on Amin.org, 5 juin 2006
http://www.amin.org/eng/uncat/2006/june/june5-0.html
Traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier, membre de Tlaxcala,
le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique (www.tlaxcala.es).
Cette traduction est en Copyleft.
Au printemps 1948, des mukhtars (sortes de maires) de colonies
juives en Palestine allèrent trouver les mukhtars arabes
palestiniens des villages alentour, qui maintenaient de bonnes
relations de voisinage avec eux, et leur confièrent à l’oreille :
« Nous sommes vos bons amis et vos voisins, et nous devons
vous donner un conseil sincère. Ces salauds de soldats du Palmach,
qui viennent juste de débarquer d’Europe, sont sans pitié. Ils
ont l’intention de « nettoyer » les villages arabes.
Rassemblez vos familles et partez. Sauvez-vous, avant qu’il ne
soit trop tard. » Il ne s’agissait pas d’un conseil
« sincère ». Cette « campagne murmurante »
avait été ordonnée par le commandant du Palmach, Yigal Allon (Paicovich),
et elle eut pour résultat la dépopulation d’au minimum douze
villages.
Il existe plusieurs sortes de soldats israéliens. Tous ne
portent pas des armes. Un régiment de création récente a pour
mission ce qu’on appelle la « hasbara », c’est-à-dire
les relations publiques. Elle consiste à blanchir la brutale
politique israélienne d’occupation et son racisme. Ironiquement,
le terme ‘hasbara’ est phonétiquement proche du terme ‘za’bara’,
qui signifie « faire beaucoup de bruit, sans objet ».
Gershon Baskin [Le droit au retour en Palestine, AMIN, 25 mai
2006] donne à ses amis palestiniens un avis « sincère »,
l’avis d’un « authentique ami du peuple palestinien » :
« renoncez à votre droit au retour ». Ces villageois de
Safad, qui avaient écouté leurs amicaux voisins juifs en 1948,
ainsi que leurs descendants, devraient aujourd’hui écouter leurs
nouveaux amis israéliens, qui leur demandent de renoncer à leur
droit humain le plus fondamental : celui d’avoir une maison,
de la conserver et de pouvoir y retourner.
Pourquoi cette campagne devrait-elle avoir pour origine un
quelconque groupe humain ? Or, elle provient de juifs européens,
lesquels, selon Arnold Toynbee, devraient avoir été les premiers
à tirer des leçons de l’Histoire ?
Baskin décline ses raisons (et aussi celles d’Israël) de dénier
aux Palestiniens leur droit au retour. Aucune de ces « raisons »
ne résiste à un examen quelque peu approfondi. Chacune est une
arme standard de l’arsenal désormais discrédité de mythes et de
désinformation.
Baskin commence par la résolution 180 de l’Onu (Projet de
Partage de la Palestine), qui a été adopté « à une quasi
unanimité par le peuple juif » - c’est-à-dire par les
immigrants juifs en Palestine d’origine européenne. Mais cela
n’a pas été le cas, en ce qui concerne les Palestiniens.
Pourquoi l’auraient-ils adoptée avec enthousiasme ?
Baskin se garde d’indiquer que ce plan alloue 55,5 % de la
Palestine aux immigrants juifs européens, qui n’en possédaient,
en dépit même de la collusion du Mandat britannique, que 5,5 %. Il
ne mentionne pas que 457 villages et bourgs palestiniens se retrouvèrent
soudain placés, en application du plan, sous la souveraineté
desdits immigrants, dont beaucoup venaient de débarquer sur les côtes
palestiniennes nuitamment, depuis des navires de contrebandiers. Il
ne mentionne pas non plus que 48 % des habitants de ce qui allait
devenir l’ « Etat juif » étaient des Arabes
palestiniens. Par ailleurs, il ne mentionne pas que Ben Gourion,
dans son plan tactique visant à accepter le Plan de Partage en
attendant mieux, s’est employé immédiatement à nettoyer
ethniquement la plaine côtière des « citoyens »
palestiniens de son nouvel Etat.
Ben Gourion a vidé de leur population 250 villages ; il a
expulsé la moitié du total des réfugiés avant même la déclaration
d’indépendance de l’Etat d’Israël, le 15 mai 1948 et avant
que les armées régulières arabes ne viennent s’opposer à cette
épuration ethnique.
Baskin ne s’étend pas sur la plus importante, la plus longue
épuration ethnique continuée de l’histoire moderne, au cours de
laquelle 774 villes et villages palestiniens sont tombés sous contrôle
sioniste, dont 675 furent totalement vidés de leur population et
dont 99 demeurèrent 16 années durant sous régime militaire
d’occupation, auquel succèdera un statut de deuxième catégorie.
