Quelles sont les sources et les inspirations de la « guerre
au terrorisme » mise en place par Washington ?
A-t-elle commencé en 2001 après les attentats du 11 septembre
ou bien était-elle en germe auparavant ? Pour le
politologue libanais Youssef Aschkar, la politique menée
actuellement par les États-Unis au Proche-Orient n’est que
l’application à plus grande échelle de ce qu’Israël
pratique en Palestine depuis les années 90 : une guerre
menée contre les peuples, déstructurant les sociétés pour
mieux dominer ou éliminer des populations. Répondant aux
questions de Silvia Cattori, M. Aschkar nous livre son
point de vue sur le développement de cette stratégie, sur la
menace immédiate qu’elle fait peser sur le Liban, la Syrie et
l’Iran.
Ancien président du Parti laïque
et social du Liban, Youssef
Aschkar est historien et anthropologue libanais.
Silvia
Cattori : Nous aimerions connaître
votre analyse du contexte géopolitique régional et ses
implications sur le Liban, pays qui a énormément souffert durant
les quinze années sous occupation militaire israélienne. Israël,
qui mène une politique d’agression à l’égard de ses voisins
est-il considéré par vous comme le principal foyer des guerres
dans la région ?
Youssef
Aschkar : Depuis sa création, Israël n’a pas
seulement été le foyer des guerres au Moyen-Orient. Il a
toujours agi pour faire du Moyen-Orient un foyer de guerre(s) dans
le monde. La guerre est son fil conducteur. Mais le phénomène de
la guerre, en soi, en tant que politique et acte d’agression et
de violence, ne suffit pas à expliquer les particularités de la
guerre qu’Israël mène et cherche à propager, voire à
mondialiser. Le bellicisme d’Israël, en soi, n’explique pas
tout sur sa conduite et ses motivations. Israël mène une guerre
particulière au Moyen-Orient. Une guerre qui a sa propre doctrine
et qui est la source principale des maux que nous connaissons.
Cette doctrine consiste, premièrement, à faire la guerre contre
les sociétés et pas seulement contre les États ; deuxièmement,
à faire du « terrorisme », et de la guerre contre
celui-ci, son arme principale.
S-C. – Pouvez-vous
expliciter ce que vous entendez par « guerre contre la société » ?
Youssef
Aschkar : Après la victoire remportée lors de la
guerre de 1967 contre les pays arabes, Israël a considéré que
ces États, vaincus, humiliés, résignés, ne présentaient plus
de danger. Seuls les peuples faisaient encore obstacle à ses
projets d’expansion. Donc, il fallait mener une guerre directe
contre ces peuples. Israël n’a jamais caché ses intentions.
Dans un document intitulé « Stratégie d’Israël dans les
années 80 », publié en février 1982 par l’« Organisation
Sioniste Mondiale » à Jérusalem, il y avait un plan détaillé
des opérations à mener contre chacun des peuples de la région.
Les déchirements et les guerres
qu’a connus le Moyen-Orient, durant les dernières décennies,
se sont inscrits dans le contexte de cette doctrine belliciste. La
guerre menée par Israël contre le Liban l’a bien montré. Mais
l’agonie du peuple palestinien reste l’exemple le plus évident
de cette politique de nettoyage ethnique constante et méthodique
que mène Israël contre les peuples. La guerre menée
actuellement en Irak par les États-Unis se déroule selon cette
doctrine de destruction des peuples, préconisée de longue date
par Israël.
Quant au terrorisme, dont cet État
se prétend éternellement victime, il a toujours été alimenté,
manipulé et mis en pratique par tous les gouvernements israéliens
qui se sont succédés. Le terrorisme a toujours été son arme
principale et est devenu son arme stratégique dès que la
« doctrine terroriste » a été officialisée en 1996.
S.C. – Cela était-il
inscrit dans ce que l’on appelait, ces années-là, le « processus
de paix » ?
Youssef
Aschkar : Exactement. A Madrid et Oslo, on avait
parlé d’une « paix qui assurerait la sécurité ».
Mais, lors du sommet de Charm-El Cheik en 1996, on a parlé
d’une « sécurité qui assurerait la paix ». C’est
là qu’est née la doctrine terroriste de la « guerre
contre le terrorisme ». Depuis, c’est cette nouvelle stratégie
qui s’est s’imposée et qui a changé tout le climat
psychologique et géopolitique, dans la région et dans le monde.
Cette guerre dite « contre le terrorisme » s’est avérée
être bien pire qu’une simple guerre d’occupation.
