Nous vivons une époque étrange
et difficile. A l’ère de la mondialisation, on a pu penser que
les débats idéologiques allaient forcément se concentrer sur la
détermination des choix économiques et politiques. On voyait
poindre l’opposition frontale et inéluctable entre les
partisans d’un capitalisme sans frontière, néo-libéral et
librement auto-régulé, et les défenseurs d’une économie à
visage humain, élaborée au nom d’une autre mondialisation,
fondée sur une idée de l’homme et de l’éthique économique
et politique. La confrontation existe, il va sans dire, mais nous
assistons aujourd’hui à un phénomène qui traverse indifféremment
les deux camps et a des effets tangibles, patents, quotidiens sur
les partisans respectifs. Pour la première fois à cette échelle,
nous assistons à la naissance d’une idéologie qui s’imprime
en amont des idéologies politiques et économiques
traditionnelles, une idéologie qui a cette particularité de ne
se fonder sur aucune élaboration intellectuelle particulière,
une idéologie sans « idée » ni idéaux mais
qui produit exactement le même effet, quant à la lecture du
monde et des événements, que les plus sophistiquées des idéologies
politiques.
Nous le disions, les effets
de cette idéologie sont transversaux et touchent les
intellectuels et les partis de gauche comme de droite, le Sud
comme le Nord, l’Occident comme le reste du monde. Elle produit
des fractures et des tensions nouvelles et inattendues à l’intérieur
des anciennes appartenances, des vieilles filiations politiques,
des habitudes partisanes centenaires : la nouvelle idéologie
de la peur divise de façon surprenante et redessine la
cartographie des adhésions politiques et idéologiques. La peur,
de même que la méfiance et le soupçon qu’elle enfante, ne
sont ni de gauche, ni de droite, ni athées, ni bouddhistes, ni
juifs, ni chrétiens, ni musulmans... ils sont humains et viscéraux,
jusqu’aux émotions et à l’irrationalité qu’ils
produisent.
L’idéologie de la peur
Le terrorisme global
et la guerre globale contre le terrorisme nourrissent de façon
égale et pernicieuse l’idéologie globale de la peur.
Que l’on visite les pays occidentaux ou les pays du Sud,
notamment à majorité musulmane, on s’aperçoit que la peur est
partout présente, partout installée, et a des effets patents sur
la façon dont les être humains observent le monde. On peut déterminer
en tout cas quatre effets majeurs sur le terrain : la peur crée
de façon naturelle, et parfois inconsciente, un rapport de méfiance
et de potentiel conflit avec « l’autre ». Une vision
binaire de la réalité s’installe qui dessine les contours
d’un « nous » qui nous protège et d’un « eux »
qui nous menacent. Le second effet tient à la prééminence
absolue de l’émotion et de l’émotivité dans le rapport à
l’autre et aux événements. La peur fixe le cadre et les émotions
sœurs déterminent les analyses : on constate des faits, on
condamne leurs conséquences, on rejette des individus comme leurs
motivations ou leurs actions, mais le principe de causalité
semble avoir disparu de nos analyses. Nos « bonnes
raisons » et nos « justes causes » sont
louées par le grand public sans grand discernement alors qu’à
l’inverse leurs « mauvaises raisons » et
leurs « maléfiques desseins » sont condamnées
sans différenciation. La peur nous autorise à faire l’économie
de toute explication, de toute compréhension, de toute analyse
destinée à comprendre autrui, son univers et ses espoirs. Dans
l’ordre de la peur et du soupçon, comprendre l’autre, c’est
déjà le justifier ; appréhender ses raisons, serait lui
donner raison déjà. Curieuse et dangereuse réduction qui
transforme le réel en une série de faits et l’autre en une série
d’actions sans lien causal, sans histoire ni historicité, sans
raison ni rationalité. L’émotion ne comprend pas : elle
apprécie ou condamne et ce que l’individu « sent »
fonde l’argumentaire de ses jugements. La troisième conséquence
est paradoxale et déroutante : à l’ère de la
communication, les êtres humains semblent de moins en moins
informés. Dans l’exacte logique des deux phénomènes
susmentionnés, on assiste à la multiplication des « autoroutes
de la communication » qui diffusent un surnombre
d’informations en temps réel, saturent les intelligences et les
empêchent de mettre les faits en perspective. L’ère de la
communication et une ère de non information : on y subit la
réalité et les faits, on semble n’avoir aucune prise sur leur
détermination et leur transformation. Emportés par les émotions,
enfermés dans des logiques binaires et réductrices, perdus dans
le flot des « événements en temps réel » et des
« politiques en direct », il devient impossible de
voir, de comprendre ou simplement d’entendre l’autre. L’idéologie
de la peur produit une surdité dévastatrice : l’univers
et les raisons de l’autre sont inaudibles et chercher à mieux
entendre est un indice, au mieux, de son propre mal être ou, au
pire, de viles trahisons. Entre « nous » et « eux »
se sont construits des « murs virtuels » qui dessinent
les frontières de nos nouvelles identités et appartenances...
