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Aux Etats-Unis, l’ouverture des
frontières menace l’influence juive
Stephen Steinlight
on The Forward Forum
16 juin 2006
http://www.forward.com/main/printer-friendly.php?id=7979
Traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier,
membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité
linguistique (www.tlaxcala.es).
Cette traduction est en Copyleft.
En adoptant la Loi Générale de Réforme de
l’Immigration [Comprehensive Immigration Reform Act] du président
Bush, le mois dernier, une coalition sénatoriale bi-partisane
[i.e. : républicains + démocrates, ndt] s’avère affectée
par cette attitude mentale dubitative et irresponsable résumée
par l’expression yiddish : « Sie
machen sich nicht wissentig » ou encore par l’ « Ignorantia
Affectata » de Saint Thomas d’Aquin : elle consiste
à ne pas vouloir savoir, tout en feignant ignorer certains faits
dérangeants.
Une majorité de Sénateurs démocrates a choisi
de complaire aux Latinos, en abandonnant un principe et le
fondement historique du parti afin de se concilier un important électorat
potentiel. Une minorité des Républicains de la chambre, en même
temps, donnait aux secteurs des services, de l’agriculture et
d’autres industries employant de la main-d’œuvre non-qualifiée
un vivier inépuisable de travail bon marché. Tous les Sénateurs
qui ont voté en faveur de cette loi ont ignoré des préoccupations
éthiques, sociales et environnementales plus larges, et – plus
grave encore – la nécessité d’éviter des effets pervers.
Leur caricature de réforme de l’immigration est purement dictée
par une politique d’intérêts particuliers ; elle dénie
l’idée même d’intérêt national. Et ce n’est pas
seulement incidemment qu’elle menace, également, les alliances
et les intérêts juifs, tout en déshonorant les valeurs juives [ ?
ndt]
La ‘Bush’s bill’, la loi de Bush, rejette
la tradition américaine d’immigration légale diversifiée et généreuse,
en la défigurant afin de créer un prolétariat homogène du
point de vue ethnique. C’est une véritable prime à l’illégalité
ou au contournement de la loi. La colère qu’elle suscite chez
l’Américain moyen ne reflète ni sa xénophobie ni son extrémisme,
même si ses partisans stéréotypent ceux qui y sont opposés en
Messieurs-Je-Ne-Sais-Rien de droite.
Pour les Américains, d’une extrémité à
l’autre de l’éventail politique, l’immigration est quelque
chose de sacré, appartenant à l’histoire de leur famille et de
leur pays ; ils sont horrifiés de la voir profanée par des
iconoclastes, des hommes d’affaires sans scrupules et des
politiciens à la vue courte. Comme l’a fait observer le
sociologue Alan Wolfe, le distinguo entre une immigration légale
et une immigration illégale « est un des distinguos les
plus tenaces dans la classe moyenne américaine… les gens
soutiennent dans leur écrasante majorité l’immigration légale,
et ils expriment le rejet de sa variante illégale. »
Contrairement à ce que d’aucuns essaient d’insinuer, la
bataille juridique autour de ce projet de loi n’a pas opposé
des libéraux à des conservateurs. Ses partisans les plus acharnés
sont la Chambre de Commerce, le Wall Street Journal et Bush :
pas particulièrement, on le voit, des hérauts des causes
progressistes…
Si on se focalisait exclusivement sur
l’immigration illégale, toutefois, on serait à côté de la
plaque : la loi Bush aura pour effet de tripler
l’immigration illégale. L’explosion de la population est le
principal impact de cette loi, mais dans ce qui représente une
abdication de la confiance populaire à vous couper le souffle, le
Sénat ne l’a, tout simplement, pas compris. Ce n’est qu’après
la publication par John Rector, de la Heritage Foundation d’un
article démontrant que cette loi augmenterait la population américaine
d’un tiers que le Sénat a promptement adopté un amendement réduisant
le programme de « guest-worker » [régularisation des
sans papiers, ndt]. L’amendement amnistie douze millions d’aliènes
illégaux ; c’est un acte qui ignore tout simplement l’Histoire :
on se souvient en effet que l’amnistie décrétée par la loi
dite ‘Immigration Reform and Control Act’ en 1986 avait eu
pour effet de quintupler l’immigration illégale.