Les chefs d’États arabes se
sont vus contraints de mener cette guerre contre les mouvements de
libération qualifiés - selon la formule consacrée par Israël
et les États-Unis - « d’organisations terroristes ».
Ceci avant que d’autres guerres ne menacent ces mêmes États
arabes, qualifiés à leur tour « de foyers de terrorisme ».
S.C. – La donne
a donc été renversée ? On s’attaquait encore une fois
aux victimes, au profit d’Israël ? Youssef
Aschkar : Oui, bien sûr. En se fondant sur cette
doctrine de guerre contre « le terrorisme » Israël, a
repris son image de victime agressée. Les États arabes sont restés,
eux, sur la défensive, chargés d’assurer « la sécurité
d’Israël » comme condition préalable à toute « négociation
de paix ». Litanie éternelle conçue, non seulement pour
leur refuser la paix, mais pour favoriser le terrorisme (d’État)
de cette soi-disant « guerre contre le terrorisme ».
Le plus grave, dans ce changement
radical, est le fait que les États-Unis ont repris à leur compte
la doctrine de guerre d’Israël. Une fois le sommet de Charm el
Cheik terminé, le président Clinton suivi de ses conseillers,
s’est envolé pour Israël. Des équipes israélo-américaines
ont travaillé pendant trois jours d’affilée pour définir les
plans qui traduiraient cette nouvelle doctrine.
Indice très significatif :
entre 1996 et le 11 septembre 2001, la culture de la haine et de
la peur s’est répandue aux États-Unis avec la publication de
milliers de livres et d’articles consacrés au terrorisme. Dès
lors, le « terrorisme islamiste » est devenu le nouvel
empire du mal, l’objet de tout le discours politique. La vision
de la guerre contre « le terrorisme », forcement génératrice
de terrorisme, avait déjà envahi le monde et s’était élevée
au rang d’une charte universelle.
S.C. – Ainsi
vous pensez que le point de départ de la guerre contre « le
terrorisme » n’est pas septembre 2001 mais qu’il était
déjà inscrit dans un « processus de paix », qui
s’est révélé être, en réalité « un processus de
guerre » ?
Youssef
Aschkar : Tout à fait. Le soi-disant « processus
de paix », issu des pourparlers de Madrid et Oslo, n’était
que la mise en application de la doctrine de guerre formulée par
Aba Eban en 1967-68 et adoptée par Israël.
Faire la paix avec
les États, faire la guerre contre les peuples [1]
est le titre d’un essai sur cette doctrine de guerre, que j’ai
présenté à un colloque à l’Université de Bordeaux. J’y
analysais les principes de la politique étrangère, voire de la
stratégie globale, qu’Aba Eban avait édictés dès les années
70. Principes repris par M. Peres
et M. Rabin dans les années 90 et présentés sous la forme
d’une « doctrine de paix », alors qu’elle restait,
ce qu’elle a toujours été : une « doctrine de
guerre » conçue pour être à la fois appliquée contre
leurs voisins arabes mais aussi exportée. Quant au prétendu
« terrorisme », Israël a toujours qualifié les
Palestiniens de « terroristes », déjà bien avant que
la doctrine de « guerre contre le terrorisme » ne soit
officiellement adoptée en 1996. Le 11 septembre 2001 ne fut à la
fois l’aboutissement de cette doctrine et un nouveau point de départ.
S.C. – Ce
n’est donc pas d’une guerre coloniale qu’il faut parler ?
Youssef
Aschkar : Non, ce n’est pas une guerre coloniale.
C’est une guerre de destruction des sociétés, une guerre qui détruit
la vie des peuples. L’occupation en tant que telle est le
moindre mal. Dans une guerre coloniale, il est de l’intérêt du
colonisateur qu’il subsiste un peuple à exploiter. Il s’agit
ici, pour l’occupant israélien, d’un peuple à éliminer.
C’est tout à fait différent d’une guerre coloniale !
Une guerre coloniale se traduit ordinairement par l’occupation
de la terre et non pas – comme on le voit en Palestine - par le
nettoyage ethnique d’un peuple. Il faut cesser de se limiter à
n’y voir qu’une simple occupation car, en Palestine,
l’occupant israélien commet un nettoyage ethnique. Il est
urgent de le dénoncer et de forcer les meurtriers qui pratiquent
ce crime à l’arrêter.
S.C. – Durant
ces années, où le processus dit « de paix » occupait
tous les diplomates et les sommets, aviez-vous pressenti que
Yasser Arafat engageait son peuple dans une voie sans issue et
qu’Israël en profitait, lui, pour consolider ses acquis ?
