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TLAXCALA
Nasrallah
et les trois Liban(s)
Sami Moubayed *
in
Asia Times, 3 août 2006
http://www.atimes.com/atimes/Middle_East/HH03Ak01.html
Damas – Beaucoup de gens, dans le monde
arabe, reprochent aux Libanais leur désunion et leur non
mobilisation massive derrière le Hizbullah et son secrétaire général,
Hassan Nasrallah. Ces divisions sont étranges, pour qui ne connaît
pas le Liban : de fait, il existe trois Liban(s), chacun
ayant sa propre histoire, ses propres objectifs, ses propres
alliances et ses propres dirigeants.
Une amie,
appartenant au « Liban sunnite », a terriblement
vilipendé le Hizbullah, en disant que la milice chiite a ruiné
sa vie, alors qu’un autre ami, du « Liban chiite »,
lui (ce deuxième Liban représente 40% de la population) a dit
que le Hizbullah était la plus grande chose que le monde ait
produite depuis son émancipation des Ottomans, en 1918. Un troisième
ami, du « Liban chrétien », m’a dit que le
Hizbullah n’était pas le « parti de Dieu »,
contrairement à son acronyme en arabe, mais bien plutôt le
« parti du Diable »…
Reste qu’il y a
beaucoup de recoupements, au Liban, comme l’indique un sondage récent
effectué par le Centre De Recherches et d’Informations de
Beyrouth, afin de prendre le pouls du pays au sujet de la guerre
en cours. C’était avant que les avions de guerre israéliens ne
bombardent le malheureux village de Qana, tuant plus de cinquante
et une personnes (dont vingt-deux enfants). Cet événement à lui
seul a considérablement fait monter les sentiments anti-israéliens
ainsi qu’un authentique désir soit de revanche, soit
d’instauration d’un cessez-le-feu immédiat.
Le sondage a été
effectué auprès des Chiites, des Sunnites, des Druzes et des Chrétiens
maronites. Surprise : il a montré que 70,9% des Libanais,
appartenant à toutes les confessions, soutiennent la capture de
deux soldats israéliens par le Hizbullah, le 12 juillet –
c’est-à-dire l’opération qui a déclenché les représailles
israéliennes.
En raison des
critiques très graves formulées par le leader druze Walid
Jumblatt à l’encontre du chef du Hizbullah Hassan Nasrallah,
seuls 40 % des Druzes ont soutenu des opérations de ce type. Le
soutien chrétien, en raison du soutien apporté à Nasrallah par
le général Michel Aoun, s’établissait à 55%.
L’un dans
l’autre, le sondage a montré que 87% des Libanais étaient
favorables aux représailles du Hizbullah contre Israël. Ceci
tient principalement aux performances militaires du Hizbullah,
aujourd’hui célébrées. En revanche, 89,5% des Libanais ont
dit qu’ils ne voyaient pas dans les Etats-Unis un honnête
courtier dans le règlement du conflit moyen-oriental. 64,3% étaient
mécontents des prestations du Premier ministre Fouad al-Siniora.
Dans la communauté sunnite, 64,8% des sondés ont dit qu’ils
n’étaient pas d’accord pour que Siniora soit Premier
ministre.
Bien entendu, le
sondage montre que beaucoup de Musulmans sunnites ( et aussi de
Chrétiens maronites) soutiennent le Hizbullah. Tout discours
selon lequel il ne bénéficierait d’aucun soutien dans les régions
non-chiites est par conséquent totalement absurde.
Nasrallah a
transcendé son identité chiite et il est devenu un leader
panlibanais, panarabe et panislamique. Le fait qu’il s’agisse
d’un clerc, d’un musulman et d’un chiite n’a vraiment que
fort peu d’importance au stade atteint actuellement par sa
guerre face à Israël.
Le Liban chiite
Il est un des trois
Liban(s), principalement dans le Sud, qui est le Liban du
Hizbullah, le Liban des Chiites et l’épicentre de la rhétorique
et de l’action anti-israéliennes. Ce Liban est partagé par le
Hizbullah avec le mouvement Amal, dirigé par Nabih Berri.
Tous les habitants
de ce Liban-là n’appartiennent certes pas au Hizbullah, mais
tous respectent Nasrallah, et ils l’aiment. Dans les années
1960, ce Liban ne recevait pas plus de 0,7% du budget de l’Etat
pour les travaux publics et les hôpitaux, tandis que les deux
autres Liban(s) étaient qualifiés de « Suisse du
Moyen-Orient ».