Le nombre des réfugiés originaires de ces villages atteint
aujourd’hui 6 400 000 personnes (entre enregistrées à l’Onu,
et non-enregistrées) – et non pas « seulement » 5
millions, contrairement à ce que Baskin affirme. En réalité, 75 %
des Palestiniens sont des réfugiés ou des personnes déplacées ;
c’est un peuple entier qui a été victime d’Israël. Ses terres
représentent 93 % de la superficie du territoire israélien. Leurs
biens meubles et immeubles ont été confisqués par Israël, au
cours du plus grand vol jamais commis depuis la Seconde guerre
mondiale. Ce fut le résultat de la Nakba [défaite palestinienne,
ndt] de 1948. Mais cette Nakba se poursuit encore aujourd’hui dans
les territoires palestiniens occupés en 1967. Ceux qui n’ont pas
connu la Nakba de 1948 peuvent voir des documents d’époque à la
télévision. Mais sous une forme altérée, avec ce qu’il faut
savoir décrypter d’habile « hasbara ».
J’imagine qu’il est élémentaire de dire que l’épuration
ethnique est un crime de guerre. Les Statuts de Rome de 1998 et la
Sixième Charte de Nuremberg le disent sans ambiguïté. Il est
implicite que ceux qui approuvent une épuration ethnique ou
incitent à en perpétrer une par leurs propos ou par leurs actes
commettent, eux aussi, un crime de guerre. Dénier le Droit au
Retour [des réfugiés palestiniens] revient à perpétuer une épuration
ethnique. Par conséquent, cela revient à y participer.
Ainsi, encore une fois, pourquoi les Israéliens dénient-ils le
Droit au Retour des réfugiés palestiniens, en dépit du fait que
l’Onu l’a confirmé à plus de cent reprises et que
l’admission d’Israël à l’Onu était conditionné par son
respect dudit droit au retour ?
La réponse semble être le « réalisme » : il
serait impossible de défaire ce qui a été fait, voici
cinquante-huit ans. Cela reviendrait à dire : vous serez puni
si vous avez l’intention de tuer quelqu’un, mais il vous sera
pardonné si vous l’avez effectivement tué.
Le réalisme a plusieurs visages, que Baskin n’a pas mentionnés.
Il y a la réalité de la Nakba de 1958. Chaque jour, une page de ce
livre tragique est écrite par le sang palestinien et la brutalité
israélienne. Il y a une réalité à laquelle les réfugiés
n’ont jamais renoncé, et à laquelle ils ne renonceront jamais :
leur droit à rentrer chez eux. Il y aussi cette réalité : 97
% d’entre eux vivent à moins de cent kilomètres de leur maison,
50 % vivent à moins de 40 kilomètres, et beaucoup la voient, même,
depuis leur lieu de relégation. La réalité, c’est qu’en dépit
des guerres, des bombardements, de l’occupation et de la politique
israélienne brutale, ils ne se sont jamais rendu, et qu’ils
n’ont jamais renoncé. Aucune des trois générations de réfugiés.
La propagande sioniste a empli les esprits, en Occident, de ses
mensonges. Mais l’épais brouillard de la « hasbara »
commence à se lever, lentement. De plus en plus nombreuses, des
organisations de défense des droits de l’homme, des universités
et des églises appellent au boycott d’Israël et au désinvestissement
dans ce pays.
Et pourtant, d’aucuns, à l’instar de Baskin, continuent à
jouer le jeu rebattu : « les villages ont été détruits »,
« ils n’ont pas d’endroit où retourner », etc. Ces
arguments rassis sont une insulte à l’intelligence de l’homme
ordinaire, alors ne parlons pas de celle des experts. Elles en
disent long sur leur auteur.
Et même si c’était vrai ? Si un voleur détruit une
maison ou y ajoute un nouvel étage, a-t-il une quelconque légitimité
à le faire ? Dans ce cas, sur quelles bases les juifs européens
ont-ils recouvré leurs appartements et leurs biens, jusqu’à la
dernière croûte, sur leurs concitoyens, après plus d’un demi-siècle ?
Dans le registre des droits de l’homme, et même en droit
international, rien n’est supérieur à la sacralité de la propriété
privée et au droit de retourner chez soi.
Mais ces allégations israéliennes à propos de l’impossibilité
pratique du retour sont manifestement fausses. Il y a de la place.
La plupart des terres palestiniennes confisquées (93 % du
territoire israélien) sont utilisées par l’armée israélienne
et par les kibboutz en cessation de paiement, qui ne représentent
que 1,5 % des juifs israéliens. 80 % des juifs israéliens vivent
sur 14 % du territoire israélien. Les juifs ruraux, dans la moitié
méridionale du pays, sont moins nombreux que les habitants d’un
seul camp de réfugiés palestiniens.
