Mon nom est Ilan Pappe. Je suis maître de conférences à
l’université de Haïfa, Israël ; depuis longtemps
militant pour la paix, les droits humains, les droits civiques ;
fondamentalement, historien, ayant écrit des ouvrages sur le
conflit arabo-israélien, surtout sur 1948 et sur l’impact sur
la situation d’aujourd’hui.
Au mois d’octobre dernier, lorsque
le Professeur Ilan Pappe était en visite à San Fransisco, il a été
interviewé par Steve Zeltzer pour le compte de son programme de télévision
Labor Video Project cable TV program. Ceci correspond à
l’enregistrement audio de 57 minutes dans lequel Pappe parle de
l’histoire du sionisme, de la Nakba palestinienne, des relations
sociales israélo-palestiniennes, de la nécessité d’une solution
à un seul Etat, du désinvestissement, et du soutien manifesté par
le public israélien à la guerre contre l’Irak.
Vous pouvez télécharger ou écouter
cette émission en cliquant sur : http://www.radio4all.net/proginfo.p...
et en déroulant la page jusqu’en bas à droite.
***
Question : Comment avez-vous décidé
de devenir un expert, ou d’étudier la question des Palestiniens
et de la formation d’Israël ?
J’ai compris très tôt que la recherche
historique dans le cas de personnes comme moi, ou de quiconque en
Israël ou en Palestine, n’est pas une simple activité
intellectuelle ; la réalité, les réalités du conflit sont
inscrites dans ce qui est survenu dans le passé. Et par conséquent
je pensais que non seulement les historiens, les historiens
professionnels, mais la société dans son ensemble devrait regarder
ce passé en profondeur si l’on souhaitait mieux comprendre le
passé. Et j’ai aussi compris que la façon dont l’Histoire est
enseignée et étudiée dans les universités israéliennes est tout
à fait subordonnée à l’idéologie sioniste, et il est devenu très
clair pour moi, depuis le tout début de ma carrière
professionnelle, qu’écrire des ouvrages historiques, donner des
cours d’histoire sur le passé palestinien est aussi un acte
politique, un acte idéologique, et non pas juste un acte
intellectuel.
Depuis lors, je suis toujours convaincu que mon type
de militantisme, qui fait la liaison avec mon activité d’écrivain
historique et mon activité politique actuelle sont étroitement liés,
et c’est pourquoi je persiste à vouloir étudier le passé en
poursuivant mes recherches et en étant actif dans le présent.
Q : Lorsque vous avez commencé
à étudier ce sujet, à quelles conclusions êtes-vous arrivé
concernant l’Etat d’Israël et la situation faite aux
Palestiniens ?
Je pense que ce qui est sorti de tout cela,
beaucoup, beaucoup de Palestiniens l’avaient réalisé avant moi,
mais pour moi cela nécessitait ce voyage individuel dans le passé.
Comme universitaire israélien, j’avais pensé que cette histoire
était très complexe, et en fait ce que j’ai trouvé c’est une
histoire très simple, une histoire de dépossession, de
colonisation, d’occupation et d’expulsion. Et plus je
m’investissais dans cela, plus évidente devenait cette histoire,
tout en devenant plus simple, et cela m’a aussi amené à considérer
l’Etat d’Israël, et de sa majorité juive, dans les mêmes
termes que ceux que j’utilisais pour caractériser l’Afrique du
Sud et le régime de suprématie blanche. Je pense donc que c’est
cela la conclusion naturelle et principale.
Q : La théorie du sionisme
consiste à affirmer que le fait que les Juifs aient leur propre
Etat serait une solution à l’anti-sémitisme, et qu’ils ont
besoin d’un Etat pour défendre réellement les Juifs. Quelle est
la réalité aujourd’hui ?
La première réalité est que si vous créez un
Etat Juif, même si, et j’y reviendrai dans un instant, un Etat
juif serait la seule solution à l’anti-sémitisme, cela ne peu définitivement
pas être une solution si cet Etat est construit aux dépends de la
population native. Je veux dire que le fait que les Palestiniens
aient été ethniquement nettoyés de leur terre natale, dépossédés,
n’a pas permis qu’Israël devienne un endroit sûr, ou le fait
que les pères fondateurs du sionisme aient décidé de créer un
Etat juif au milieu du monde arabe n’était pas la bonne formule
pour assurer la sécurité. Donc l’époque et le lieu choisis pour
construire un Etat juif sont eux-mêmes aux racines de l’insécurité.
Cela ne peut pas réellement résoudre le problème de l’anti-sémitisme,
et comme nous le constatons, cela a contribué à développer
l’anti-sémitisme après la seconde guerre mondiale.
Mais plus grave encore, je pense qu’une des
principales conclusions auxquelles sont arrivées les Juifs qui n’étaient
pas sionistes, après la seconde guerre mondiale, était que les
Juifs devaient prendre une part active dans la construction d’un
monde où non seulement l’anti-sémitisme, mais fondamentalement
le racisme et les idéologies du même ordre, n’auraient plus de
place dans les esprits et les cœurs des gens. Et je pense que
c’est pourquoi vous voyez, après la seconde guerre mondiale,
beaucoup de Juifs actifs dans des mouvements tels que le mouvement
pour les droits civiques, le mouvement socialiste et d’autres ;
tout à fait motivés par l’idée que la bonne réponse à
l’anti-sémitisme n’était pas le sionisme mais plutôt un
mouvement moral international.
Bien sûr, il y a différentes versions. L’une
vient du camp libéral, l’autre du camp socialiste, mais je pense
que fondamentalement il s’agit de la même idée. Je pense
cependant que ces deux alternatives ont été pénalisées par la
domination que le sionisme a exercée sur l’histoire juive, si
vous voulez. Ou sur la représentation juive dans la période qui a
suivi la seconde guerre mondiale.
Q : Comment Israël a-t-il été
affecté par le sionisme, ou par l’idéologie du sionisme, et
comment la classe ouvrière en Israël se voit-elle elle-même ?
Il y a un parallèle. Ce n’est pas le bon terme,
je cherche... L’origine ethnique de la classe ouvrière en Israël
est très distincte. La plus grande partie des travailleurs en Israël,
depuis la création de l’Etat, sont/étaient soit Juifs venant des
pays arabes, soit Palestiniens. Ces Palestiniens n’avaient pas été
expulsés en 1948 et sont devenus la minorité arabe en Israël.
Cette correspondance entre l’origine ethnique des gens et leur
classe [sociale], leur position socio-économique dans la société,
illustre leur rôle dans l’Etat au contraire de leur conscience de
classe, pour ainsi dire.
