Ses auteurs - le scénariste-réalisateur,
Hani Abu-As’ad, de Nazareth, et les acteurs, sont
palestiniens. (Amir Harel, un des producteurs, est israélien
juif.)
Les deux personnages principaux, Saïd et
Khaled, sont des kamikazes. Le film soulève une question
qui préoccupe tout le monde en Israël, et peut-être même
dans le monde entier : Pourquoi l’ont-ils fait ?
Qu’est-ce qui fait qu’une personne se lève le matin
et décide de se faire sauter au milieu d’une foule à Jérusalem
ou à Tel-Aviv ? Et certains se demandent aussi :
Qui sont-ils ? Quelle est leur histoire ?
Comment en sont-ils arrivés là ?
Aujourd’hui, bien après qu’il eut été
réalisé, le film soulève une autre question :
pourquoi la grande majorité des Palestiniens ont-ils élu
le groupe même qui envoie ces gens se faire exploser ?
Le film répond à ces questions. Pas par
des slogans, ni des discours de propagande, pas plus que
de façon académique. Il ne prêche pas, ne défend pas
et ne dramatise pas. Il raconte une histoire. L’histoire
dit tout. Et, étant donné que peu d’Israéliens vont
le voir, je me permets de faire ce qu’en principe on ne
doit pas faire : raconter le film presque jusqu’à
la fin.
LA PREMIÈRE scène crée
l’atmosphère : Souha, une belle jeune femme
palestinienne de bonne famille, élevée en France,
s’approche d’un barrage, un des innombrables barrages
routiers qui couvrent la Cisjordanie. Elle est face à un
soldat rébarbatif, au visage moustachu sous un casque de
fer, revêtu d’un gilet pare-balle. Leurs regards se
rencontrent. Il ne parle pas. Il la regarde de haut en bas
et de bas en haut. Il fouille son sac lentement,
lentement. Ils se fixent dans les yeux.
Quand il a fini, il fait le geste de lui
rendre ses documents. Quand elle va pour les prendre, il
soulève la main. Qu’elle fasse un effort. A la fin,
sans un mot, il lui donne l’ordre, par un mouvement de tête,
de partir.
Quelques minutes à peine - des minutes
pendant lesquelles sont réunies l’humiliation totale,
la peur mutuelle et la haine. Le spectateur a
l’impression que la femme est sur le point de se faire
exploser. Mais rien ne se passe. Elle s’en va.
...Deux jeunes gens, d’une vingtaine
d’années, à Naplouse, la ville au centre de la
Cisjordanie septentrionale. Pratiquement sans emploi comme
la plupart des jeunes de Naplouse. Ils n’ont pas
d’avenir. Pas d’espoir. Même pas de rêves. Ils ne
peuvent rien faire pour aider leurs familles sans
ressources. Ils sont au fond du trou, dans un mélange
d’ennui, de frustration, de désespoir. Même la tasse
de thé qu’un garçon servile mais entêté leur vend
pour 20 cents est froide.
Ils sont barbus, mais pas fanatiques.
Religieux comme tout le monde, pas plus. Ils sont nés
sous l’occupation et vivent sous l’occupation.
Naplouse est entourée de tous côtés par des barrages.
Il n’y a pas de travail. Rien. Seulement abandon et
pauvreté déprimante. L’occupation domine leur vie.
Tout commence avec l’occupation, tout finit avec elle.
...L’un d’eux, Saïd, rencontre Souha.
Quelque chose passe entre eux. C’est alors que les deux
garçons reçoivent le message : vous avez été
choisis. Demain vous ferez un attentat-suicide à
Tel-Aviv.
...Un immeuble abandonné sert de quartier
général au mouvement clandestin. Préparations finales :
les barbes sont rasées. Les cheveux coupés. Les jeunes
gens mettent de beaux costumes. On les prend en photo.
Quelques paroles d’encouragement, sans pathos, de la
part du chef, un « homme recherché » qui est
une légende vivante (encore en vie). L’attaque est en
représailles à « l’assassinat ciblé »
d’un camarade.
Les deux regardent silencieusement mettre
leurs ceintures explosives. On les avertit que ces
ceintures ne peuvent pas être enlevées sans exploser. Un
moment à glacer le sang : les deux se voient en
photo sur les posters qui seront exhibés après
l’action.
