Haaretz, 23 mars 2006
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=697364
Version
anglaise : 'Are
we finished having our children killed?'
www.haaretz.com/hasen/spages/697894.html
Une balle dans la tête, tirée d’une distance de
quelques mètres, sans avertissement et sans qu’il y ait eu aucun
tir de semonce dans les roues comme le prétend l’armée israélienne.
C’est ainsi, selon le témoignage de son oncle qui était à ses côtés
et qui a été blessé, que des policiers de la police des frontières,
déguisés en Arabes, ont tué Akaber Zayd, une élève de 2e
année, qui se rendait chez le médecin.
Elle
se rendait chez le médecin et c’est vrai qu’elle y est arrivée,
mais elle n’en avait plus besoin. La petite Akaber Zayd était
dans la voiture de son oncle et elle allait chez le médecin pour
faire enlever les fils d’un point de suture au menton. Elle était
morte à son arrivée, la tête fracassée, le cerveau ouvert. Des
soldats d’une unité déguisée en Arabes de la police des frontières
ont tiré à courte distance vers le taxi de l’oncle alors qu’il
se garait à côté du dispensaire. Toutes les allégations des
soldats que l’armée à transmises aux médias et selon lesquelles
ils auraient tiré en direction des roues du taxi suivant la
« procédure
d’arrestation d’un suspect » ne sont, aux dires de son
oncle qui était assis à côté de la fillette, que mensonge :
le taxi est criblé de balles du côté droit et à l’arrière, et
des balles sont entrées par les vitres. Nous avons vu le taxi :
toutes les balles en ont visé la partie supérieure.
La
distance de tir n’excédait pas quelques mètres, ajoute l’oncle
qui insiste sur le fait que les lieux étaient éclairés par un réverbère.
Nous avons vu le taxi, cette semaine, contrairement à ceux qui mènent
« l’enquête » de l’armée et de la police des
frontières et qui n’ont pas pris la peine d’examiner le taxi ou
d’interroger l’oncle qui conduisait. Il a lui aussi été blessé
par les tirs et est actuellement hospitalisé. Nous avons recueilli
le témoignage de l’oncle et n’avons trouvé aucun détail le
contredisant : les soldats déguisés en Arabes de la police
des frontières ont ouvert le feu sur la fillette, depuis deux
directions et de près, et d’après lui, sans aucun avertissement.
Cela n’arrive à aucun tireur, en particulier un tireur d’élite
de la police des frontières, de viser à courte distance en
direction des roues et de toucher à la tête.
Dans
la pente de la rue, à des centaines de mètres du lieu du meurtre
de la fillette, se trouvent les débris des destructions et dévastations
semées par l’opération de la police des frontières qui fut un
fiasco. Aucune personne recherchée n’a été capturée, mais un
immeuble à appartements de cinq étages a été lourdement touché
et dans la rue se trouvent les carcasses de voitures écrasées
l’une après l’autre.
Pourquoi
ont-ils ouvert le feu sur la fillette ? Comment peuvent-ils prétendre
avoir visé les roues ? Pourquoi ont-ils tiré sur un innocent
taxi ? Pourquoi ont-ils semé autant de destructions ? Pourquoi
ont-ils écrasé les voitures, dernière source de revenu pour leurs
propriétaires ? Quelle différence y a-t-il entre cette opération
de la police des frontières et un attentat terroriste ? Et
pourquoi diable ces questions ne sont-elles pas posées ?
Le
père n’a pas fait la route avec sa fille jusque chez le médecin.
Il dit qu’il n’aurait pas supporté la vue du médecin retirant
les fils de suture du petit menton de sa fille. Akaber avait huit
ans et demi. C’était une élève de 2e année, dans la
bourgade d’El-Yamoun, au nord-ouest de Jénine. Sur sa photo commémorative,
elle apparaît coiffée de la toque carrée et noire des diplômés
universitaires et docteurs honoris
causa. Une petite fille avec une tresse et la toque des diplômés
universitaires. C’est une habitude dans les jardins d’enfants
d’El-
Akaber
Zayd sur la photo commémorative.
Au jardin d'enfant, on photographie les
enfants brillants avec la toque du
diplomé
|
Yamoun : les
enfants brillants sont photographiés avec le chapeau du
diplômé. C’est comme ça qu’elle restera dans la
mémoire collective de la petite ville dont les habitants
travaillaient autrefois en Israël. Akaber n’est pas la
première enfant qu’on y enterre. Combien d’enfants
ont-ils été tués ces dernières années à El-Yamoun ?
Le directeur de l’école, venu réconforter la famille,
les énumère l’un après l’autre puis cesse tout à
coup cette macabre énumération :
« Pourquoi
est-ce à moi de les compter ? N’en avons-nous pas
fini avec
la mort de nos enfants ? » |
Le
père entre dans la pièce de deuil, à l’intérieur du bâtiment
du conseil local, les yeux rouges d’avoir pleuré. Abd El-Rahman
Zayd a 31 ans, est père de six enfants et il conduit un véhicule
commercial sur les routes de Cisjordanie, quand c’est possible. Il
y a trois semaines, Akaber est tombée chez elle, dans les escaliers
et elle s’est ouvert le menton. Vendredi passé, le temps était
venu de retirer les fils. Quand El-Rahman est rentré de son
travail, après s’être reposé, il a demandé à son frère,
Kamal, son frère « chéri » comme il dit, et qui, à 27 ans, est chauffeur de
taxi, d’aller avec Akaber jusqu’au cabinet du médecin, dans le
haut de la ville. C’était vendredi soir dernier, le dernier soir
de sa vie.