Donc, d’un côté, il était facile, relativement
facile, de se saisir de la classe ouvrière palestinienne et de
l’enrôler dans par exemple le Parti communiste, lequel était le
parti le plus populaire parmi les Palestiniens en Israël dans les
années 60 et 70. D’un autre côté, l’échec a été très
grand avec les Juifs venant des pays arabes, car il leur a été
signifié que leur seule voie pour être intégrés dans la société
juive était d’être anti-arabe. Et ils ont fait le choix du
nationalisme, du nationalisme plutôt que du socialisme, comme
meilleur moyen d’amélioration de leurs conditions de vie. Cela
signifie que la gauche socialiste, pour ainsi dire, en Israël,
avait été très affaiblie par le fait qu’elle était constituée
uniquement de citoyens arabes et d’un nombre non significatif de
Juifs.
Q : Dans quelle lutte avez-vous
été récemment engagé à l’université - pourquoi ne
parleriez-vous pas de la façon dont cela a commencé et de ce qui
s’est produit ?
J’avais commencé par dire que j’estimais que le
plus important, la condition préalable pour une véritable réconciliation
en Israël et en Palestine est la disposition israélo-juive à
reconnaître le nettoyage ethnique de 1948. Je pense que les Israéliens
disposent d’un mécanisme de négation qui fait partie de l’éducation
de toute la société de façon à enlever de sa mémoire les crimes
terribles que les Juifs ont commis contre les Palestiniens en 1948,
et encore après. Je suis totalement convaincu qu’une telle
reconnaissance, qui s’apparenterait pour beaucoup à la commission
pour la Réconciliation et la Vérité en Afrique du Sud, est une précondition
pour une réelle réconciliation, et partant de cela, mon principal
combat dans les universités israéliennes est de faire en sorte que
les universités deviennent un endroit où l’on puisse apprendre
sur ce passé occulté.
J’ai encouragé les étudiants à aller de
l’avant et à pousser leur recherche sur 1948, et un de ces étudiants
dans ses travaux de recherche a exposé un massacre que nous ne
connaissions pas et qui a été perpétré en 1948 ; il
s’agissait d’une nouvelle brique importante dans l’histoire
que nous tentions de reconstruire. C’était un étudiant très
courageux ; la plupart de mes étudiants et ceux d’autres
enseignants n’osent pas écrire sur 1948, et il a été disqualifié
pour cela. Donc, je me suis battu contre l’université, et à
cause de cette lutte, et à cause de mes autres activités
politiques, qui concernent aussi l’appel pour le boycott et le désinvestissement
contre Israël, l’université à tenté de me chasser en mai 2002.
Et s’il n’y avait pas eu un soutien international, ils auraient
probablement réussi.
Je pense que c’est un mauvais signe, mais c’est
en même temps un bon signe. C’est un bon signe dans la mesure où
cela signifie qu’il y a un sentiment dans l’université israélienne
que si quelqu’un dit la vérité sur ce qui s’est produit dans
le passé, les gens ne sont pas stupides et ils ne sont pas
moralement corrompus, et ils feront alors quelque chose. Et je pense
qu’un des premiers problèmes en Israël est d’empêcher les
gens comme moi d’arriver jusqu’au public, et le principal combat
de gens comme moi est de trouver des chemins de traverse pour
arriver à ce public. Et pour plusieurs raisons, qui ne sont pas
toujours positives, ceci est la réalité. Les Juifs israéliens,
comme les Juifs américains, préféreraient l’entendre venant
d’un Juif israélien plutôt que d’un Palestinien. Car ce que je
dis, les Palestiniens le disent depuis de nombreuses années, mais
pour des raisons compréhensibles il est plus facile pour le public
israélien de m’écouter moi.
Q : Quel était le massacre que
votre étudiant a décrit ? Et quelle a été l’excuse ou la
justification pour disqualifier son travail ?
Bien. Le massacre a eut lieu dans le village de
Tantura, qui est au sud d’Haïfa, et a été le plus grand
massacre de cette guerre. L’armée israélienne avait l’habitude
d’occuper les villages arabes de façon à laisser un flanc ouvert
de façon à ce que les gens puissent être expulsés par cette
voie. Dans plusieurs cas, comme dans le cas de Tantura, ceci ne
s’est pas produit. Ils ont commis une erreur, ce n’était pas
leur intention première, et ils fermèrent le village sur tous les
côtés. Une des raisons était qu’à l’ouest du village il y
avait la mer, et les bateaux israéliens bloquaient le village.
Donc, dans une situation de ce genre, les soldats israéliens
massacraient les gens plutôt que de vider le village. Et environ
230 personnes, surtout des jeunes gens et des hommes mûrs ont été
massacrés et les femmes et les enfants ont été expulsés vers la
Jordanie. C’est cela qu’il a exposé.
Pourquoi a-t-il été éliminé ? L’étudiant
n’avait pas trouvé suffisamment d’archives car l’armée israélienne
voulait cacher ces évènements. Donc il a procédé en faisant
quelque chose que nous appelons une historiographie professionnelle,
une histoire orale. Il a interviewé deux soldats juifs qui avaient
participé au massacre et des survivants palestiniens. Et tous ont
confirmé que le massacre avait eu lieu. Maintenant, ils avaient
trouvé 6 endroits dans son document où, après qu’ils aient vérifié,
ce qui était dit dans les enregistrements ne correspondait pas
exactement à ce qu’il avait transcrit. Mais aucun de ces éléments
des interviews ne remettait en cause les conclusions. Et comme nous
le savons tous, même des professeurs expérimentés, si vous
fouillez vraiment leurs sources dans le détail, font quelques écarts
entre leurs sources et les évènements. Et sur cette base, il a été
éliminé alors que des étudiants et d’anciens professeurs qui
sont connus pour des erreurs beaucoup plus importantes dans leurs
travaux, n’ont été jamais été évalués de cette manière.
Q : De telle sorte que c’était
un prétexte ?
Oh oui, bien sûr que c’était un prétexte. Les
autorités universitaires ont voulu envoyer un message, et elles ont
réussi malheureusement. Elles ont interpellé les étudiants diplômés
en leur disant : ne touchez pas à cette question car vous
risquez de gâcher vos chances de carrière.
Q : Ainsi c’est un sujet
interdit ?
Oui, c’est un sujet interdit en Israël. Beaucoup
de mes étudiants, qui étaient en pleins travaux sur 1948, ont décidé,
après cet incident, de changer leur sujet.
Q : Et sur quelle base les
autorités ont-elles essayé de vous chasser de votre fonction ?