C’est le Liban
sans alcool des femmes voilées, des hommes barbus, des faubourgs
perclus de pauvreté et ornés des posters ubiquistes de
l’ayatollah Ruhollah Khomeini, le dirigeant disparu de la révolution
islamique de 1979, en Iran.
C’est ce Liban-là
que l’on voit sur Al-Manar, la télé du Hizbullah. Ce Liban-là
est anti-américain et anti-israélien jusqu’à la moelle.
Beaucoup de gens, ici, y compris au Hizbullah, parlent couramment
l’anglais, mais ils préfèrent converser, penser et écrire en
arabe. Dans ce Liban-ci, la culture française se réduite à la
portion congrue.
Un de mes amis
habitait dans le quartier beyrouthain de Jnah. Comme il avait
l’intention de déménager tout en laissant ses meubles, qu’il
devait donc vendre, un membre de Hizbullah viendrait le voir, lui
achèterait tous ses meubles et tous ses appareils ménagers, après
quoi il en ferait don, au nom du Hizbullah, à des familles nécessiteuses
appartenant à la communauté chiite. Et c’est ce que cet
« activiste » fit.
Une autre histoire
au sujet du Liban de Nasrallah, c’est celle de cette pauvre
femme chiite. Elle avait bien du mal à joindre les deux bouts,
jusqu’au jour où un militant du Hizbullah vint lui rendre
visite dans son quartier chiite de Dahiyyéh, la banlieue sud de
Beyrouth. Il lui offrit une machine à coudre toute neuve, lui
enseigna à s’en servir pour produire des sweaters et des écharpes,
en lui promettant que toute sa production serait achetée par le
Hizbullah.
Des centaines de
familles, dans le Liban chiite, vivent grâce à des allocations
mensuelles qui leur sont versées à leur domicile, au début de
chaque mois, dans une enveloppe scellée, de la part du secrétaire
général du Hizbullah. Les familles des blessés, des prisonniers
dans les geôles israéliennes et des morts au combat reçoivent
une éducation gratuite et sont hospitalisés, en cas de besoin,
gratuitement, aux frais du Hizbullah. C’est ce Liban-là qui est
visé par Israël. Pour les raisons mentionnées, entre autres, il
sera difficile – sinon impossible – de faire se retourner la
population contre le Hizbullah et contre Nasrallah dans ce Liban-là,
qui est en quelque sorte LEUR Liban.
Dans son Liban,
Nasrallah est tout simplement le roi. Le désarmer par la force
serait impossible. Les Chiites, qui avaient tant souffert de leur
statut de parias dans les années 1950 et 1960 ont renversé leur
sort grâce à l’Iran, à l’argent provenant de la communauté
chiite de la diaspora, et à Nasrallah.
Ils ne désarmeront
pas leurs armes de gaîté de cœur, car, en plus du fait
qu’elles les protègent contre Israël, les armes du Hizbullah
sont un symbole de leur force et de leur existence même. S’ils
sont forts, c’est parce que le Hizbullah est armé. Bien sûr,
d’autres parties du Liban ont été détruits dans cette guerre,
mais les régions qui souffrent le plus sont les districts
chiites, tant dans la banlieue Sud de Beyrouth qu’au Sud Liban.
Ils paient leur soutien au Hizbullah au prix fort. Mais entend-on
un seul Chiite se plaindre ?
Le Liban sunnite
Passons à un autre
Liban : celui des Musulmans sunnites, dirigé durant treize
ans par l’influence vertigineuse de feu l’ex-Premier ministre
Rafik Hariri, assassiné en février 2005. Ce Liban sunnite est
aujourd’hui sous la supervision de son fils, Saad, et du Premier
ministre Siniora : deux hommes politiques formés aux
Etats-Unis, qui tiennent en haute estime l’économie libérale,
la société ouverte et une éducation de qualité et laïque.
Il s’agit de ce
Liban où tant l’influence panarabe que l’influence
anglo-saxonne sont très fortes. Ses habitants parlent et
comprennent très bien l’anglais, et ils l’utilisent aisément
et indifféremment, avec l’arabe. C’est le Liban de la bonne
chère, des bons vins, des belles femmes, du shopping, des plages
et des plaisirs.