Néanmoins, même douze millions d’immigrés
illégaux régularisés, cela n’est qu’une goutte dans l’océan.
Les estimations pourtant prudentes de Rector prédisent plus de 66
millions [d’immigrants] en vingt ans – et le total sera
vraisemblablement plus important encore, étant donné que
l’augmentation de l’immigration légale individuelle a pour
effet d’amorcer la pompe.
La raison, c’est ce qu’on appelle l’ « immigration
en chaîne ». Cela commence avec un immigrant amenant légalement
une épouse et des enfants mineurs – souvenez-vous que les
Mexicains ont en moyenne quatre enfants par famille – puis, en
quelques années, après avoir été naturalisés, parents et
enfants, le même processus est répété par leur parentèle, ad
infinitum. La main-d’œuvre du Mexique est en gros de 43
millions de personnes. Les 12 millions d’étrangers illégaux
amnistiés par la loi Bush, fournis par seulement 15 % de ces 43
millions, représentent une chaîne aux 18.45 millions
d’anneaux. Ajoutez 200 000 familles de travailleurs immigrés
nouveaux chaque année et un influx annuel de 800 000 à 900 000
illégaux, et la population de l’Amérique va s’accroître de
plus d’un tiers en moins de vingt ans.
Le Sénat, de plus, a ignoré l’impact de
cette loi sur le système de sécurité sociale des millions
d’immigrants qui vont en bénéficier sans payer suffisamment de
taxes pour en assurer le financement. Le revenu de l’immigrant
mexicain est extrêmement bas en comparaison avec celui des
ouvriers américains, et cela prendra des décennies pour parvenir
à la parité.
Une fois une solide majorité des 12 millions
d’illégaux amnistiés par la loi Bush naturalisés, les
allocations publiques versées à quelque 3,8 millions de foyers
atteindront un total annuel de 19 milliards de dollars. Les
parents et enfants immigrant à la chaîne éligibles à la sécurité
sociale fédérale coûteront quelque 30 milliards de dollars
annuellement – et encore, si seulement 10 % de personnes
appartenant à la parentèle de ces naturalisés deviennent des résidents
aux Etats-Unis.
Cette loi insulte les valeurs juives ; elle
sacrifie le précepte central du judaïsme : la recherche de
la justice. Citer le Lévitique [verset 19] afin de soutenir cette
loi, comme l’ont fait certains juifs qui en sont partisans, est
sacrilège. Ce texte magistral nous ordonne [en effet] d’ «aimer
les étrangers, car vous [aussi, vous] avez été étrangers, en
Egypte. » Notez qu’il est dit : « aimer »,
et non exploiter à des fins économiques ou politiques…
Cette loi rejette aussi l’injonction faite par
Jérémie de « rechercher le bien-être de la cité où je
vous ai exilés… car c’est dans sa prospérité que vous
trouverez la paix » [29:4-7]. Une immigration massive aura
pour effet d’éviscérer le filet de sécurité sociale :
trahir les ouvriers pauvres et les chômeurs américains en
exploitant des immigrés, voilà qui n’est pas tikkum
olam.
En dépit des mantras officiels, les immigrés
ne prennent pas seulement les boulots que les Américains ne
veulent pas faire. Il n’y a pas de crise de l’emploi. Les
immigrants acceptent volontairement des salaires bas, augmentant
de ce fait le chômage – qui est déjà astronomique chez les
Noirs et les travailleurs saisonniers – et abaissant les
salaires de nos travailleurs les plus modestes.
Où est donc passé l’intérêt historique
juif pour les Afro-Américains ? Le legs amer du racisme
survit : pauvreté largement répandue, apartheid résidentiel,
inégalité des chances, des générations d’hommes noirs perdus
dans le système judiciaire, implosion des familles noires déshéritées.
La justice pour des millions d’Américains qui ont apporté une
contribution gigantesque à la richesse de l’Amérique, en tant
qu’esclaves, et qui ont été opprimés durant des siècles,
n’est pas aboutie. Avant d’importer une pauvreté massive,
faisons-la aboutir.