Et bien, elles avaient toute une liste
d’accusations, mais pour récapituler, elle se ramène à trois
points principaux :
Premièrement : mon accusation contre
l’université sur cette affaire. J’avais accusé l’université
de corruption morale, et on m’a dit que c’était une façon
d’agir déloyale à l’égard de l’institut ; ils ont
trouvé avec ça une raison pour m’expulser.
Deuxièmement : j’ai fait, contre leur avis,
un cours sur la Nakba de 1948, la Catastrophe, la catastrophe
palestinienne. Ce fut une autre raison.
Et troisièmement : mon soutien à l’idée de
boycott, de sanction et de désinvestissement, contre Israël.
Ils ont voulu, dans le contexte que vous imaginez,
saisir les tribunaux pour non loyauté envers l’Etat, pas
seulement envers l’institution. Et je pense que mon procès - ou
plutôt la tentative de procès, car il n’a pas eu lieu - a montré
comment se comporte l’Israël non démocratique quand son caractère
sioniste est mis en cause. C’est une démocratie dans le sens où,
une fois que vous avez l’état d’esprit sioniste, vous pouvez
vraiment dire ce que vous voulez, et on protègera même votre droit
à le dire. Mais une fois que défiez le sionisme lui-même, alors
la démocratie cesse d’exister et vous êtes considéré comme un
traître.
Q : Vous vous êtes positionné
déjà contre l’idée d’un Etat juif ; quand vous dites que
vous êtes hors de la structure sioniste, est-ce de cela que vous
parlez ?
Oui, oui, sans aucun doute. C’est une chose
bizarre parce que, comme je le pense, au lieu d’Israël nous
devrions avoir un Etat démocratique laïc, et dire ceci équivaut
à une trahison en Israël. C’est considéré comme une trahison.
Mais d’un autre côté, il est très difficile pour eux de mener
quelqu’un devant les tribunaux, comme cela et de soutenir :
« Ce type est dangereux parce qu’il est pour la démocratie
et le laïcisme. » Je pense qu’ils ont cru pendant des années
que l’endoctrinement était à ce point efficace que les Juifs
n’en arriveraient jamais à cette conclusion, mais nous en
arrivons là et ils s’en arrangent difficilement.
Vous savez, si un Palestinien dit qu’il est pour
un Etat démocratique laïc, ils disent « Oui, mais ce n’est
pas ce qu’ils veulent, nous savons ce qu’ils veulent ».
Mais si c’est quelqu’un qui est un produit du système israélo-juif
qui le dit, alors ils se mettent à vérifier tout son cheminement !
Comment en est-il arrivé là ? C’est vraiment une aberration
et je pense qu’ils sont alors complètement déconcertés.
Q : Et quelle était la
position des médias en Israël à propos de votre procès, quelles
furent leurs tentatives pour vous faire chasser de votre fonction à
l’université ?
Bien. Malheureusement, les médias, et surtout dans
les cinq dernières années, ne soutiennent pas vraiment les démarches
critiques, et ce fut vraiment tragique que les médias et
l’université, qui sont supposés êtres les éléments les plus
critiques dans une société laïque, comme les institutions
religieuses, ont justement cessé de remplir ce rôle. Je me
souviens qu’ils ne l’ont jamais vraiment rempli, mais
manifestement, dans les cinq ou dix dernières années, ils se sont
alignés totalement et ils soutiennent le gouvernement, il y a eu très
peu de voix dissidentes avec la mienne qui ont été mises en cause
dans les médias.
Q : Vous êtes passé à la télévision
nationale ?
Oui, mais j’ai compris très vite que la seule
chose qu’ils voulaient quand ils m’invitaient - j’ai donc arrêté
- c’était me faire un procès public. Personne ne m’a donné
l’occasion de parler, ils me faisaient venir sur le plateau pour
me faire un procès public. J’ai compris que c’était une
embuscade et j’ai arrêté d’aller dans les studios de télévision,
cela ne servait à rien, ils ne me permettaient pas de parler.
Le côté encourageant de l’histoire est dans la
société elle-même : j’ai reçu beaucoup de messages
e-mails, de lettres, d’appels téléphoniques de gens qui me
soutenaient, beaucoup, beaucoup de Juifs israéliens que je
n’avais jamais vus, et même dans la ville où j’habite, des
gens m’ont arrêté pour me serrer la main. Et j’ai ressenti -
beaucoup de gens n’en sont pas conscients - que pèsent une sorte
de terreur, une pression sur les Juifs en Israël. Ils ont peur de
dire à haute voix ce qu’ils ressentent, c’est une société si
fermée que vous êtes presque ostracisé. Ce n’est pas comme en
Amérique où vous pouvez partir ailleurs, c’est vraiment une société
fermée, et votre famille, votre carrière s’en trouvent affectées
si vous faites quelque chose jugée facilement comme une trahison.
Mais je pense que les gens ont compris vraiment que
je disais, et d’autres avec moi, nous disions ce qu’eux-mêmes
ressentaient. Cela depuis de nombreux mois maintenant ; mais
ils n’osent toujours pas parler car le prix serait trop élevé.
Q : Quel a été le rôle d’Histadrut,
le syndicat israélien, et celui de votre propre union à
l’université ?
Votre question nous ramène à l’histoire du
socialisme et du sionisme en Palestine, dont nous devons être
conscients. Le socialisme, dans le cadre du sionisme précisons-le ;
Histadrut, qui est la principale organisation, réunit ces deux idéologies
ensemble, socialisme et sionisme. Il y a eu une interprétation très
limitée du socialisme, un socialisme en réalité au service du
mouvement colonialiste. Le socialisme a permis au mieux, au mieux,
de soutenir les salariés arabes, mais le plus souvent, il les a
sortis du marché du travail. Ce fut vrai pendant la période
mandataire, entre 1918 et 1948, et je ne pense pas que cela ait
changé.
Histadrut, comme syndicat, ne soutient pas les
salariés, ni les unions d’entreprises, mais l’idéologie
sioniste. Sans Histadrut, il aurait été impossible de coloniser
les territoires occupés comme marché du travail. Sans Histadrut,
il aurait été impossible de monter un marché du travail en Israël
pendant les années d’occupation qui ont transformé les
Palestiniens en esclaves, des salariés esclaves plutôt que des
salariés sur pieds d’égalité avec les autres. Quant aux unions
de professeurs, ou aux unions universitaires, à ce niveau c’est
encore pire. Je veux dire, Histadrut n’ose pas prendre n’importe
quelle position contre l’occupation, contre la politique
gouvernementale. Il se déclare pour l’égalité sociale et tout
ça. Mais il ne fait en réalité rien contre. C’est une triste
histoire.