Youssef
Aschkar : Oui, cela était clair. Yasser Arafat était
un leader traditionnel appelé à faire face à une situation
exceptionnelle. Confronté à une stratégie qui, de fait, sapait
les fondations de la vie de la société palestinienne, il a fait
une politique politicienne. Politique davantage préoccupée de
jeter les fondements de l’Autorité palestinienne, que de défendre
les intérêts de son peuple.
Au moment même où Yasser Arafat
négociait avec Israël la mise en place de l’Autorité
palestinienne sur une petite partie du territoire palestinien,
celui-ci subissait une parcellisation : les colonies se
multipliaient et les routes destinées exclusivement aux Israéliens
qui sillonnaient ce territoire avaient pour objectif de rendre
toute autorité inopérante à assurer la survie des Palestiniens.
S.C. – Comment
comprendre, dès lors, la soumission de nombre de dirigeants
arabes aux desiderata des États-Unis, dont
l’objectif est de les affaiblir pour mieux renforcer la position
d’Israël et celle de l’Amérique ?
Youssef
Aschkar : La soumission de la plupart des dirigeants
arabes n’est pas un fait nouveau. Ils ont toujours compté sur
une puissance extérieure - ou sur le rapport de force mondial -
pour consolider leur propre pouvoir et, par conséquent, ils ont
toujours été peu sensibles aux attentes de leurs peuples. A défaut
d’appui populaire, ils ont toujours cherché à concilier leurs
propres intérêts avec les intérêts des États influents,
considérant leur soumission à ces États, comme une garantie de
leur protection et de leur maintien au pouvoir.
Après la chute de l’Union Soviétique,
la soumission des dirigeants arabes aux États Unis s’est
presque généralisée. Pour deux raisons : par manque
d’alternative extérieure et à cause de la montée des
pressions intérieures. Une sorte de fuite en avant. Mais cette
fuite ne peut durer à l’infini car, dans le contexte actuel,
leur soumission ne les protège plus vraiment. Parce que le rôle
des États-Unis dans le monde, notamment dans notre région, a
changé. Premièrement, les États-Unis ne se limitent plus à
assurer la sécurité d’Israël mais ils se chargent également
de réaliser les projets de ce dernier. Deuxièmement, les intérêts
conventionnels des États-Unis ne sont plus le critère qui permet
de comprendre leur politique. Car le pouvoir des néo-conservateurs
– qui sont un État dans l’État – va dans le sens d’intérêts
foncièrement différents, sinon opposés.
S.C. – Ce
changement capital échappe-t-il aux dirigeants arabes alliés des
États-Unis ?
Youssef
Aschkar : Oui il leur échappe. Ils continuent de se
présenter comme garants de stabilité, alors même que les
projets d’Israël appuyés par les États-Unis n’ont
d’autres buts que de déstabiliser la région. Ils se sentent de
plus en plus déboussolés. Mais ils ne s’en sortiront que
lorsqu’ils s’apercevront que la résistance est plus payante
que la soumission ; et aussi que la soumission est plus coûteuse
que la résistance, quels que soient les sacrifices que celle-ci
exige.
S.C. – De la
part des dirigeants arabes, n’est-ce pas une politique insensée
de faire comme s’ils ne savaient pas ce que tout le monde sait -
à savoir que les États-Unis et Israël veulent les affaiblir et
les empêcher de vivre en paix – et de continuer de composer
avec eux ?
Youssef
Aschkar : Les dirigeants arabes sont hypocrites. Ils
feignent d’ignorer certaines évidences, ils refusent de reconnaître
qu’il est inutile, voire dangereux, de composer avec les États-Unis
et Israël. S’ils avaient eu des illusions avant « Madrid »
et « Oslo », l’expérience de la dernière décennie
aurait dû leur ouvrir les yeux. Et la guerre contre l’Irak, qui
a montré la nature du danger, aurait dû les alarmer. Cela dit,
je ne pense pas que tout le monde sache ce qui se passe vraiment
en Palestine ou en Irak, ou ce qui se prépare contre le Liban, la
Syrie et d’autres pays du Moyen-Orient. La doctrine de « guerre
israélienne » - qui, je le répète, consiste à détruire
les sociétés et non pas seulement à les dominer - échappe
toujours à la compréhension des responsables politiques et des
politologues en général.