protégées en de-ça, menacées au-delà.
L’entretien de cette
« idéologie de la peur » est devenue une arme
politique et notamment dans les stratégies opportunistes des
grandes puissances économiques de notre époque. Loin des vrais débats
politiques, à distance de la critique objective des conséquences
de l’ordre économique mondial ; on maintient un état de
peur et de vulnérabilité qui permet les politiques sécuritaires
les plus dangereuses et les plus discriminatoires ; les
mesures d’exceptions liberticides (quant aux droits humains et
citoyens), les plus alarmantes et les plus graves. Les idéologies
du rejet de l’autre ou les multinationales de l’armement
voient ainsi naître une idéologie sur mesure ... qui dit la définitive
et intrinsèque culpabilité de l’autre et l’impérative nécessité
de s’en protéger par les mesures de sécurité ou par les
armes, c’est selon.
Globalisation du syndrome
israélien
L’observateur de la société
israélienne et de ses gouvernements successifs ne peuvent être
que frappé par la similarité des logiques qui ont parcouru
ladite société et ce qui est en train de se produire à l’échelle
globale. Depuis les années quarante, l’histoire de la
constitution de l’Etat d’Israël a été nourrie par la peur,
par le sentiment de la nécessaire protection et de la méfiance
de l’autre. Après les horreurs nazies et les exterminations,
après la douloureuse expérience européenne ; Israël se présentait
pour certains comme, tout à la fois, un refuge et une possible réconciliation
avec soi-même en tant que sujets de l’Histoire. Les années ont
passé mais les mêmes logiques ont perduré : les profonds
sentiments de méfiance, la perception de soi victimaire, la réalité
de l’insécurité, l’inflation permanente des mesures de
politique sécuritaire, la perception de l’hostilité, avouée
ou non, du monde environnant.
Au point d’inverser les rôles
et les perspectives : la société israélienne, bien plus
riche que la plupart des sociétés alentours, incommensurablement
mieux armée que l’ensemble des pays arabes réunis, à la
pointe de la technologie et véritable puissance économique régionale
et internationale se percevait, et se perçoit encore, comme
victime de la velléité destructrice des pays voisins, de
leur opposition centenaire et du terrorisme des Palestiniens ou,
plus globalement, des musulmans extrémistes. La puissance régionale
est devenue « une victime » de « l’horreur »
de l’autre, de sa « folie », de sa « haine »,
de son « irrationalité », de sa « démence
meurtrière ». Autant de qualificatifs qui justifient, en
aval, une politique sécuritaire qui admet - par nécessité - les
infractions aux principes du droit international ou au respect de
la vie des civils et des innocents, qui recourt « modérément »
à l’usage de la torture et s’arme de législations différenciées
et clairement discriminatoires à l’égard de certains citoyens
encore « arabes » ou trop engagés en tant que chrétiens
ou musulmans. La victime se protège et se défend. Il n’y
aurait donc rien d’anormal à cela.