Q : Comment les salariés
palestiniens, les salariés arabes en général, sont-ils traités
en Israël ?
Très injustement, très injustement. Je veux dire
qu’ils souffrent de deux sortes de discrimination. Jusque dans les
années 1980, ils ont constitué une partie très importante des
salariés non qualifiés disponibles sur le marché du travail, et
des salariés qualifiés aussi mais dans des secteurs comme la
construction et les services, pour faire simple, on peut dire dans
les emplois que les Juifs ne voulaient pas exécuter. Mais ils étaient
mal payés comparés aux salariés juifs, il y avait une sorte de
système institué qui les discriminait dans tous les domaines du
droit du travail, depuis les salaires très bas, jusqu’au système
d’assurances et d’assistance sociale, et tout le reste. Cela va
même empirer vers la fin des années 80, car à cette époque, il y
a eu une grande immigration russe vers Israël, plus d’un million
de Russes. Certains d’entre eux ont remplacé les salariés
palestiniens sur le marché du travail dans les emplois qui leur étaient
permis. Ainsi, à un moment, vous avez eu un plafond transparent qui
a empêché les salariés palestiniens d’obtenir les emplois les
plus intéressants pour ainsi dire, et depuis les années 80, même
ces emplois limités ne leur ont plus été accessibles et il ont été
donnés par les employeurs privés et publics aux immigrants russes.
Q : Ainsi, l’avenir pour les
Palestiniens, dans l’Etat d’Israël, n’est pas brillant ?
Absolument. En fait, il est même risqué. Israël
contrôle la vie des deux groupes de Palestiniens : les
citoyens palestiniens d’Israël et les Palestiniens sous
occupation. Il s’agit de deux groupes très différents. Je pense
que les Palestiniens sous occupation sont soumis à une grave
menace, il y a toujours une possibilité sérieuse pour que ces gens
subissent un nettoyage ethnique, une fois encore, et qu’un
massacre n’ait lieu contre eux.
Ici, nous parlons presque d’un génocide pour
l’avenir. Bien que je ne pense pas qu’il se produise réellement,
et j’espère que le monde ne resterait pas à l’écart. Mais
pour les Palestiniens en Israël, où ce danger n’est pas
imminent, l’avenir signifie moins de droits, de droits sociaux, de
droits civiques, de droits humains qu’ils en ont actuellement. Ils
en ont encore, quoique limités, mais cela va réduire. L’Etat
juif deviendra plus ethnique, plus raciste, plus exclusif, et
quiconque n’est pas Juif, ou n’est pas considéré comme Juif,
souffrira dans l’avenir plus qu’il ne souffre aujourd’hui.
Q : Quand vous avez engagé ce
débat sur le boycott et le désinvestissement en Israël, pour la
première fois, quelle sorte de soutien avez-vous obtenue ?
Peut-être pouvez-vous parler de l’Angleterre et de la réaction
du gouvernement, et de l’Etat d’Israël ?
Je ne veux pas m’attribuer le mérite de cela. Ce
n’est pas moi qui ai commencé. Je pense qu’il est très
important que l’on sache que des parties conséquentes de la société
civile, aux USA et en Europe, depuis beaucoup d’années
maintenant, pensent que trop c’est trop en ce qui concerne la
politique israélienne en Palestine. Je crois que beaucoup de gens
bien attendent une action de leur gouvernement, car tout le temps,
il est question de discussions pour un « processus de paix »,
d’efforts diplomatiques, et ils ne veulent pas les interrompre.
Mais je pense que maintenant on réalise que l’effort diplomatique
ne fait qu’aider l’occupation et ne nous conduit pas au terme.
Avec cette prise de conscience, il existe une force, surtout en
Europe, surtout en Grande-Bretagne, des gens qui veulent faire
quelque chose. Et eux font partie de ceux qui ont lancé cette idée
de boycott, et d’autres de la même manière ont lancé l’idée
de désinvestissements en Amérique ; je crois que ce sont des
vétérans de la campagne anti-apartheid de l’Afrique du Sud. Je
pense que c’est de là que l’idée est partie. Mais quand nous
en avons entendu parler en Israël, la gauche la plus progressiste a
décidé de la soutenir. Ce soutien a donné beaucoup d’impulsion,
beaucoup d’encouragement à l’étranger pour continuer, et quand
la société palestinienne sous l’occupation a appelé la
solidarité internationale à soutenir cette idée comme étant la
meilleure stratégie, alors elle fut vraiment lancée dans les
autres pays.
En Angleterre, un groupe très important appartenant
à l’Association des enseignants d’universités (AUT), un très
grand syndicat, a ressenti - à juste titre - que dans les campus
des universités, parce que vous savez, l’Angleterre était proche
d’Israël. La plupart des Israéliens sont anglophones, ils aiment
vraiment l’Angleterre, nos universitaires aiment aller en
Angleterre et nous avons une très bonne organisation qui leur
permet de s’y rendre. Les instituts universitaires encouragent les
gens à partir à l’étranger pour développer leurs
connaissances. Et l’AUT apprécie que tous ces Israéliens
viennent sur les campus britanniques, pour des courts ou des longs séjours.
Ils sont pour eux des spécialistes du monde arabe, ceux des droits
humains et des droits civiques. Je veux dire que la divergence entre
les idéologies qu’ils représentent et dont ils débattent, était
telle qu’on aurait pu croire que l’ambassade israélienne avait
pris le pouvoir dans les universités de Grande-Bretagne. Et le
groupe à l’AUT a décidé, - en voulant commencer en Angleterre -
d’un boycott officiel auprès de quelqu’un qui représente
officiellement l’université israélienne. Je ne pense pas
qu’ils voulaient empêcher les citoyens israéliens de venir et de
dialoguer, d’échanger. Je pense qu’ils avaient raison de cibler
les universités israéliennes, comme étant les premiers
porte-parole pour diffuser cette cause. Ils ont proposé une motion
pour le boycott qui a été acceptée. Mais le lobby sioniste
s’est réveillé et a fait de très fortes pressions...
Q : Qu’ont-ils fait ?
