Le monde entier a vu l’horreur à la télévision :
un garçon palestinien étendu sur le sol, inconscient. Un soldat
israélien penché sur lui, ne sachant que faire. Un colon arrivé
par derrière jette une pierre à la tête du Palestinien blessé.
Un autre colon lâche une grosse pierre directement sur lui. Un médecin
barbu, colon lui aussi, s’approche du garçon blessé, hésite
et repart sans s’occuper de lui, poursuivi par un chœur de garçons
et de filles colons : « Laisse-le mourir !
Laisse-le mourir ! »
Auparavant, les colons avaient occupé une maison
palestinienne au bord de la mer dans la bande de Gaza et y avaient
établi un « avant-poste ». C’était un bel immeuble
neuf de trois étages que les propriétaires n’occupaient pas
encore. Sur le mur extérieur, un énorme slogan était peint :
« Mohammed est un porc ! » en parlant du Prophète.
Une bataille de pierres s’en était suivie entre
les occupants et les Palestiniens des maisons voisines. Quelques
soldats, pris entre les deux, avaient tiré en l’air au-dessus
de la tête des Palestiniens et n’avaient rien fait contre les
émeutiers.
Deux jours avant, des bulldozers de l’armée
avaient été envoyés pour détruire quelques structures vides, délabrées,
installées il y a de nombreuses années par les Egyptiens. Un
groupe de garçons et de filles d’extrême droite avaient grimpé
sur les bulldozers, en avaient cassé des parties, avaient donné
des coups de pied sur la tête des soldats en essayant de les
faire sortir, avaient maudit et raillé les soldats qui restaient
là, impuissants. (Il y a deux ans, la militante pacifiste américaine
Rachel Corrie est morte écrasée par un bulldozer identique,
alors qu’elle essayait de l’empêcher de détruire une maison
palestinienne.)
Le saccage a atteint son paroxysme mercredi
dernier, quand les colons ont de nouveau bloqué les principales
artères d’Israël. Le soir précédent, un des dirigeants des
émeutiers, un Shabtai Shiran, qui se présentait
lui-même comme « chef d’état-major Nord » des
voyous, est apparu à la télévision. Il a été interviewé en
direct et très longuement comme un invité de marque, donnant des
ordres pour paralyser le pays, comme s’il était un porte-parole
du gouvernement. Il n’a pas été arrêté à la sortie du
studio pour terrorisme, incitation à la haine et conspiration
criminelle, mais au contraire il a été invité à revenir le
soir suivant pour se vanter de sa « victoire ».
Le matin du blocage des routes, la police a fait
une découverte sur la route n°1 (la principale artère
Tel-Aviv-Jérusalem : flaques d’huile et clous destinés à
crever les pneus des voitures. Sur cette route, la vitesse est
limitée à 110 km/heure et de nombreux conducteurs la dépassent.
Par miracle, un désastre a été évité mais tout le pays a été
livré au terrorisme. La plupart des conducteurs ont remis leur
voyage. Le trafic sur les routes était fluide comme un jour de
Shabbat.
Pendant la journée, les colons ont bloqué les
routes en de nombreux endroits. La police les a évacués à mains
nues. Un canon à eau a été utilisé à un seul endroit mais la
force du jet était trop faible pour déplacer un seul émeutier.
Encore une fois, ça faisait bien à la TV.
Dans aucune de ces émeutes, la police ne s’est
servie des moyens couramment utilisés contre les manifestants de
gauche non-violents : matraques, gaz lacrymogènes, balles en
caoutchouc et, dernièrement, balles de sel. D’après ma propre
expérience des manifestations, je peux témoigner que personne ne
reste sur place quand on envoie des grenades lacrymogènes.
Juste un souvenir : il y a cinq ans, des
groupes de citoyens arabes ont essayé de bloquer quelques routes
dans le nord d’Israël, en réaction spontanée au meurtre de
Palestiniens au Mont du Temple. Afin de « protéger la
liberté de circulation sur les routes », la police avait
ouvert le feu à balles réelles, tuant treize citoyens. Mais eux,
bien sûr, étaient des Arabes.
Il aurait été très facile de mettre fin à
toutes les émeutes cette semaine. Dans les quelques occasions où
les autorités ont décidé de faire partir les émeutiers, cela
s’est passé sans problème. Par exemple, le lendemain de la
tentative de lynchage du jeune Palestinien (en voie de rétablissement)
la police a fait sortir les voyous de l’hôtel voisin. Les émeutiers
avaient juré de se battre jusqu’à la mort. Ils ont été chassés
en trente minutes sans qu’une seule personne soit blessée.
Leurs courageux dirigeants avaient disparu avant le début de
l’opération.
Pourquoi les émeutiers n’ont-ils pas été
neutralisés partout ? On ne peut arriver qu’à une seule
conclusion : Ariel Sharon ne le voulait pas. Au contraire :
son intérêt est que les écrans de télévision en Israël et
dans le monde entier montrent les scènes de violents
affrontements. C’est ainsi qu’il instille dans la tête des
spectateurs la question naturelle, qui m’a été posée par un
chauffeur de taxi de Tel-Aviv et qui a été répétée par tous
les journalistes qui m’ont interviewé dans la semaine :
« Si l’évacuation de quelques petites colonies provoque
un tel soulèvement, comment imaginer qu’on puisse déplacer les
grandes colonies de Cisjordanie ? »
La même question se pose quand il s’agit du coût
financier du « désengagement ». Le ministre des
finances parle maintenant de « huit à dix milliards de
shekels ». Cela signifie cinq millions (5.000.000) de
shekels soit environ 1,1 million de dollars par famille. Presque
chaque jour, la somme soutirée par les évacués augmente. Un
morceau de terrain. Une nouvelle villa. Pour commencer, une
« villa mobile », qui restera leur propriété.