Combien de dirigeants dans le
monde savent-ils, ou reconnaissent-ils, que ce qu’Israël fait
en Palestine – sous prétexte d’opérations dites « sécuritaires »
- est un nettoyage ethnique systématique ? Que la guerre que
les États-Unis mènent en Irak détruit méthodiquement la vie du
peuple irakien ? Que le Moyen-Orient est actuellement le
champ d’expérimentation du « chaos créateur »,
monstrueux mécanisme de suicide planétaire.
S.C. – Pour Israël
et les États-Unis, n’est-il pas plus facile de détruire le
peuple palestinien et irakien, dès lors que des États - comme
l’Égypte, la Jordanie, l’Arabie saoudite - se compromettent
avec eux ?
Youssef
Aschkar : Les États arabes participent à cette
destruction, en effet, dès lors qu’ils acceptent cet état de
choses, tout en donnant l’illusion qu’un jour il y aura une
forme de paix, ou une sorte d’État palestinien. Aucun dirigeant
arabe n’a jamais affirmé qu’il y a un nettoyage ethnique qui
se poursuit depuis 1948 en Palestine.
S.C. – Ainsi,
selon vous, l’extension de la guerre à laquelle on assiste était
programmée de longue date et pouvait être par ces États dénoncée,
contrée ?
Youssef
Aschkar : J’ai travaillé sur ce sujet de 1996 à
2001. Je suis arrivé à la conclusion que les autorités des États-Unis
étaient en attente d’un grand incident. Ils ne faisaient rien
pour l’empêcher, mais préparaient tout pour pouvoir
l’exploiter ensuite. C’est le thème de mon livre qui était
à l’impression quand les attentats du 11 septembre sont arrivés.
S.C. – En 1990,
quand Bush père, voulant convaincre le monde du bien fondé de sa
guerre dite du Golfe, avait laissé entendre qu’elle permettrait
également, une fois Saddam Hussein renversé, d’instaurer un
« nouvel ordre mondial » et de conclure la paix en
Palestine, aviez-vous pressenti que ce n’étaient que des mots
creux, qu’une fois cette logique de guerre avalisée plus
personne ne l’arrêterait, et que les pays arabes qui y
participeraient iraient au désastre ?
Youssef
Aschkar : Les États arabes étaient forcés de
suivre cette machination. Par ailleurs, à ce moment là, les États-Unis
n’avaient pas dévoilé toutes leurs cartes. Ils avaient parlé
d’une guerre qui devait contraindre l’Irak à se retirer du
Koweït. Ils n’avaient pas parlé de sanctions. Or cette guerre
avait été conçue pour que les choses ne s’arrêtent pas là :
pour qu’elle soit suivie de sanctions et de nouvelles guerres.
Sanctions qui, de 1990 à 2001, ont tué près d’un million
d’enfants irakiens et causé des séquelles physiques et
psychiques chez quatre ou cinq autres millions d’enfants.
C’est toute une société qui a été détruite et qui en est
sortie très malade.
S.C. – Dans ce
contexte, la déstabilisation du Liban et de la Syrie, provoquée
par l’assassinat d’Hariri, servait-elle les intérêts de ceux
qui ont pour objectif de continuer la guerre contre d’autres
peuples ?
Youssef
Aschkar : Ce qui se passe en Syrie et au Liban est
étroitement lié à ce qui se passe en Irak. Il y a deux stratégies
qui sont à l’œuvre en Irak. La stratégie américaine
officielle, qui est peut-être une stratégie impériale de
domination et de contrôle des ressources. Et une autre stratégie,
qui est celle d’une bande de monstres, que l’on appelle néo-conservateurs
et qui dicte ses projets au Pentagone et au ministère des
affaires étrangères. Cette bande (Richard
Perle, Paul
Wolfowitz, Douglas
J. Feith entre autres) a son propre plan. C’est elle qui a
préconisé de détruire, non seulement l’État, mais toute la
société irakienne. Tout le réseau que contrôlent les néo-conservateurs
échappe aux généraux du Pentagone, échappe au commandement
militaire américain. Il s’est infiltré dans toutes les autorités
supérieures des États-Unis, il s’est infiltré aussi dans la
société, dans les médias américains, dans les sectes
religieuses. C’est un État dans l’État.
Cela est apparu clairement dans le
scandale des tortures à la prison d’Abu Ghraib. La générale
qui était aux commandes des prisons s’est un jour étonnée,
sortant de son bureau : « Mais qui sont ces gens qui
circulent dans les couloirs » ? Son garde du corps lui
a répondu : « Ce sont les gens qui font les
interrogatoires ». Cette générale responsable des prisons
n’en savait rien.