Ils ont engagé un cabinet juridique très important
en Angleterre qui a menacé le comité exécutif de l’AUT de
poursuites pour anti-sémitisme s’il continuait. Naturellement, je
ne pense pas que le cabinet aurait gagner ce procès, mais vous
devinez les discussions au comité exécutif de l’AUT, que cela
n’avait pas de valeur, que nous ne céderons pas, que c’est une
pitié, qu’ils devraient montrer plus de solidarité. Mais ils
avaient été quand même impressionnés. Il y avait ce qu’il
fallait pour un bon procès en diffamation ; si vous connaissez
la loi anglaise, il est encore plus difficile de faire condamner
quelqu’un en Angleterre qu’ici en Israël. Mais néanmoins, ils
étaient intimidés d’autant qu’étaient mobilisés tous les
historiens juifs de l’Holocauste et tout ça. La décision de l’AUT
était comparée à une négation de l’Holocauste. Ceci bien sûr
est très stupide, et bien d’autres choses encore, mais les gens
ont été remués.
Mais je dois vous dire que ceux de l’AUT n’ont
pas renoncé, ils préparent une autre motion, ils essaient une
autre stratégie, ils travaillent sur une autre approche pour
convaincre les gens, et ce qui est le plus intéressant est que le
boycott est en cours, de fait. Je veux dire, la décision de l’AUT
de se rétracter a mis les gens tellement en colère que la plupart
des membres britanniques de l’AUT ont pensé en fait qu’ils ne
seraient pas inquiétés, qu’une décision officielle soit prise
ou non, ils pensent que c’est la bonne manière d’avancer.
Q : Maintenant, les sionistes
dans l’Etat israélien, ont-ils un passé pour accuser les gens
qui critiquent le sionisme d’être des antisémites ou des juifs
qui se haïssent ?
Oh oui ! Je pense qu’il y a beaucoup,
beaucoup, de moments dès le début du sionisme, de sources différentes,
où des juifs ont critiqué l’idée, d’un point de vue de colon
ou d’un point de vue orthodoxe. Je pense que l’un des points les
plus explicites à ce sujet est celui sur le combat, dans une
certaine mesure malchanceux malheureusement, du sionisme contre le
Bund dans le mouvement socialiste international juif de l’Europe
de l’après Seconde Guerre mondiale. Comme vous le savez, les
juifs qui ont survécu à l’Holocauste étaient dans des camps,
qu’on appelait des camps de déportés. En fait, beaucoup des
juifs survivants ont apprécié l’idée de deux approches
internationalistes, comme nous l’avons dit précédemment, ou même
d’une approche socialiste.
Et les sionistes ne se sont pas seulement disputés
avec ces gens, ils ont usé de beaucoup de violence. Il y a un livre
écrit pas un historien, Yossi Gussinsky, sur ces luttes ; en
fait, ce que les sionistes ont fait, ils ont recruté des jeunes
juifs qui étaient dans la clandestinité, à la Haganah, de sorte
qu’ils ne soient pas détournés de l’action, ni gagnés par des
idéologies internationales ou qui relieraient le judaïsme à un
projet international. C’est juste un exemple historique, mais vous
savez que nous avons de nombreux exemples de groupes non sionistes
en Israël qui ont été isolés - comme le Maspen - et espionnés
par les services secrets, plus tard il y a eu un autre groupe qui a
été emprisonné. Certainement, c’est quelque chose contre
laquelle les sionistes sont disposés à combattre de toutes leurs
forces.
Q : Avez-vous entendu parler du
rôle de l’AFT (Fédération des professeurs américains) dans
l’opposition à ce boycott ?
Oui, et il y a aussi le rôle joué par toutes
sortes d’associations de professionnels dans les universités américaines,
comme l’association des Sciences politiques. Et je n’ai pas été
surpris. Je n’ai pas vraiment pensé qu’il y aurait quelqu’un
dans les syndicats étasuniens ou dans les mouvements de salariés,
qui suivrait les collègues britanniques. Je pense que nous avons
besoin d’un plus, de beaucoup de travail de terrain, ici, avant
que cela se produise. Mais les questions sont vraiment posées, ce
que j’espère ; c’estunautreaspectde la campagne que les
genstendentà ignorer. La question n’est pas seulement que
l’argent arrête d’affluer en Israël pour soutenir
l’occupation. Je pense qu’il y a une question d’éducation ;
elle faut en discuter avec les contribuables américains, avec les
salariés américains, avec les activistes des droits civils et des
droits de l’homme : pourquoi, le seul cas au monde sur lequel
ils n’ont pas de position claire - alors que sur tous les autres
ils sont nets - est-ce le cas d’Israël ? Qu’est-ce qui
justifie cette différence ? Et je pense que nous entendrons
davantage les Juifs poser ces questions. J’espère que ceci les
convaincra qu’ils ont eu tort toutes ces années, de ne pas
affecter à Israël les mêmes critères de jugement que pour les
autres situations dans le monde.
Q : Quel a été le rôle d’Israël
et du sionisme par rapport à l’impérialisme ?
Bien, je pense qu’il commence avec le
colonialisme, avant l’impérialisme. Il est très clair que sans
l’adoption du sionisme comme projet colonialiste par l’Empire
britannique, il n’y aurait pas d’implantation juive en
Palestine. C’est très clair. Ils ont eu besoin de la puissance
militaire des Britanniques, de leur poids politique afin de faire démarrer
leur projet, c’est vraiment clair. Sans eux, ça ne serait pas
produit. Et puis, je pense qu’il est juste de dire que sans
l’impérialisme américain comme élément de pointe, je doute
qu’Israël aurait existé ou survécu. Aussi, je pense que c’est
l’une des leçons importantes que les Israéliens ont toujours à
apprendre : s’ils restent si étroitement liés à un empire
comme celui des Etats-Unis, et qu’ils ne réfléchissent pas à
d’autres façons d’exister dans telle ou telle type de société,
telle ou telle région, alors lorsque l’empire chutera, ils
chuteront probablement avec. C’est quelque chose que la plupart
des Israéliens ne soupçonnent pas, malheureusement.
Q : Le rôle des Etats-Unis
est-il aussi décisif pour Israël ?
Oh oui ! Absolument, il est décisif. De
quelque façon que vous l’observiez, du côté de l’aide financière
- pas seulement les subventions mais aussi les prêts -, du côté
de l’aide militaire, de l’immunité diplomatique que l’Amérique
accorde à Israël par son veto à l’ONU. Nous l’avons vu dans
des périodes comme lors de la guerre de 1973, où vraiment les Américains
étaient prêts à lancer une guerre nucléaire pour sauver Israël.
Q : Des partisans d’Israël
aux Etats-Unis diraient que ce n’est pas juste de comparer Israël
à l’Etat d’apartheid d’Afrique du Sud, et qu’Israël est un
Etat démocratique ; quel est le rapport de l’apartheid d’Afrique
du Sud avec Israël ?
