et tous les
experts du pays et dans le monde le savent très bien.
Le temps ne travaille pas en notre faveur.
Dans le débat avec les étudiants, je leur ai dit que nous étions
actuellement au faîte de notre puissance. Nous avons une
grande supériorité technique, économique et militaire. La
seule superpuissance du monde est notre proche allié. Le
monde arabe est divisé, ses pays sont gouvernés par des régimes
corrompus et inefficaces qui n’ont rien à faire des
Palestiniens. La plupart des Palestiniens veulent la paix,
exactement comme la plupart des Israéliens. Après 120 ans de
conflit, la réconciliation est encore possible.
Mais, ai-je ajouté, la puissance n’est pas
éternelle. Les Arabes vont progresser. L’équilibre du
pouvoir va commencer à se modifier. La bombe nucléaire
deviendra propriété commune dans notre région. Les
Etats-Unis cesseront d’être la seule superpuissance, la
Chine et l’Inde commenceront à les concurrencer. Dans le
monde arabe, une révolution fondamentaliste islamique aura
lieu, éliminant les régimes corrompus et unissant la région
contre nous. Le peuple palestinien peut aussi adopter un régime
fondamentaliste islamique. Sera-t-il alors plus facile
d’atteindre la paix ?
« Je ne veux pas vous effrayer. La peur
n’est jamais bonne conseillère. Mais je vous demande de
prendre conscience de l’importance de ce moment : Nous
sommes forts, nous pouvons agir avec assurance et détermination,
nous avons quelque chose à apporter à cette région, les
Palestiniens sont prêts à la paix. Jusqu’à présent, nous
avons eu une chance incroyable. Arrêtons de jouer avec
l’avenir de notre Etat. »
Le retrait de Gaza nous a enseigné combien
l’approche « unilatérale » est dangereuse. Nous
avons évacué des territoires, démantelé des colonies, et
nous n’avons fait aucun pas vers la paix.
Même le plus grand génie n’a pas encore
inventé une paix unilatérale. La paix est un tango - il faut
être deux pour danser. Deux qui se respectent mutuellement.
On ne peut pas sortir de là.
Article publié en hébreu et en anglais sur le site de Gush
Shalom le 9 octobre 2005 - Traduit de l’anglais « Salaam
or Salami » : RM/SW