S.C. – Cela
veut-il dire que, là où les néo-conservateurs considèrent
avoir réussi à atteindre leur objectif, il s’agit parfois
d’une défaite pour les troupes de l’armée américaine ?
Youssef
Aschkar : Tout à fait. Car il y a deux plans qui
sont à l’œuvre. Il y a le plan officiel d’une armée
d’occupation qui peut se retirer, qui peut augmenter ses forces,
qui peut se trouver coincée. Et le plan des néo-conservateurs,
qui dictent à l’armée américaine leur propre stratégie, qui
disposent de 45 000 mercenaires et qui sont plus influents que
l’armée américaine elle-même. Ces néo-conservateurs sont,
eux, satisfaits et voient la fin de leur mission en Irak car ils
estiment avoir atteint tous les buts de guerre qu’ils s’étaient
assignés avec leurs milices : amener toute la société
irakienne dans une impasse d’où elle ne sortira plus, remplacer
une dictature centrale par une multitude de communautés
religieuses totalitaires, qui seront en conflit permanent. Ils se
sentent donc prêts à s’attaquer à la déstabilisation du
Liban, de la Syrie, de l’Iran.
S.C. – Pourtant,
certains analystes pensent que l’Amérique ne peut pas mener
deux guerres à la fois, qu’elle ne peut pas s’aventurer
ailleurs, alors que son armée est immobilisée en Irak ?
Youssef
Aschkar : Les néo-conservateurs se moquent de tout
cela ; leur projet était de détruire la société irakienne
et rien ne les a arrêtés. Ils trouveront une autre formule pour
s’en prendre à la Syrie ou à l’Iran. Ce qui se passe est très
grave. On pourrait me dire « Mais c’est un cauchemar !
Vous vous imaginez des choses ! » Je dis, faisons une
enquête pour vérifier si ce que j’affirme à leur sujet est
vrai ou non.
S.C. – Une enquête
sur quoi précisément ?
Youssef
Aschkar : Sur ces néo-conservateurs qui dominent le
Pentagone et sont à l’origine de tant de désastres
humanitaires ! Sur ce qui s’est réellement passé le 11
septembre 2001 ! Sur qui commande véritablement la guerre en
Irak ! Est-ce M. Bush ou bien ces monstres qui, au
Pentagone, se servent de mercenaires pour mener des opérations
secrètes au Moyen-Orient ?
S.C. – Pensez-vous
que les procureurs qui enquêtent sur l’assassinat d’Hariri
par exemple, ne vont pas pouvoir établir la vérité ?
Youssef
Aschkar : C’est la résistance qui devrait mener
cette enquête. J’appelle à ce que soit mis en place une
« résistance-enquête ». Avant septembre 2001, on ne
pouvait pas enquêter et stopper les néo-conservateurs, parce que
leurs noms n’étaient pas connus. Maintenant, nul ne peut plus
les arrêter parce que la machine est lancée, mais nous pouvons
au moins enquêter sur leurs crimes et les dénoncer nommément.
S.C. – L’État
français s’était clairement opposé à l’intervention de
Bush et Blair contre l’Irak. Son récent réalignement vous
a-t-il surpris ?
Youssef
Aschkar : La position de la France sur l’Irak
avait suscité un grand espoir au Moyen-Orient quand elle s’est
opposée aux folies des néo-conservateurs américains. En se démarquant
des États-Unis, la France avait tout à gagner sur le plan intérieur,
européen et mondial.
Malheureusement, sa position a
changé dès juin 2004. Il y a eu, ce mois là, quatre événements
décisifs : le sommet transatlantique entre l’Europe et les
États Unis, le sommet de l’Alliance atlantique à Istanbul, le
G8 à Evian, la fameuse rencontre aux Nations unies. Lors de ces
quatre rencontres, les États-Unis sont parvenus à imposer leur
logique de guerre. M. Chirac
et son équipe n’ont présenté aucune vision qui soit propre
aux intérêts de la France, de l’Europe et du monde. La France
s’est effacée pour faire place à la simple recherche d’une
« réconciliation » avec les États Unis.
C’est la France qui s’est
chargée de préparer la Résolution 1559. Elle s’est donné
l’illusion de devenir un « partenaire » au plan régional
et un acteur de premier plan sur la scène libanaise. Alors
qu’en réalité, une fois soumise, la France n’est plus
qu’un simple pion sur l’échiquier des néo-conservateurs,
dont le plan est clair : instrumentaliser pour déstabiliser,
pas seulement la Syrie et l’Iran, mais le Liban en premier lieu.