Je pense, comme dans beaucoup de situations dans
l’histoire, qu’il y a des similitudes et des différences. Je
crois que, globalement, il y a plus de similitudes que de différences.
La ségrégation en Afrique du Sud était de petit niveau ;
elle a eu un côté abusif en ce qu’elle séparait les gens dans
les autobus, dans les services ; naturellement il y a eu des dépossessions,
des tortures et ainsi de suite. Ce côté d’apartheid mesquin
n’existe pas en Israël, il n’y a pas de ségrégation à ce
niveau. Mais si vous comprenez l’occupation dans la notion
d’apartheid en Israël, alors il est pire que celui de l’Afrique
du Sud.
Donc il y a plusieurs aspects à l’apartheid israélien ;
disons que l’aspect extérieur peut se juger moins menaçant et
plus « démocrate, mais l’essence du régime est aussi
mauvaise, sinon plus, en bien des manières. Et je pense que le plus
important, c’est la question de la terre. Le dispositif de fond
sur lequel se base l’apartheid en Israël, c’est la question de
la terre, de refuser aux Palestiniens toute idée de possessions de
la terre, de transactions, et ainsi de suite. Beaucoup de gens ne
savent pas que la terre en Israël appartient aux juifs, et à ce
titre, elle ne peut être cédée ou faire l’objet de transaction
avec des non juifs.
Q : Est-ce légal ?
C’est légal, cela fait partie de la loi
constitutionnelle israélienne : 93 % de la terre d’Israël
appartiennent aux juifs. De ce fait, les Palestiniens, qui représentent
20 % de la population, n’ont accès qu’à 7 % de la terre
simplement, sur lesquels, naturellement, ils doivent se défendre
contre la pression et l’argent du secteur privé juif. Pour ce qui
est de la terre, propriété de l’Etat, celui-ci s’est approprié
la plus grande partie du territoire. Pour cette raison, depuis 1948
des centaines de nouvelles colonies et de quartiers juifs se
construisent mais aucun village ou quartier arabe. Nous parlons là
d’une population arabe qui a une croissance normale trois fois supérieure
à celle des juifs, et encore, elle est confinée dans un espace où
il ne lui est pas permis de se développer. C’est, je pense, le
pire aspect de l’apartheid dans cette partie d’Israël.
Naturellement, l’occupation - et le régime de l’occupation - en
Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, sont certainement pires
qu’un système de ségrégation.
Q : Quel est le rôle du Fonds
national juif ?
Très important. Le Fonds national juif a un double
rôle. Un rôle historique en 1948, où il a servi à transformer en
biens juifs les villages et les terres dont les Palestiniens étaient
été dépossédés. Ce fut la plus grand fonction, historique, de
cette organisation : faire que chaque terre, chaque maison, que
tous les biens aux Palestiniens, n’aillent pas à l’Etat mais au
peuple juif si je puis dire, afin qu’ils ne soient jamais ré-arabisés,
si vous voulez. Aujourd’hui, le FNJ remplit une autre fonction.
D’une certaine manière, il continue à jouer ce rôle en
Cisjordanie, en tant qu’organisme gouvernemental actif qui essaie
de spolier les Palestiniens, qui se saisit de leur terre et la
transfert aux juifs. L’intérieur d’Israël est une immense
propriété foncière ; chaque terre qui devient propriété du
FNJ est une terre que seuls des juifs peuvent acquérir. Par
exemple, en Galilée, où il possède des terres, il y a beaucoup de
colonies, et le FNJ peut obliger la colonie - et oblige - la colonie
à ne pas y accepter d’Arabe en application de cette loi. Celle-ci
est un outil très important pour la colonisation, dans le passé
comme dans le présent. Et dans le présent, elle est une sorte de
gardien qui préserve le caractère juif de la terre, avec beaucoup
de conséquences pour les Palestiniens.
Q : Renforce-t-il le régime ségrégationniste ?
Je dirais qu’il est le principal organisme de
l’apartheid en Israël.
Q : Les Américains sont intéressés
pour développer leurs politiques économiques, de privatisations,
de zones de libre-échange au Moyen-Orient, et aussi en Iraq. Quel
est le rôle d’Israël dans la mise en œuvre de ces orientations
et de leur développement au Moyen-Orient ?
Je pense que son rôle est double. D’abord, les
responsables de l’économie israélienne, il y a environ une
dizaine d’années, ont décidé d’appliquer en Israël le modèle
très extrémiste de l’économie reaganienne. Ce choix a par lui-même
beaucoup servi les intérêts américains. Mais le plus important,
je crois, c’est qu’Israël a rempli, à travers l’intervention
américaine en Iraq mais aussi dans des pays comme l’Egypte et les
Etats du Golfe et d’autres, un rôle très important pour
consolider le système capitaliste pour le futur Moyen-Orient. La
raison qui permet à Israël de remplir cette mission si importante
et pour un tel avenir, est qu’il est parvenu à passer aux yeux
des Américains comme un pays « orientaliste ». C’est-à-dire,
un pays qui connaît bien les Arabes. Ainsi, si vous voulez faire
des affaires dans le monde arabe, vous feriez mieux d’avoir
quelques conseillers israéliens, ou d’avoir les sièges de vos
entreprises en Israël, parce que nous vous comprenons, et nous
comprenons le monde arabe. C’est à sens unique.
Le second rôle est rempli par les instituts
financiers israéliens, ceux de l’industrie de pointe et
d’autres, qui sont si avancés dans cette voie qu’ils
profiteront - et sont en train déjà de profiter - de cette forme
d’économie capitaliste, tandis que les formes traditionnelles de
l’économie du monde arabe vont souffrir. C’est comme si on
prenait deux sociétés ayant des potentialités économiques très
différentes et qu’on leur impose l’idéologie de la liberté du
marché, une liberté qui ne donne pas de chances égales mais plutôt :
‘nous partons tous de la même ligne, mais évidemment, nous ne
sommes pas à égalité de ressources et de capacités’. Et dans
cette optique, le système économique israélien possède un tel
avantage que je crains, étant donné ses chances, qu’il puisse
vraiment exploiter la situation d’une telle manière qu’Israël
serait repoussé encore plus loin du monde arabe.
Q : Etes-vous au courant du rôle
d’Intel qui construit une usine sur la terre palestinienne ?
Oui, je pense que c’est l’une des raisons pour
laquelle le mouvement de désinvestissement aux USA cible plusieurs
projets, afin de lancer un message à l’opinion américaine, à
savoir que ce n’est pas seulement une politique américaine
seulement pour soutenir l’occupation israélienne, mais que des
gens font beaucoup d’argent hors de l’occupation israélienne.