...SUR LA route. La
barrière est coupée. De l’autre côté, une jeep de
l’armée s’approche soudain. Khaled rebrousse chemin
à travers la brèche, Saïd continue son chemin à
l’intérieur d’Israël. Il arrive à une station de
bus, attend, voit une femme jouant avec son petit enfant.
Le bus arrive. La femme et l’enfant montent dedans. Au
dernier moment, Saïd hésite, fait signe au conducteur de
partir - sans lui.
...Chez les camarades, c’est la panique.
Où est Saïd ? A-t-il déserté ? Les a-t-il
trahis ? S’est-il enfui ? Ils le cherchent
partout. Saïd, portant toujours la ceinture explosive,
revient secrètement à Naplouse, et cherche Khaled. Il
tombe sur Souha. Alors qu’ils s’embrassent, Souha dit
que ce n’est pas la bonne méthode, qu’on ne tue pas
des civils, que ce n’est pas ainsi qu’on se libèrera
de l’occupation. Mais Saïd supplie le chef de le
reprendre, de lui donner une seconde chance. Un détail
important apparaît : le père de Saïd avait été
un collaborateur et avait été exécuté. Saïd veut
effacer la terrible tache, la honte qui le poursuit depuis
son enfance. « C’était un homme bon, mais faible »,
dit-il. « Les Israéliens ont exploité sa
faiblesse. C’est eux qui sont à blâmer. »
...Finalement, les deux camarades arrivent
à Tel-Aviv. Pour les deux jeunes gens de Naplouse,
Tel-Aviv semble être sortie d’un autre monde -
brillant, riche, inaccessible. Des gratte-ciel. Des filles
en bikini. Des gens s’amusant sur la plage.
Au dernier moment, Khaled doute et essaie
de convaincre Saïd d’abandonner la mission. Mais Khaled
retourne à Naplouse, seul. Saïd continue pour venger la
mort de son père.
...Dernière scène : Saïd
s’assoit dans le bus, entouré de soldats et de civils.
La caméra se concentre sur ses yeux. Les yeux remplissent
l’écran. Nous sommes pétrifiés par ce qui va arriver
dans un moment...
Tout cela est raconté dans un langage cinématographique
sobre. Il n’y a presque pas de déclarations. Mais une
histoire banale, avec même des moments légers :
Khaled récite son message d’adieu devant la caméra vidéo,
la caméra ne marche pas bien, il doit répéter le
message émouvant, encore et encore. Les camarades
attendent debout, en mangeant. Il les regarde, s’arrête
et doit encore recommencer, et encore. Un intermède
comique.
J’AI OBSERVÉ le
visage des gens à la sortie de la cinémathèque de
Tel-Aviv après la séance. Ils étaient silencieux et
pensifs. Pour la première fois de leur vie, ils avaient
vu les terroristes qui les tuent. Qui se font exploser
parmi des enfants, des hommes et des femmes. Ils avaient
vu des jeunes gens ordinaires, qui se comportent et réagissent
comme des gens ordinaires. Ils avaient vu l’occupation
de l’autre côté, du côté de l’occupé.
J’étais assis dans la salle de cinéma
éteinte, et me suis trouvé dans une situation tout à
fait paradoxale. Nous, les victimes visées, qui aurions
très bien pu être assis dans le bus, avons tout vu à
travers les yeux de notre meurtrier. Une pensée nous
traverse : que la force n’y pourra rien. Si nous
tuons ces deux-là, deux autres prendront leur place. La
barrière en retiendra quelques-uns, mais pas tous. Les
services de sécurité, avec l’aide des collaborateurs,
empêcheront quelques-unes des attaques, mais ils ne
pourront pas les empêcher toutes - et les enfants des
collaborateurs viendront pour les venger. Tant qu’il y
aura des gens comme ceux-là, qui grandiront dans de
telles conditions, il y en aura toujours qui atteindront
leurs cibles.
Le film ne donne pas de solutions. Il ne
prétend même pas être équilibré. Il nous met en face
d’une réalité que nous ne connaissons pas, depuis un
angle auquel nous ne sommes pas habitués - et il nous
torture avec la tension d’une émotion conflictuelle.