Les dirigeants français ont cédé
à la vision néo-conservatrice. Ils ont commis une erreur de
jugement. S’ils n’avaient pas versé dans l’opportunisme,
ils auraient pu résister et gagner bien davantage. En 2003, la
France avait été gagnante à Londres, quand M. Dominique
de Villepin, dans son discours historique sur la situation
mondiale, avait présenté une vision qui partait d’une vraie
volonté politique et tenait tête aux monstres du Pentagone.
Alors qu’actuellement la France est perdante sur tous les
tableaux.
Les petits calculs conventionnels
ne paient pas dans ces situations exceptionnelles. En clair, M. Chirac
a accepté, sur le plan moral, de dégrader l’image de la France
et, sur le plan éthique et fonctionnel, de confier à la France
le sale rôle de déstabiliser la région, notamment le Liban, et
de tromper les Libanais sur leur avenir.
Je voudrais, ici, poser plusieurs
questions à M. Chirac. Quel projet a-t-il pour cette région ?
Quel contrôle peut-il exercer sur le projet américain préexistant ?
Estime-t-il que la France et l’Europe sortent gagnantes en
s’associant à ce projet de déstabilisation, voire de mise à
feu de la région ?
S.C. – Selon
vous, la France, s’est-elle aujourd’hui totalement ralliée à
la politique anti-arabe de Bush et Blair ?
Youssef
Aschkar : La France a abandonné sa position de
force ; elle a renoncé à son rôle particulier qui
consistait à frayer une nouvelle voie, pour elle et pour l’Europe,
avec le tiers monde. Ce dernier est son partenaire naturel dans
l’esprit d’un partenariat de complémentarité à visage
humain. Pour être crédible, cet esprit devait se manifester, non
seulement dans les nouvelles relations intra-européennes, mais
aussi vis-à-vis du monde extérieur, notamment du tiers-monde.
Malheureusement, la France a décidé, non seulement de
s’aligner sur les États Unis, mais aussi d’adhérer à la
doctrine de guerre des néo-conservateurs. Ce positionnement lui a
valu de s’effacer et de s’isoler. Cet isolement se traduit à
trois niveaux : celui de Jacques Chirac en France, celui de
la France en Europe, et celui de l’Europe dans le monde. Un
grand espoir s’est évaporé, qui laisse le monde livré au
nouvel ordre de la peur et de la haine.
S.C. – Les
citoyens du monde seraient-il entre les mains de dirigeants
irresponsables qui ne maîtrisent plus rien ?
Youssef
Aschkar : Les dirigeants politiques ne se réduisent
pas à cela. Même s’ils font le plus souvent preuve
d’irresponsabilité, d’opportunisme et de mensonge. Le fond du
problème est ailleurs : il s’agit de savoir qui détient
le vrai pouvoir. Dans le « nouvel ordre mondial », ce
vrai pouvoir est en train de se déplacer de l’autorité
territoriale des États, à l’autorité sans contrôle d’une
lignée de nouveaux maîtres. Je ne désigne pas les
multinationales, les instances financières transnationales et le
processus de privatisation économique. Les nouveaux maîtres sont
d’un autre ordre : ils sont liés à la monstrueuse équipe
de néoconservateurs qui agissent aux quatre coins du monde à
l’aide de leurs réseaux et milices. Le domaine économique est
soumis à leur projet. La privatisation n’est plus une simple
mesure économique. C’est principalement une idéologie qui
consiste à privatiser et à monopoliser l’essentiel de
l’espace public, notamment politique et sécuritaire, pour
instrumentaliser les autres secteurs. Il s’agit d’un
monstrueux coup d’État planétaire.
Les dirigeants politiques sont de
plus en plus dépassés et manipulés. Ils souffrent moins
d’incompétences personnelles et d’inhabiletés « techniques »
que de manque de vision ou de valeur morale : ils sont autant
lâches qu’ignorants, ne sachant pas, ou n’osant pas, reconnaître
la nouvelle réalité.
Nos autorités ne veulent pas
relever ce défi. D’autant qu’elles ne sont pas soumises à
des pressions populaires qui les forceraient à changer
d’orientation. Notre tâche doit donc tendre à provoquer une
prise de conscience populaire qui les contraigne à changer de
politique. Cette pression populaire devrait être plus forte et
plus convaincante que celle qu’exercent actuellement les États-Unis
sur nos autorités.
S.C. – Au Liban,
la population soupçonne-t-elle qu’elle est peut-être - depuis
l’assassinat d’Hariri - l’objet de manœuvres, non pas
inter-arabes mais, occidentales ?
