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L’illusion de Sharon
Immanuel Wallerstein


in Commentary n° 177, 15.01.2006

Traduit de l'anglais en français par Marcel Charbonnier, membre de Tlaxcala,
le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique
(transtlaxcala@yahoo.com). Cette traduction est en Copyleft.

Après qu’Ariel Sharon eut été victime de son attaque cérébrale, la plupart des commentateurs occidentaux ratiocinèrent que le monde ne connaîtrait jamais exactement la nature de ses plans pour apporter la paix en Israël / Palestine, et que personne d’autre que lui ne serait jamais en mesure de résoudre le problème comme lui aurait su le faire. A mes yeux, c’est totalement absurde. Je connais ses plans, qu’il n’avait pratiquement jamais cherché à dissimuler. Et ces plans n’auraient en rien résolu le problème, étant donné qu’ils étaient fondés sur une illusion fondamentale.

La sécurité nationale : voilà l’obsession de la plupart des Israéliens juifs. On peut le comprendre, dès lors que la sécurité fondamentale de l’Etat d’Israël est des plus précaires, et que cela ne date pas d’hier. Ariel Sharon a, de tout temps, été quelqu’un qui souhaitait obtenir la souveraineté totale, pour Israël, sur la totalité du territoire qui avait été jadis celui du Mandat britannique, et aussi dans certaines régions (comme le Golan), qui n’en faisaient même pas partie. Il voulait que ce territoire constitue un Etat juif, avec une majorité juive évidente, dans sa population.

En cela, il était dans la ligne d’un Vladimir Jabotinsky et de son mouvement révisionniste, au sein du sionisme. Jabotinsky, rappelons-le, avait créé son parti en protestation contre l’exclusion par les Britanniques de la Transjordanie [aujourd’hui, la Jordanie] de leur Mandat. Les Révisionnistes (dont l’actuel Likoud est le descendant) avaient toujours eu une vision des plus expansionnistes du territoire d’Israël. Ils insistaient en permanence, par ailleurs, sur la nécessité, pour avoir un Etat d’Israël militairement puissant (et agressif, quand ils le jugeaient nécessaire), de recourir à la politique du « mur de fer ».

Sharon était par ailleurs un militaire brillant. Il a joué un rôle de plus en plus important dans les guerres israélo-arabes successives, et un rôle notoirement repoussant lors de l’invasion du Liban, en 1982, rôle pour lequel les Israéliens finirent même par le sanctionner pour la galerie. Ministre dans divers gouvernements, il eut un rôle leader dans la création de nouvelles colonies dans les territoires occupés, après 1973, avec l’intention de créer des faits accomplis qu’il serait bien difficile de défaire dans toute négociation de paix à venir.

Ceci étant posé, on se demande ce qui a bien pu lui valoir cette réputation de faiseur de paix ? Deux choses : la première, c’est une certaine dose de réalisme, chez lui. Il en est venu à prendre conscience du fait que la mise en application jusqu’au bout de son programme soulevait trop d’opposition, même au sein du gouvernement américain, pour être faisable. Et il en vint à redouter que la « catastrophe » démographique pendante – une majorité arabe en Israël, résultant d’un différentiel entre les taux de natalités. D’un autre côté (du côté des Israéliens centristes et des Occidentaux pro-israéliens), il y avait la croyance de plus en plus largement partagée que seul un faucon notoire serait capable, politiquement, de faire les concessions nécessaires pour parvenir à un règlement. Les exemples de De Gaulle et de l’indépendance de l’Algérie, ou encore de la rencontre entre Nixon et Mao Zedong étaient régulièrement évoqués.

Le projet de Sharon, quel était-il ? Il prévoyait d’évacuer seulement les parties des territoires occupés densément peuplés d’Arabes et peu peuplés de juifs. Gaza fut la première étape, et diverses zones éparpillées en Cisjordanie auraient suivi. Mais il prévoyait, simultanément, d’incorporer à Israël des zones qui connaissent aujourd’hui une intense colonisation juive. Ceci incluait Jérusalem Est, bien entendu, mais aussi trois blocs de colonisation en Cisjordanie, autour desquelles le mur est aujourd’hui en cours d’achèvement. Après quoi, il prévoyait de dire aux Palestiniens qu’ils étaient autorisés à instaurer un Etat sur les parties restantes, pour peu qu’ils n’aient pas d’armée digne de ce nom et à condition qu’ils reconnaissent Israël et le caractère définitif des frontières ainsi définies. Et étant donné qu’il savait très bien qu’aucun des dirigeants palestiniens n’accepterait jamais de telles conditions, il avait l’intention de les mettre en application unilatéralement, sans les consulter.

L’illusion de Sharon, quelle était-elle ? Il pensait, avant toute chose, que les Palestiniens n’auraient d’autre choix que d’accepter cette réalité imposée de manière unilatérale. Comment a-t-il pu penser ça, cela me dépasse, dès lors que le plus « modéré » des dirigeants palestiniens avait déjà clairement indiqué que cela serait totalement inacceptable. Et, bien entendu, les Palestiniens sont prêts à élire des dirigeants beaucoup moins « modérés ». Ensuite, Sharon croyait avant tout que le temps jouait en faveur d’Israël. Comment a-t-il pu le penser, cela me dépasse aussi ! Les Israéliens ne cessent de perdre leur légitimité internationale, inexorablement, depuis au minimum 1973. L’unilatéralisme arrogant, on voit bien que cela ne vaut rien non plus à George Debeuliou Bush. Il n’y donc aucune raison que cela marche, pour Israël. De fait, le plan de Sharon ne ferait qu’accélérer la déligitimisation d’Israël, exactement de la même manière que l’invasion de l’Irak voulue par Bush n’a fait qu’accélérer le déclin de la puissance américaine.

Le célèbre diplomate israélien Abba Eban aurait dit un jour : « Les Arabes ne ratent jamais l’occasion de rater une occasion. » Ne pourrait-on pas dire cela, au centuple, du leadership israélien, depuis un demi-siècle ? Sharon pourrait fort bien avoir été la dernière bouffée d’illusionnisme politique, pour Israël. La paix, c’est toujours un marchandage politique. Et non pas militaire.

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 Source : Silvia Cattori


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