Non seulement les villages détruits peuvent être reconstruits
(90 % de leurs sites sont encore vides aujourd’hui), mais ils
auront de quoi s’étendre de six fois, en raison de leur
accroissement démographique. Amman, Beyrouth, Koweït City se sont
agrandies de dix à trente fois, et les Palestiniens ont largement
contribué à leur développement. Israël lui-même a multiplié sa
population par 8, principalement au moyen de l’immigration.
Pourquoi y aurait-il une difficulté quelconque à construire 6 000
maisons dans un village, que ses 1 000 maisons d’origine soient
encore debout, ou non ?
Mais, bien entendu, Baskin élude la véritable raison. Israël
veut perpétuer sa politique raciste d’apartheid sous la rubrique
de l’ « Etat juif », et de la menace de la
« bombe démographique palestinienne ».
Que signifie « Etat juif » ? Il n’y a aucune
signification légale à un Etat juif, ni dans le Plan de Partage,
qui protégeait sa population pour moitié arabe, et qui fut
« acceptée à une très large majorité » par les
immigrants juifs, ni dans le droit international, qui ne reconnaît
pas les Etats racistes ethnico-religieux.
Parler d’une « menace démographique palestinienne »
relève du racisme à l’état pur. Que diraient les juifs
britanniques si la Municipalité de Londres décidait que les juifs
du quartier Golders Green représentaient une menace démographique
et qu’ils devaient être purifiés ethniquement dès lors que leur
effectif dépasserait celui fixé par le Parti National Britannique,
notoirement raciste ?
Et puis voici que Baskin nous parle de la « générosité »
israélienne qui se manifesterait par le fait qu’Israël
permettrait à un « nombre limité » de Palestiniens de
recouvrer leurs propriétés volées dans le cadre d’un projet de
regroupement familial. Ce nombre limité se réduirait à sa plus
simple expression, en particulier après l’adoption par Israël
d’une nouvelle loi supprimant cette possibilité de regroupent
familial.
Mais Israël est « généreux ». A Taba, n’a-t-il
pas offert quatre choix différents aux réfugiés : ils
n’avaient plus qu’à choisir leur pays d’exil favori, quelque
part dans le monde. Mais surtout pas chez eux !
Dès lors qu’il est question de compensations, Israël est
encore plus généreux. Il veut s’arroger 18,6 millions de dounoms
de terres palestiniennes, un nombre énorme de bâtiments, de
commerces, d’entreprises, de fermes, de bien meubles, au moins 1
200 millions de mètres cubes d’eau et d’autres ressources
naturelles, des propriétés publiques et historiques, des aéroports,
des camps militaires, des voies de chemin de fer, des routes, des
mines – tout ça devant être payé par un « fonds
international » bénéficiant d’une très modique
contribution d’Israël. En retour, Israël serait le propriétaire
légal de tous ces biens volés. Aucune mention d’un quelconque dédommagement
pour ses crimes de guerre ni ses crimes contre l’humanité. Bien
entendu, nulle mention, non plus, du fait que les Palestiniens sont
fondés en droit à retourner chez eux ET à percevoir des dédommagements
pour leurs souffrances et leurs biens perdus.
Baskin résume à merveille la position israélienne :
« Quiconque comprend un minimum ce que sont Israël et les
Israéliens doit prendre conscience du fait qu’il n’y aura aucun
retour [de réfugiés palestiniens] en Israël même ».
Autrement dit, plus simplement : Israël veut poursuivre son épuration
ethnique, il veut poursuivre sa politique raciste d’apartheid et,
en réalité, il ne veut pas vivre en paix « avec » les
Palestiniens, mais « à leur place » !
Les Palestiniens, et avec eux, la majorité des citoyens du monde
entier, sont déterminés à rechercher la justice, à éradiquer le
racisme et l’apartheid. Tout comme l’a fait, en son temps, l’Afrique
du Sud. Ils n’ont nulle intention de disparaître dans la nature.
La véritable « amitié » de Baskin devrait plutôt
aller vers les Israéliens, pour les aider à se sortir de leur amnésie
collective sur ce qu’ils ont fait et continuent à faire aux
Palestiniens et leur expliquer que leur salut réside dans l’élimination
du racisme, totalement et définitivement. Ils doivent changer de
comportement, renverser l’épuration ethnique et offrir des réparations.
Car il est évident que l’histoire des juifs restera en fin de
compte marquée de manière indélébile, et plus durablement que
par tous les autres événements historiques, aussi dramatiques
aient-ils été, par ce qu’ils ont fait en Palestine.
[*
Salman Abu Sitta, écrivain palestinien, est spécialiste de la
question des réfugiés.]
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