C’est un Liban
historiquement lié à la Syrie. Ses dirigeants, durant les années
1930 et 1940, se considéraient comme plus proches de Damas et de
leurs coreligionnaires syriens qu’ils ne l’étaient des Chrétiens
de la montagne libanaise. Originellement, ils voulaient être réunis
à la Syrie, à la mère patrie. Mais, à la fin des années 1930,
ils abandonnèrent cette idée, en faveur de l’appartenance à
un Grand Liban, à la condition d’être traités à l’égal
des Chrétiens.
Ce Liban a rompu
les ponts avec la Syrie après l’assassinat de Hariri. Ses
dirigeants, naguère alliés de Damas, se sont retournés contre
la Syrie après qu’il fut devenu impopulaire d’être
pro-syrien, accusant la Syrie d’avoir assassiné Hariri.
Contrairement au
Liban uni de Nasrallah, toutefois, ce Liban-là est profondément
divisé. Une moitié est sous la houlette de Saad Hariri. C’est
la moitié anti-syrienne, pro-saoudienne et pro-occidentale.
L’autre moitié est dirigée par d’ancien notables sunnites
traditionnels (en particulier beyrouthains), qui avaient été mis
sur la touche par la fulgurante ascension de Rafik Hariri, en
1992, et qui continuent à rôder dans l’ombre, sous la
domination de son fils, Saad.
Ces sunnites-là, on l’aura compris, sont, quant à eux,
pro-syriens.
Les dirigeants de
cette deuxième moitié du Liban sunnite sont par exemple les
ex-Premiers ministres Salim al-Hoss et Omar Karameh, avec
d’autres hommes politiques tel Tammam Salam. Ils sont convaincus
qu’on a bradé l’influence syrienne contre celle des
Etats-Unis.
Les Américains ont
promis aux dirigeants du Liban post-Syrie la démocratie, la prospérité
et la stabilité. En lieu et place, ils leur ont donné la guerre
et les bombes, autorisant puis attisant la guerre actuelle dans le
but de casser le Hizbullah. Naturellement, ce deuxième groupe
sunnite reste allié à la Syrie et célèbrent en Nasrallah un
dirigeant panislamique et panarabe.
Le Liban de Hariri
– celui qu’on voit sur Future TV (la chaîne de Hariri) –
redoute l’expansion de l’influence iranienne dans le monde
arabe. Il existe bien un groupe d’anti-Hariri, mais ce sont de
piètres experts ès relations publiques, et on n’en entend pour
ainsi dire jamais parler, ni on ne les voit, sur les médias tant
libanais qu’internationaux.
Le Liban chrétien
C’est le troisième
Liban. C’est le Liban qui était jadis dominant, depuis l’époque
post-ottomane jusqu’à la fin de la guerre civile, en 1990.
C’est celui qui a préservé la sophistication et la démocratie
libanaises. Il a fait face à l’hégémonie musulmane dans les
années 1950 et 1960, refusant de faire du Liban une nation révolutionnaire
inspirée par l’esprit de rébellion, le socialisme et l’anti-occidentalisme
du président égyptien Gamal Abdel Nasser.
Ce Liban est
terriblement influencé par la France. Certains de ses habitants
sont plus à l’aise avec le français qu’avec l’arabe.
Certains refusent même d’apprendre l’anglais afin de préserver
leur culture franco-libanaise. Dans ce Liban-là, il est de règle,
chaque matin, au saut du lit, d’avaler un café tout en lisant
des journaux écrits en français…
Ce Liban-là est
aujourd’hui dirigé par l’ex-seigneur de la guerre Samir
Geagea, récemment libéré de prison, et par un ancien commandant
de l’armée libanaise, Michel Aoun. Après que Aoun ait conclu
une alliance avec Nasrallah – ce qui a envoyé des ondes de choc
dans l’ensemble du Liban chrétien – beaucoup disent qu’il
s’est suicidé politiquement et que cela entraînera sa perte,
et, avec lui, celle de la communauté maronite. On l’a accusé
d’avoir retourné sa veste. Cela pourrait mettre un terme à ses
rêves de devenir un jour le Président de la République
libanaise, dirent-ils.