Caterpillar en est un exemple avec ses engins énormes qui sont
utilisés depuis 48 ans pour détruire les maisons, supprimer des
villages et construire un mur d’apartheid.
Et Intel en est un autre cas. Il faut comprendre que
l’espace est très limité dans les Territoires occupés. Et quand
cet espace est confisqué pour une implantation industrielle, ces
usines industrielles servent deux objectifs. L’un est d’employer
des salariés palestiniens à des conditions bien plus favorables
pour leurs employeurs qu’en Israël, car Histadrut ne peut leur
apporter aucune aide à ces ouvriers. Et l’autre objectif, c’est
d’utiliser une terre très bon marché, et quand vous avez une
terre comme Intel dans les Territoires occupés, cela veut dire
qu’on ne paie aucun impôt. Aussi, les profits sont très, très
élevés si vous investissez dans les Territoires occupés. Ceci
constitue un précédent, mais il y en aura d’autres à
l’avenir. Ceci représente, je crois, un part très importante du
soutien direct américain à l’occupation.
Q : Y a-t-il chez les salariés
juifs une opposition au sionisme ?
Pas vraiment malheureusement. Ils devraient. Quand
le Parti communiste était actif et influent, dans les années 50 et
60, il avait réussi à convaincre les salariés qu’il y avait un
lien direct entre le sionisme et leurs intérêts. Cependant, comme
je l’explique, le monde du travail s’est trouvé composé de
juifs et de non juifs qui pensent toujours que leur intégration
passe par le nationalisme, et non pas par leur conscience de
classes. je pense qu’il nous faut admettre qu’ainsi, il n’y a
rien de bon à dire.
Q : Les partisans d’Israël,
les partisans de gauche d’Israël, fondamentalement, disent que la
solution à deux Etats est la seule solution possible réellement
pour Israël, et que c’est la raison pour laquelle ils soutiennent
les USA. Que répondez-vous à cela ?
J’ai vu un soutien se faire jour à la solution à
deux Etats aussitôt après la guerre des Six Jours, quand Israël
n’avait pas encore annexé Jérusalem-Est, qu’il n’y avait pas
encore construit de colonies juives. Il y avait beaucoup de logique
à dire - bien que 20 % seulement de la Palestine formeraient l’Etat
palestinien, proche d’Israël - que ces deux Etats, dans
l’avenir, pourraient se développer de manière à devenir un seul
Etat, et même à trouver le moyen de régler le problème des réfugiés.
Mais depuis l’eau a coulé sous le pont.
En 2005, avec le nombre de colonies juives, avec le
Grand Jérusalem qui va représenter le tiers de la Cisjordanie, et
l’équilibre des forces, local, régional et global, je pense
qu’une solution à deux Etats ne peut qu’être le moyen indirect
de poursuivre l’occupation. Et je l’ai dit précédemment, nous
pensons que l’effort diplomatique a intensifié l’occupation, il
n’a rien apporté pour la faire cesser, et cela, dans une
recherche pour une solution à deux Etats, nous devons nous débarrasser
de ce paradigme. Il ne peut qu’aider l’occupation et la
colonisation sionistes, il n’y a qu’en partant pour une solution
à un Etat qu’on peut créer un avenir différent ici.
Q : Le gouvernement US a un
grand nombre de néo-cons, les sionistes, Wolfowitz ... Tout
d’abord, que pensez vous du rôle de ces gens au sein du
gouvernement US et de l’ensemble de la situation jusqu’à
l’expansion de la guerre US au Moyen-Orient ?
Je pense que le néo-conservatisme est
principalement un produit de la Guerre froide, et je pense, comme
cela s’est produit en Israël, ainsi aux Etats-Unis, que beaucoup
de gens profitent économiquement, sociologiquement, politiquement,
d’une situation de conflit, profit qui commence avec la production
d’armement, et qui finit avec les gens qui ont prise sur les décisions
de l’appareil au nom de la sécurité nationale. Et naturellement,
ils perdaient tout d’une certaine façon quand l’Union soviétique
s’est effondrée et que la Guerre froide s’est terminée. Et je
pense que ce groupe de personnes attendait un nouvel épouvantail,
une nouvelle menace pour la sécurité nationale des USA, et
qu’ils les ont trouvés grâce à l’influence très forte d’Israël ;
je pense, entre autres choses, dans le monde arabe et dans le monde
islamique. Naturellement, les mouvements comme la al-Qaïda
islamique n’ont pas aidé. Ils ont recherché le prétexte, et le
contexte pour faire avancer leurs idées. Et ce que nous avons
maintenant, ce sont les mêmes personnes - dans une nouvelle génération
- qui feront tout ce qu’elles peuvent pour perpétuer le conflit,
car elles profitent du conflit. Elles profitent des situations de
guerre, de conflits, etc. Et je pense que c’est comme cela
qu’elles renforcent leur main mise sur la politique américaine
mis en oeuvre dans le monde en général et au Moyen-Orient en
particulier.
Bien sûr, au Moyen-Orient, ces personnes sont aidées
par d’autres groupes, les sionistes chrétiens qu’il ne faut pas
sous-estimer, et qui portent une idéologie religieuse fondamentale
plus profonde ; quand ces forces fusionnent ensemble, vous
obtenez une politique américaine très agressive au Moyen-Orient,
qui a tous les aspects de la politique colonialiste du 19è siècle,
et qui finira de la même manière, je pense. Les gens apprendront
que vous ne pouvez pas occuper et coloniser indéfiniment. Mais cela
est très perturbant car toute action américaine au Moyen-Orient
complique les relations entre les USA et le monde musulman dans son
ensemble, et je pense, déstabilise le monde. Et quand nous parlons
de déstabilisation, cela veut dire que les sociétés humaines ne
peuvent plus régler leurs problèmes majeurs, mais doivent plutôt
s’occuper des problèmes avec les néo-cons. Des difficultés qui
n’existeraient pas normalement ; je veux dire, il n’y a pas
vraiment de clash culturel entre les musulmans et les Américains,
mais cela sert très bien les néo-cons, avec l’aide de spécialistes
politiciens comme Samuel Huntington, de dire qu’il un clash
fondamental. Mais nous ne parlons plus ici de sociétés humaines,
plutôt d’« extraterrestres et d’humains ». Vous
savez, vous allez à Hollywood, à la télévision américaine, et
vous pouvez voir comment la production culturelle s’est créée,
comment la production culturelle renforce ces images qui servent les
intérêts capitalistes des néo-cons et de leurs alliés.