Un zoom arrière nous donne
une image globale du monde actuel qui ressemble étrangement à
ces considérations et postures. La « guerre » qui a
été déclenchée pour réduire à néant le terrorisme
s’appuie désormais sur les mêmes logiques à l’échelle
globale. Les néo-conservateurs américains, et leurs acolytes
européens, entretiennent et nourrissent un sentiment permanent de
peur dont ils usent comme d’une idéologie effective. Leurs
politiques s’appuient sur le sentiment d’insécurité et une
vision binaire du monde : l’impératif est de se protéger
au moyen des politiques sécuritaires et liberticides les
plus dures, et pour certaines clairement discriminatoires, puisque
désormais l’Occident est « la première victime du
terrorisme ». Les pays les plus nantis et les mieux armés
de la planète sont menacés et leurs citoyens doivent
comprendre qu’il va falloir revoir les lois et, à la baisse,
leurs droits... pour leur propre sécurité. Pour faire face à la
menace, et pour apaiser leurs peurs, ils seront désormais mieux
contrôlés, très filmés et constamment surveillés. Le syndrome
israélien de l’état de siège et du renversement du rapport de
force, sur les plans de la perception et de la symbolique, joue
ici à plein : ce ne sont pas nos politiques que l’autre
critique, c’est notre existence qu’il nie ; ce n’est
pas nos contradictions que son opposition révèle, ce sont nos
valeurs et notre civilisation qu’il déteste ; ce ne
sont pas nos responsabilités qu’il faut questionner mais bien
sa haine, son nihilisme, sa démence et, peut-être, pourquoi pas,
ses croyances et sa religion.
Au demeurant, l’idéologie
de la peur a comme conséquence dramatique de transformer toutes
les sociétés et tous leurs actrices et acteurs en victimes. Au
moment même où on entretient en Occident l’idée que notre
civilisation est menacée, on voit s’installer dans les sociétés
majoritairement musulmanes, et même dans les communautés établies
en Europe ou aux Etats-Unis, les mêmes réflexes émotifs,
craintifs et victimaires : « ils » n’aiment pas
l’islam et les musulmans, « ils » nous ciblent, nous
discriminent et sont clairement racistes et xénophobes. « Leur »
guerre contre « le terrorisme islamiste » est « un
prétexte pour s’en prendre à l’islam et à tous les
musulmans ». De fait, partout le même sentiment, partout la
même attitude : nous assistons à l’émergence d’une idéologie
qui nous transforme tous en « victimes » incapables de
penser « l’autre » qu’en termes de menace
potentielle ; colonisés par la peur, il devient impossible
d’accéder à la rationalité de l’autre, voire même de
l’entendre ou d’appréhender sa souffrance et ses
frustrations. Nous sommes tous, chacun d’entre nous, aux prises
avec ces mêmes tentations frileuses, fermées et sectaires...
S’il est une réponse
adéquate...
Il nous faut nous libérer
de nos peurs, maîtriser nos émotions manichéennes, renouer avec
l’esprit critique, le sens de la complexité et l’écoute. Il
faut nous réconcilier avec l’intelligence, la nôtre et celle
d’autrui. Il faut que nous redevenions des « sujets »,
tout simplement. Tout simplement... et cela est pourtant si
difficile.
Les musulmans, qu’ils
vivent en Occident ou dans les pays majoritairement musulmans ne
doivent en aucune manière endosser l’idéologie de la peur ou
tomber dans le piège des lectures binaires, simplistes et
caricaturales du monde. En entretenant l’idée, devenue
obsessionnelle, qu’ils sont dominés (ou minoritaires), mal aimés,
stigmatisés ou marginalisés, ils font inconsciemment le jeu des
propagateurs de cette idéologie de l’émotif qui
cherchent à construire des murs, à creuser des tranchées, à
propager les préjugés, à nourrir l’insécurité et à créer
les conflits. Ses propagandistes n’ont de cesse de répandre
l’idée que l’islam et les musulmans sont les menaces de
l’avenir et en entrant dans la spirale infinie de la
justification et de la défense, les musulmans confirment et
entretiennent les termes d’un débat tronqué, vicié et,
au fond, malsain.