Et peut-être aussi il nous incite à
envisager une solution qui conduirait Saïd et Khaled à
changer de direction. Une solution qui mette fin à
l’humiliation, à l’écrasement de la dignité
personnelle et nationale, au dénuement et au désespoir.
QUELQUES jours plus
tard, j’ai vu un autre film, nominé pour les Oscars, le
film très apprécié de Steven Spielberg, « Munich ».
Il se trouve que je l’ai vu en Allemagne, non loin de
Munich même.
En quittant le cinéma, mon hôte allemand
a voulu savoir ce que j’en pensais. Spontanément, sans
réfléchir, j’ai dit ce que j’avais sans cesse
ressenti : « Dégoûtant ! »
Ce n’est que plus tard que j’ai eu le
temps de mettre en ordre les impressions que j’avais
accumulées au cours de ce très long film. Qu’est-ce
qui m’avait tellement dégoûté ?
Avant tout, le style Spielberg, une
combinaison de la plus haute technique cinématographique
et du contenu culturel le plus bas. Il a des prétentions
à la profondeur, avec des aperçus nouveaux et révélateurs,
mais, au fond, ce n’est rien d’autre qu’un Western
américain où les bons assassinent les méchants et où
le sang coule à flots.
Certains hommes politiques juifs ont
protesté contre le film parce qu’il mettait au même
niveau les « terroristes » et les « vengeurs ».
Et certes, à plusieurs reprises dans le film, les
« terroristes » ont pu prononcer quelques
phrases pour leur défense, sur l’injustice qui leur a
été faite par les Juifs et sur leurs droits à une
patrie. Cela n’est qu’un faux-semblant, une apparence,
afin de donner une impression d’équilibre. Mais, dans
le rappel de l’attaque de Munich - dont des séquences
sont montrées à travers le film - les Arabes
apparaissent comme des créatures misérables, laides, débraillées,
lâches, tout le contraire d’Avner, le vengeur israélien
qui est beau et correct, courageux et bien mis - en bref
le plus jeune frère d’Ari Ben Canaan, le superman d’« Exodus ».
Les Arabes n’ont pas d’états d’âme
mais les Israéliens ont des scrupules entre chaque
meurtre. Ils hésitent tout le temps quand ils font
sauter/tirent sur/ détruisent une de leurs cibles - ce
qu’ils ne font, bien sûr, qu’après s’être assurés
de la sécurité de l’épouse et des enfants de la
victime. Ce ne sont pas seulement des tueurs, mais des
tueurs juifs. Comme l’exprime un slogan satirique israélien :
« On tire et on pleure. »
La présentation de l’affaire elle-même
relève de la manipulation. Elle cache au spectateur des
faits très significatifs. Par exemple :
Que
les autopsies montraient que neuf des onze athlètes israéliens
avaient été tués par les balles de policiers allemands
dont l’impréparation était pathétique. (Les rapports
d’autopsie sont restés secrets jusqu’à
aujourd’hui, tant en Israël qu’en Allemagne. Mais une
personne aussi puissante que Spielberg aurait pu en avoir
connaissance.)
Que
c’est Golda Meir et ses collègues allemands - grands héros
les uns et les autres - qui ont scellé le sort des
otages, quand ils ont rejeté les demandes des kidnappeurs
de les envoyer dans un pays arabe, où ils auraient sûrement
été échangés contre des prisonniers palestiniens détenus
en Israël.
Que
les Palestiniens, qui ont été tués en représailles de
Munich, n’avaient rien à voir à l’affaire. Le Mossad
a cherché des cibles faciles et a choisi des diplomates
de l’OLP en poste dans des capitales européennes, qui
étaient sans aucune protection.
Mais par-dessus tout, j’ai été révulsé
par la vulgarité spielbergienne qui traverse l’ensemble
du film, avec des scènes de sexe explicites, à la fois
gratuites et particulièrement inesthétiques.
Le film ne contribue en rien à la compréhension
du conflit. Ce n’est rien d’autre qu’un banal film
de gangster, que Spielberg a centré sur le conflit israélo-palestinien
afin de se mettre en meilleure position pour les Oscars
qui lui ont toujours échappé jusqu’à maintenant.
Article publié, en hébreu et en anglais, le 5 février
2006, sur le site de Gush Shalom - Traduit de
l’anglais « ...Shall We Not Revenge ? » :
RM/SW