Youssef
Aschkar : Les Libanais sont très inquiets au sujet
de leur avenir. Mais la manipulation quotidienne exercée par des
réseaux de saboteurs agissant en secret, les empêche souvent de
voir clair. Une grande partie du peuple libanais est consciente,
je crois, de ces manœuvres criminelles, mais elle n’est pas
unie ni préparée à répondre de manière efficace à ces
manipulations. Tandis que les manœuvriers, eux, parviennent à
exploiter toutes les faiblesses de la politique politicienne qui
est de tradition au Liban, et aussi à se servir de la question
confessionnelle pour diviser les gens. Le communautarisme, sur
lequel les manœuvriers s’appuient, prive les citoyens de leurs
repères communs et rationnels, d’autant que les plans de ceux
qui déstabilisent la société sont méticuleusement préparés.
Nous avons un grand travail de
conscientisation à mener si nous voulons éviter que la situation
ne s’aggrave et ne devienne irréversible. Le temps presse.
S.C. – Se
pourrait-il que des services secrets occidentaux aient financé
les exécutants de l’attentat contre Hariri ? Mais dans
quel but ? Faire éclater la société libanaise ?
Youssef
Aschkar : Sans aucun doute, l’infiltration n’est
pas seulement une arme principale, c’est une stratégie. C’est
la spécialité des services secrets. La capacité de ces services
est sans égale pour créer des scénarios invraisemblables et les
exploiter pleinement. Faire éclater la société libanaise fait
partie de leur plan principal. Quant à leur calendrier, il reste
obscur. Notre tâche immédiate est d’agir à temps pour faire
échouer leur plan terrifiant.
S.C. – Vous êtes
donc très inquiet pour l’avenir ?
Youssef
Aschkar : Si on continue dans cette voie, c’est très
grave. Tous les voisins directs d’Israël, toute cette région
considérée comme un « espace vital » par Israël,
sont sous sa menace directe, sujets à déstabilisation.
Dans le contexte stratégique et géopolitique
du « Grand Moyen Orient et de l’Afrique du Nord »,
l’enjeu est Israélo-Américain. Les pressions s’exercent sur
tous les fronts et dans toutes les directions. Elles s’exercent
de façon très évidente sur l’Iran et la Syrie, alors que, sur
le Liban, elles sont camouflées. Ce qui laisse le Liban en
suspens, partagé entre ceux qui se font des illusions sur la démocratie,
la liberté et la prospérité - appât empoisonné tendu par les
Israéliens et les Américains - et ceux qui ne se font aucune
illusion sur leurs intentions.
Le Liban est à la fois le pays le
plus menacé et le plus vulnérable. Les chrétiens libanais, dont
une partie s’imagine représenter une garantie qui met le Liban
à l’abri de la menace israélienne, sont en réalité la cible
prioritaire dans les projets d’Israël.
S.C - Cela vous
surprend-t-il de voir qu’en Occident - sous l’influence des
propagandistes du « choc des civilisations » qui ont
leur tribune dans les grands médias - les gens ont largement
accepté l’idée que les gens de confession musulmane sont des
« fanatiques » et des « terroristes » ?
Youssef
Aschkar : Les services de propagande des néoconservateurs
manipulent fort bien les faits et les médias ; par ce biais
ils parviennent, malheureusement, à tromper la majorité des gens
et à déboussoler les progressistes eux-mêmes. Ils agissent pour
discréditer les musulmans, d’une part en manipulant et finançant
des mercenaires qui exécutent des attentats terroristes que
l’on attribue ensuite à la résistance, d’autre part en déclenchant
un processus de fanatisation. Cette deuxième méthode consiste à
créer des situations conflictuelles par des provocations à
caractère religieux qui brouillent les repères, provoquent des
manifestations et discréditent l’Islam [2].
Induits en erreur par ces
provocations répétées, les progressistes sont déboussolés :
en tant qu’humanistes, ils ne peuvent défendre des actes
violents ; et en tant que laïcs, ils ne peuvent tolérer le
fanatisme. Les progressistes qui ne sont pas conscients de la
manipulation opérée par les néoconservateurs, se trouvent ainsi
empêtrés dans de faux débats.
En fait, les attentats qui font de
nombreuses victimes civiles sont téléguidés par cette bande du
Pentagone qui, par le biais de ses réseaux, crée, et finance des
organisations fantômes qui terrorisent les uns et les autres au
nom des uns et des autres.