C’est, somme toute, notre
conception de l’homme et de la vie qui est en jeu ici. Plus que
de simples questions de politique, ce sont des problèmes de
convictions, de foi, de compréhension, d’éthique et de
comportement qui sont soulevés par cette nouvelle idéologie et
les défis de notre époque. S’il est une vision, et une réponse,
à développer contre l’idéologie de la peur, c’est d’abord
et avant tout de s’en libérer. Cet acte de « libération »
est exactement le sens de l’expérience spirituelle : quand
l’émotion invite à se laisser-aller, la spiritualité exige de
s’éduquer. C’est bien un effort d’éducation qui est requis
afin de réussir à marier la quête de sens et de Dieu avec le
respect des principes de justice, de liberté et de fraternité
humaine. Contre toutes les tentations d’enfermement et de
regards manichéens sur le réel, c’est encore un « jihad
intellectuel » qui est exigé pour résister (jihâd
veut littéralement dire effort et résistance) pour accéder
à l’universalité du message, qui transcende les
particularismes, et permet de comprendre les horizons des valeurs
universelles communes. C’est cette entreprise de
l’intelligence critique et de la compréhension qui nous
permettra de revisiter les concepts islamiques que des définitions
historiques, contextualisées ou spécialisées ont parfois réduites,
étriquées, voire tronquées. Les notions de « sharî’a »,
de « fiqh », de « ulûm islamiyya »
(sciences islamiques) sont à revisiter, à élaborer à la lumière
des principes islamiques qui nous appellent à l’universel et
non à travers les prismes étriqués des attitudes de « dominés »,
de « minorités » ou encore d’ « immigrés »,
« à intégrer ».
C’est cette réforme, au
fond révolutionnaire au sens littéral du mot, que nous
devons entreprendre pour résister à l’idéologie de la peur.
Certaines de nos lectures des sources islamiques sont une aubaine
pour les propagateurs de cette idéologie qui entretient la peur
pour justifier la guerre, les politiques liberticides et les
discriminations institutionnalisées. La réforme dont nous avons
besoin ne nie aucun des principes de l’islam, de ses
fondamentaux et de sa pratique, mais elle renoue avec la confiance
en soi et, ce faisant, nous fait dépasser la peur de l’autre,
l’obsession de l’adversité et la promotion d’identités
fermées, réactives et sclérosées. L’esprit originel du
message de l’islam, nous invite et nous apprend à nous ouvrir
sur le monde, à intégrer le bien d’où qu’il vienne, à
comprendre que chacun de nous a des identités multiples et en
mouvement, que la diversité est une école de l’humilité et du
respect et que l’humanité est une comme Dieu est Un.
Les peurs sont transversales
comme le deviennent les fractures. Au sein des sociétés
occidentales, on perçoit les signes d’une tension entre ceux
qui se définissent contre les autres et ne veulent en aucun cas
prendre le risque de la rencontre et ceux qui comprennent qu’il
existe des valeurs communes à partager et des partenariats à créer.
Les mêmes clivages existent au sein des sociétés et des
communautés musulmanes. A celles et à ceux qui revendiquent et
acceptent le principe des valeurs communes et sont prêts à dépasser
les peurs, il faut conseiller de ne pas se laisser tromper par les
extrémismes de l’autre car alors les extrêmes auraient gagné.
L’urgence et la priorité aujourd’hui est que se rencontrent
les femmes et les hommes de tous les univers, de toutes les
convictions et religions au nom des principes universels communs,
de la dignité des êtres humains et de l’esprit critique.
Vaincre l’idéologie de la peur et du tout émotif requiert une
intelligence critique exigeante et une éthique du débat et de
l’écoute. D’aucuns les associent à la foi et à la
spiritualité, d’autres à leur seul conscience mais tous les
comprennent comme les qualités impératives de leur humanité.
Texte publié dans le 24ème
numéro du Bulletin de Présence Musulmane distribué dans plus de
20 villes en France et en Belgique ]
|