Toutefois, Aoun,
lui, a bien compris que le Liban avait changé, sachant
parfaitement que le seul soutien des Chrétiens ne suffisait plus
à lui assurer un fauteuil présidentiel au Palais de Baabda…
Pour comprendre les
miracles accomplis par Aoun au bénéfice du Hizbullah, il faut
comprendre à quel point ses partisans ont fait preuve de leur fidélité
et l’ont toujours soutenu dans ses évolutions. Quand il voulait
lutter contre les Syriens, ses partisans étaient anti-syriens
jusqu’à la moelle. Quand il s’est allié au Hizbullah, ses
partisans sont devenus des défenseurs éloquents et convaincants
du Hizbullah. Les gens d’Aoun soutiennent tout ce qu’Aoun leur
dit de soutenir… C’est aussi simple que cela. Et,
aujourd’hui, Aoun leur dit de se tenir fermement derrière le
Hizbullah et Nasrallah.
Israël tente de
retourner le Liban contre les Chiites. Il veut que les Chrétiens
souffrent de la guerre qu’il fait au Liban, et qu’ils en
viennent à accuser le Hizbullah d’avoir entraîné le Liban
dans ce conflit. C’est la raison pour laquelle Israël a bombardé
le Liban chrétien. Mais les Chrétiens ne se retournent
absolument pas contre Nasrallah. Bien au contraire, ils
contribuent aux secours, par l’intermédiaire de leurs
associations caritatives, de leurs ONG, de leurs églises et de
leurs monastères. Cette solidarité, c’est à Michel Aoun
qu’on la doit.
Les factions anti-Hizbullah
des Liban chrétien et sunnite disent que Nasrallah n’a pas le
droit de dicter au Liban le sort d’un pays voué à être en
guerre avec Israël. C’est ce que dit le Liban de Hariri et de
Geagea. Ils arguent du fait que Nasrallah n’avait pas le droit
de capturer les deux militaires israéliens, sans aucune considération
pour le gouvernement libanais et pour le peuple libanais, qui en
ont subi les conséquences.
Ils disent que
Nasrallah est une création de l’Iran et de la Syrie, qui mène(rait)
la guerre de ces deux pays par procuration contre Israël sur le
territoire libanais et au dépens des Libanais. Cette guerre, prétendent-ils,
a coûté au Liban la somme exorbitante de 9 milliards de dollars,
à ce jour. Nasrallah répond que (contrairement à d’autres
hommes politiques libanais éminents aujourd’hui dans le camp
anti-syrien), il ne s’est pas servi de ses entrées à Damas
pour mener la grande vie et voyager en Europe, ni pour planquer du
fric dans des banques étrangères. Il a utilisé ses relations
avec les Syriens pour acheter des armes et pour faire la
guerre à Israël – et il en est très fier. Nasrallah, que
l’on sache, ne se vautre pas dans les délices de Capoue…
La manière dont il
voit le Liban est très différente de celle des Sunnites ou des
Chrétiens. Il ne s’est sans doute jamais rendu dans les villégiatures
touristiques des montagnes libanaises, il ne s’est jamais prélassé
sur les plages du Liban et il n’a aucune idée de la vie
nocturne de Beyrouth. Il mène une vie de moine, entouré de sa
famille, et il conduit lui-même sa Mercedes-Benz 500 (modèle
1990).
Peu lui en chaut,
que l’économie libanaise soit florissante, ce qui était le
principal souci de Siniora ou de Hariri. Pour lui, le tourisme –
un secteur totalement dévasté par cette guerre – ne signifie
absolument rien. Il faut bien prendre conscience du fait que
Nasrallah n’est pas particulièrement affecté de voir Beyrouth
plongé dans le noir et dans un marasme économique total.
Pour la plupart des
Libanais, l’image du centre de Beyrouth transformé, de cité
vibrante de vie et d’esprit en une cité fantôme, exprime la
misère et la désolation. Pour Nasrallah, cette image signifie
tout simplement que la tâche, normale et attendue, consistant à
se battre contre les Israéliens, est en cours de réalisation.
Au
moins autant qu’Israël, ce sont ces trois Liban(s) qui vont décider
du sort du pays.
[* Analyste politique syrien]
Traduit de l'anglais
par Marcel Charbonnier, membre de Tlaxcala, le réseau de
traducteurs pour la diversité linguistique (www.tlaxcala.es).
Cette traduction est en Copyleft.
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