Q : Etes-vous surpris par les médias
US, de la façon dont ils présentent la situation palestinienne et
la situation israélienne ?
Oui, je suis surpris parce que je me souviens de
différents sujets couverts par les médias américains sur le
Moyen-Orient dans les années 50 et 60 et, je pense que c’était
mieux. Mais ce qui réellement me surprend n’est pas tant les
partis pris, je m’y m’attendais, mais je ne m’attendais pas à
leur stupidité. Vous savez, c’est presque comme une insulte à
l’intelligence la façon dont ils présentent les choses ici. Ils
ne prennent même pas position. Je comprendrais une prise de
position, par exemple disant : nous la décrivons la situation
comme elle est, mais nous nous plaçons du côté israélien.
J’aurais été contre cela - je ne pense pas que ce soit une
information honnête par les médias - mais au moins, c’était une
position. Mais ce que nous avons ici fut simpliste, enfantin, on décrit
les choses comme si c’était une sorte de guerre entre les forces
du diable et les forces du bien. Je dirais même, il n’y a eu
aucune différence entre la Guerre des Etoiles d’Hollywood et la
manière dont les principales chaînes de télévision ici montrent
la situation de là-bas sur le terrain. C’est, je l’ai dit, une
insulte à l’intelligence.
Q : La majorité des Américains
ont été, au début, pour soutenir la guerre en Irak. Quelle était
la situation en Israël : y a-t-il une opposition qui grandit
contre cette invasion ?
Je pense que le soutien en Israël était même plus
fort que celui aux USA. J’ai été complètement stupéfait de
lire la presse israélienne, et de voir l’enthousiasme des Israéliens
avant l’invasion de l’Iraq, et après l’invasion. Si vous
voulez, on peut définir le sentiment israélien comme « Maintenant,
les Américains comprendront. » Aussi, n’attendez ici aucune
opposition contre la guerre en Iraq. Il n’y a pas la moindre
opposition, il y a seulement un soutien, beaucoup plus fort qu’aux
USA. Naturellement, je ne parle pas des Palestiniens d’Israël qui
étaient à fond contre la guerre ainsi que de quelques juifs. Il y
un groupe intéressant de juifs iraquiens qui ont signé une pétition
contre la guerre, montrant leur solidarité avec les Iraquiens, étant
Iraquiens eux-mêmes ils savent qu’une guerre allait causer
beaucoup de morts en Iraq, mais, malheureusement, la pétition n’a
pas suivi. J’étais parmi les quelques dizaines de signataires,
nous avons manifesté contre la guerre, mais c’était tellement un
nombre pathétique, ce n’était pas imposant.
Q : Est-ce que la crise économique,
la privatisation, les impôts sur le monde du travail, ont une
quelconque résonance politiquement ?
Il est surprenant de voir comme nous sommes tous en
attente de ce qu’il va arriver. Les Israéliens connaissent, en
matières d’inégalités économiques et sociales, l’écart
entre les extrêmes le plus grand du monde occidental, si je puis
dire, il est le n° 1. Vous vous attendez donc à ce que cela
produise quelque protestation sociale qui pourrait évoluer, comme
c’est arrivé de temps en temps à l’époque des Panthères israéliennes,
le mouvement des Panthères noires, et encore avant cela. Mais à
chaque fois que cela se produit, le gouvernement israélien a une ou
deux solutions. Il crée une situation de guerre de telle sorte que
les protestations sociales ne mûrissent pas ; et c’est
l’une des raisons pour laquelle l’armée israélienne a réagi
si durement au soulèvement de la seconde Intifada, en 2000, dans
les Territoires. A cause d’un calme relatif, les protestations
sociales étaient autorisées, surtout dans les villes industrielles
où vivent et travaillent la plupart des juifs africains - ou ne
travaillent pas parce que le chômage y est très élevé. Et
c’est ce que font les Israéliens.
Ou alors, la seconde solution, ils reprennent cette
technique électoraliste, avec des mesures économiques qui donnent
beaucoup d’avantages aux gens pendant une courte période, juste
avant les élections, pour obtenir leur silence. Mais je pense que
ça ne les aidera pas à la longue. 25 % des Israéliens ont un très
acceptable, et même un haut niveau de vie, ce qui est beaucoup
comparé à beaucoup de sociétés du Tiers-monde. Cela donne au
système politique israélien une sorte de stabilité. Mais 75 %
vivent très près, si ce n’est pas en dessous, de ce qu’on
appelle en Israël, le seuil de pauvreté. Et cet écart entre les
extrêmes, à l’avenir, va être pulvérisé. A l’heure
actuelle, l’une des raisons pour laquelle cela n’a pas encore
explosé, je l’ai dit, c’est qu’Israël est capable de créer
une situation continuelle de conflit, de sorte que vous n’êtes
pas amenés à traiter vos problèmes économiques et sociaux. Mais
je ne pense pas que ça tienne le coup encore très longtemps.
Q : Quel est le rôle du Parti
travailliste dans la coalition gouvernementale ?
Il y a un bon article aujourd’hui dans Ha’aretz
de Gidéon Lévy qui dit - et je suis d’accord - que ceux qui sont
électeurs du Parti travailliste, le sont pour voter pour les plus
mauvaises personnes qu’ils peuvent. Il y a maintenant une compétition
réelle pour le pouvoir. Et Gidéon dit : « Ne votez pas
pour quelqu’un qui pourrait garder ce parti en vie » ;
il donne les noms. « Votez pour ceux-là, ils vont sûrement détruire
le parti, une bonne fois et à jamais ; c’est la seule chance
de construire, sur les ruines, un Parti travailliste authentique. »
C’est une caractéristique de Lévy de savoir toujours comment
articuler les choses, bien mieux que nous tous, de savoir résumer
vraiment les situations du Parti travailliste. Ce parti, c’est
l’ombre du Likoud, c’est un parti qui défend le capitalisme, la
liberté de marché de la plus mauvaise manière, il soutient
l’occupation, il n’a rien à proposer. Chaque jour que vit ce
parti est un obstacle à l’émergence d’une véritable force
politique socialiste en Israël, comme alternative.
Q : Cela ressemble à un parti
Démocrate.
Oui. Je ne suis pas un grand expert de l’Amérique,
mais oui, c’est mon sentiment. J’observe les démocrates et les
républicains, qui restent dans un prisme très limité, comme en
Israël, mais finalement c’est la vérité aussi, malheureusement,
pour certains partis sociaux-démocrates en Europe.
Merci
Ilan Pappe / Steve Zeltzer
|