Pour revenir plus strictement à nos oignons,
l’immigration massive portera atteinte au pouvoir juif, en réduisant
le pourcentage de la population [juive] à une fraction de %, dans
vingt ans. Les juifs détiennent une puissance politique, en dépit
de leur petit nombre, parce que nous sommes concentrés dans des
Etats importants sur le plan électoral, parce que nous avons des
taux de participation électorale légendaires, parce que nous
contribuons très généreusement aux deux partis [républicain et
démocrate, ndt] ainsi qu’à la culture dominante. Nous
conserverons une certaine influence résiduelle grâce à nos
contributions aux campagnes électorales, grâce à notre
appartenance aux establishments dominants et grâce à la solidité
de nos alliances, mais le vote latino finira par nous engloutir.
De plus, il y a conflit entre les intérêts latino et les intérêts
juifs. Nous nous sommes battus [entre nous] au sujet de deux
ouvertures aux réfugiés et aux demandeurs d’asile. Nous avons
voulu accueillir les juifs soviétiques ; et les Latinos ont
voulu accueillir les réfugiés d’Amérique centrale fuyant les
sales guerres dans leur région. Nous avons gagné, mais il y a eu
un prix. Et, mis à part la composante évangélique de leur
communauté, les Latinos n’ont pas de liens particulièrement
forts avec Israël.
Nous sommes séparés par des chiasmes socioéconomiques
qui ne seront pas plus faciles à cicatriser que ceux qui ont
envenimé les relations entre Noirs et juifs. Avec une énorme supériorité
numérique de leur côté, ils auront un besoin minime d’alliés,
de faire des compromis ou de se préoccuper des agendas de qui que
ce soit. Plus inquiétant, une étude, à laquelle a contribué y
compris l’Anti-Defamation League, montre que les Latinos
arrivent second, après les musulmans, au Top 10 de l’antisémitisme.
Israël étant confronté à une menace
existentielle venue d’Iran, les relations israélo-palestinienne
ayant touché le fond et l’islamisme planétaire prenant les
juifs pour cible, accélérer notre perte de pouvoir est indéfendable.
La croissance de la population latino est inévitable, mais une
croissance exponentielle ? Certainement pas ! Si nous
pouvons maintenir les effectifs dans des limites raisonnables –
qui accélèreraient l’assimilation des immigrants et réduirait
l’extrémisme culturel traditionnel – nous pourrons sans doute
conserver notre position.
Substituer la connaissance à la sentimentalité
juive, en matière d’immigration, cela signifie démolir des
mythes reflétant l’ignorance du caractère unique de
l’immigration juive. A la différence de beaucoup de nouveaux
venus en Amérique, les juifs ont été des réfugiés et des
chercheurs d’asile fuyant la persécution religieuse, la
tyrannie et les pogromes. La plupart des immigrés, en revanche,
ne sont pas des réfugiés : ils viennent ici pour gagner du
fric.
Contrairement à beaucoup d’autres, les juifs
ont migré en sens unique. Les juifs ne sont pas demeurés loyaux
à leurs pays antisémites d’origine ; la plupart ont immédiatement
appris l’anglais et embrassé l’américanisme. Alors que, de
nos jours, des millions de personnes immigrent en Amérique par
appât du gain, tout en méprisant l’Amérique et en restant
loyaux à leur pays d’origine.
Nous honorerions vraiment notre expérience
d’immigrants en préconisant une politique beaucoup plus généreuse
pour les vrais réfugiés et les authentiques demandeurs d’asile
– et non en adoptant des lois qui trahissent les travailleurs américains,
ont des effets dévastateurs pour les Américains pauvres,
exploitent les Mexicains, menacent la cohésion sociale de l’Amérique
et mettent en danger les intérêts juifs.
[*
Stephen Steinlight, analyste au Centre pour les Etudes de l’Immigration
(Center for Immigration Studies), a été directeur des questions
nationales à l’American Jewish Committee. Il est le coauteur de
l’ouvrage « Fractious Nation : Unity and Disunity in
Contemporary Americain Live » (University of California
Press – Berkeley, 2004)].
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