Compensation pour leurs moyens d’existence perdus. Participation
au coût du déplacement ; davantage de terres pour les
agriculteurs, deux ou trois fois plus grandes que la surface de
celles qu’ils laissent.
En tout cas, ce que les colons ont investi réellement,
et même dix fois cela, ne représente qu’une petite fraction de
ces sommes.
Ces compensations ont été promises à ceux qui
sont prêts à s’installer en Israël à une distance de quelque
trente kilomètres de leur lieu de résidence actuel. Cette
semaine, on leur a promis un conseil régional séparé. Non
seulement ce serait le seul conseil régional créé sur des bases
idéologiques, mais encore il assurerait des sinécures pour des
dizaines de colons qui seraient employés par ce conseil. En
Cisjordanie, des centaines de colons, dont presque tous leurs
dirigeants, vivent à nos crochets d’emplois fictifs dans les
conseils régionaux.
Là encore, le simple citoyen se demandera :
si le déplacement de 1700 familles de colons nous coûte huit
milliards de shekels, combien coûtera le déplacement de 40.000
familles des colonies de Cisjordanie ?
Les scènes de cette semaine ne sont qu’une répétition
du grand film d’épouvante qui est programmé pour dans sept
semaines, quand l’évacuation est censée avoir lieu.
Il a déjà été annoncé que d’énormes forces
prendront part à l’action. Trois mille journalistes du monde
entier assureront l’écho international. L’événement sera présenté
comme une opération géante. Ariel Sharon apparaîtra comme un
des grands héros de l’Histoire, Hercule et Samson réunis. Après
un effort tellement immense, qui lui demandera la tâche
impossible de déplacer les colonies de Cisjordanie ?
Sharon lui-même ne cache pas ses intentions. Au
contraire, il les annonce haut et fort. Dans deux discours
politiques cette semaine, il les a exprimées avec les mêmes
mots. Mais les médias étaient si fascinés par sa dénonciation
des voyous qu’ils n’ont pas prêté attention à la phrase-clé.
Sharon a dit que le retrait de Gaza est nécessaire
pour que l’on puisse se concentrer sur l’effort principal :
assurer la domination israélienne « en Galilée et au Néguev,
dans le Grand Jérusalem, les blocs de colonies et les zones de sécurité ».
Il faut voir les huit mots sur la carte afin
d’avoir une image claire de leur signification.
« Galilée et Néguev » ne sont là
que pour la décoration. Ils font partie d’Israël depuis la
fondation de l’Etat, et une campagne pour leur « judaïsation »
s’est poursuivie pendant de nombreuses années. A peu près la
moitié des citoyens de Galilée sont arabes et la situation au Néguev
est la même.
L’expression « Grand Jérusalem »
est utilisée pour désigner non seulement tous les quartiers
arabes de l’est de la ville mais également la colonie Maale
Adumim et les territoires qui se trouvent entre elle et Jérusalem
même, désignés par E-1.
Les « blocs de colonies » comprennent
non seulement Gush Etzion élargi, Ariel, Modi’in le haut, et
les blocs de Betar et de Maale Adumim, mais aussi toutes les zones
que l’on pourra appeler ainsi dans l’avenir telles que Kiryat
Arba et la zone d’Hébron Sud.
Mais les mots les plus importants sont « les
zones de sécurité ». Dans la terminologie de Sharon, ces
zones comprennent non seulement l’ensemble de la Vallée du
Jourdain et l’ « Arrière de la Montagne » (les
pentes orientales de la chaîne centrale des collines
palestiniennes) mais aussi les axes est-ouest et nord -sud sur
lesquels il a lui même fait pousser les colonies au fil des années.
Cette phrase confirme de nouveau ce que Sharon a
assez souvent dit dans le passé : qu’il a l’intention
d’annexer 58% de la Cisjordanie, afin que l’Etat palestinien,
sur lequel il pourrait être éventuellement d’accord, couvrira
environ 10% de la Palestine d’avant 1948.
L’actuel film catastrophe d’Arik a pour but de
promouvoir cet objectif, qu’il considère comme la tâche de sa
vie. Les colons qui le maudissent et le menacent de mort ne font
que jouer le rôle qu’il leur a assigné. Dès le tout début de
sa carrière, il a été convaincu que Dieu (ou le destin) l’a
choisi pour cette mission historique.
La tâche du camp de la paix israélien est de
faire échouer ce plan en utilisant la dynamique de la crise pour
ouvrir la route à la solution du conflit. Les colonies sont le
principal obstacle à la réalisation d’un compromis entre les
deux nations. Contre la volonté de Sharon, ce film d’horreur
pousse l’opinion publique à se retourner contre les colons, ce
qui aboutit à l’isolement de toute leur communauté. Nous
devons faire en sorte que cette vague ne disparaisse pas après la
fin du retrait de Gaza, mais au contraire qu’elle augmente en
taille et en force jusqu’à ce qu’elle balaie toute
l’infrastructure de l’occupation en Cisjordanie et à Jérusalem.
Si cela arrive, le grand film catastrophe aura
finalement des résultats positifs, et pas du tout ceux escomptés
par Sharon.
Article paru le 2 juillet 2005, en hébreu et en anglais, sur le
site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « Arik’s
Horror Show » : RM/SW