Remarquons ici, que l’idéologie
des néo-conservateurs, telle qu’on la voit se déployer sur le
terrain, est la seule et la première idéologie de l’Histoire
qui cherche à produire des opposants plutôt que des adhérents,
laissant aux opposants le rôle de lui fournir les adhérents.
Je m’explique. Cette idéologie
s’applique à produire des opposants en les poussant au
fanatisme de façon à susciter et à alimenter tous les
fanatismes du monde, y compris le fanatisme musulman et arabe, ce
qui permettra de donner une image très négative des musulmans,
et finira par produire – c’est le but - des réactions
hostiles à leur égard. Même les laïcs convaincus, des deux côtés,
seront insensiblement amenés à remettre en question leur laïcité,
et à voir dans « l’Autre » un partenaire invivable.
C’est ce qui se passe actuellement et qui est en voie de déstabiliser
l’Europe, de causer une coupure entre les deux rives du bassin méditerranéen,
de saboter et de ruiner les projets du partenariat méditerranéen
de Barcelone.
Si cette coupure s’aggrave, des
voix vont se faire entendre, également en Europe, pour appeler à
se rallier à la doctrine des néo-conservateurs touchant la
« guerre contre le terrorisme » et le « fanatisme
musulman ». Ce n’est qu’à ce moment-là, que l’idéologie
néo-conservatrice aura accompli sa mission : ayant contribué
à provoquer le développement du fanatisme chez les musulmans,
elle aura suscité en retour, en Occident, des adhérents à ses
thèses sur le « choc des civilisations ». Et l’Europe,
jusque là rétive, s’alignera sur l’idéologie des néo-conservateurs.
Ces manœuvres échappent aux progressistes et aux politiques en général.
S.C. – Quels
moyens d’action pourraient encore changer ce cours tragique ?
Youssef
Aschkar : Tout doit partir d’une prise de
conscience des réalités soigneusement occultées par cet édifice
de mensonge qui travaille à manipuler l’esprit critique de
toute l’humanité. Seule une « enquête planétaire »
pourrait répondre à cette menace planétaire et dévoiler les
manœuvres qui la sous-tendent. Cette prise de conscience devrait
s’effectuer à deux niveaux : celui des États et celui des
citoyens. Cette « enquête planétaire », doit
commencer de toute urgence, elle doit devenir l’action
prioritaire de la résistance et aussi le facteur unificateur de
cette résistance. Tous les résistants et les militants du monde
doivent s’unir, doivent s’opposer, en priorité, à cette
nouvelle guerre planétaire, quelles que soient les causes
particulières qu’ils défendent et les malheurs dont ils
souffrent et contre lesquels ils luttent. Car cette guerre aggrave
tous leurs malheurs particuliers et rend la lutte des peuples sous
occupation plus difficile. « Axis
for Peace » s’est constitué dans cet esprit en
novembre 2005 lors du colloque de Bruxelles. Les participants, qui
militent pour différentes causes, se sont rendu compte de
l’esprit unificateur de ce colloque. Nous devons faire de la
lutte contre cette guerre qui s’attaque aux sociétés, la
priorité des priorités. Car elle sert notre cause commune à
tous et sert également à alerter les gouvernements quant à la
portée de cette guerre qui les affectera tôt ou tard. Tant que
cette menace n’est pas comprise et considérée comme
prioritaire par les forces populaires, les gouvernements
persisteront à aller dans des directions impropres à faire face
à cette menace exceptionnelle.
S.C. – Le
tableau que vous avez tracé n’est-il pas profondément déprimant
pour les peuples du Moyen-Orient, voire pour nous tous ?
Youssef
Aschkar : Bien sûr ; je serai extrêmement
pessimiste si les choses ne changent pas radicalement. Car il
s’agit, au Moyen-Orient, d’une menace existentielle dont
l’opinion n’est pas pleinement consciente ; mais aussi
d’une menace planétaire dont les peuples du monde et les États
- notamment les grandes puissances - ne se sont pas suffisamment
alarmés. Mais l’optimisme ou le pessimisme dépendront de
l’avenir de notre action. Tout dépendra du fait qu’une action
aura été menée à temps, et du fait que la résistance aura su
unifier et centrer ses efforts sur la bonne cible. Car les forces
unies, de celles et ceux qui s’engagent dans l’action, sont
humainement supérieures à celles des monstres du Pentagone,
quelle que soit l’énormité de leurs moyens matériels et
logistiques
[1]
« Faire
la paix avec les États, faire la guerre contre les peuples »,
par Youssef Aschkar, Voltaire, 19 juin 2003.
[2]
Cet entretien a eu lieu avant qu’éclate le scandale des
caricatures danoises