Le
frère a emmené la fillette. Elle s’est assise sur le siège à côté
de lui. Et ils sont partis ensemble chez le médecin. Le père tient
à le souligner : les vitres du taxis étaient transparentes,
pas fumées, et aucun rideau ne cachait ceux qui y étaient assis.
N’importe quel soldat pouvait voir qui était à l’intérieur,
n’importe quel soldat déguisé pouvait voir qu’il y avait dans
le taxi une petite fille avec une natte.
Ils
ont roulé ensemble et sont arrivés chez le médecin, au bout de la
rue. Depuis son lit de l’hôpital officiel de Jénine tout proche,
la main droite bandée, Kamal raconte qu’après avoir garé son
taxi, il a tout à coup aperçu plusieurs soldats à droite du taxi.
La rue est étroite et ils se tenaient à quelques mètres du taxi.
Il dit que les coups de feu ont éclaté immédiatement, venant de
droite et de derrière. C’est seulement ensuite qu’il a entendu
crier en hébreu, une langue qu’il ne parle pas. La petite Akaber
gisait déjà sur le siège à côté de lui, la tête fracassée.
Il
l’a soulevée dans ses bras et les soldats lui ont ordonné de la
déposer sur la chaussée et de se coucher lui aussi. Ils sont donc
restés sur la chaussée, le corps de la fillette morte et l’oncle
blessé. Les soldats déguisés ont ordonné à Kamal de se mettre
debout, de relever sa chemise puis de s’asseoir. Ils ont, selon
ses dires, continué à tirer en l’air. Un voisin a emmené la
fillette jusqu’au cabinet du médecin qui l’attendait. De là,
elle été transférée à l’hôpital de Jénine où son décès a
été confirmé.
La
main de l’oncle a été bandée sur place et il a été conduit à
la jeep militaire pour interrogatoire. Il dit que les soldats
l’ont frappé. Dans la jeep, il y avait un chien qui l’a flairé,
et un soldat de la police des frontières, nommé Raslan, qui lui
donnait des coups de poings à la tête tout en lui parlant arabe.
Kamal lui-même a été blessé de trois balles, à la main et à la
jambe ; il dit que sept balles ont atteint la fillette, dont
trois à la tête.
Le
taxi jaune, de type Renault Mégane, raconte toute l’histoire :
ses pneus intacts et son habitacle criblé de balles. La vitre arrière
éclatée, des impacts de balles dans l’appuie-tête arrière et
sur les côtés. Partout des taches de sang coagulé, celui de la
fillette morte et celui de son oncle blessé.
Pendant
tout ce temps, on a caché sa mort à son père. Celui-ci avait
entendu les coups de feu, le cabinet médical n’étant pas loin de
chez lui ; mais il n’a pas pensé à sa fille, seulement à
son frère. Il s’est rendu au cabinet du médecin où il a appris
qu’Akaber était blessée. Le médecin lui a fait une injection
d’un sédatif et il dit ne pas s’être réveillé avant la lumière
du jour. Ce n’est qu’à son retour chez lui, aux alentours de
cinq heures, que son deuxième frère lui a appris l’amère
nouvelle. Son épouse la connaissait déjà : elle l’avait
apprise par une chaîne de télévision arabe.
A
travers ses larmes, Abd El-Rahman veut nous dire quelque chose :
Ikram, la mère de la fillette, est une Israélienne de Muqeibila.
Akaber aussi était israélienne. La fillette était née dans un hôpital
de Nazareth et son certificat de naissance est israélien. Samedi
matin, on l’a enterrée dans le cimetière d’El-Yamoun.
Le
porte-parole de l’armée israélienne : « Le
17 mars, au cours d’une opération d’une unité des forces spéciales
des gardes-frontières visant à l’arrestation de personnes
recherchées dans le village d’El-Yamoun, au nord-ouest de Jénine,
les forces ont encerclé une zone où l’on soupçonnait la présence
des personnes recherchées. Au cours de l’encerclement, les forces
ont repéré un taxi suspect qui s’est approché de la zone
encerclée et elles ont lancé la procédure d’arrestation d’un
suspect. En l’absence de réponse aux injonctions, les forces ont
ouvert le feu en direction du taxi. »
Alors
vraiment : vient-il à l’esprit de quelqu'un que l’oncle
n’aurait pas répondu aux injonctions de s’arrêter si les
soldats l’avaient vraiment interpellé ? Le bonhomme emmenait
sa petite nièce chez le médecin. Mais l’essentiel est que
« l’armée israélienne
est désolée que cette enfant palestinienne ait été atteinte et
elle mène une enquête fouillée sur les circonstances de
l’incident ».
Scène
de destructions : un bulldozer palestinien a évacué,
dimanche, les débris près de l’immeuble à appartements de la
famille Zayd. Le bâtiment de cinq étages que les soldats déguisés
soupçonnaient de servir de cachette à ceux qu’ils recherchaient
est à moitié démoli. Les gens de l’immeuble s’affairent à
couvrir les énormes trous à l’aide de briques grises et les
colonnes, assez belles, du bâtiment menacent de s’effondrer. En
bas, dans la cour, ont été rangées les carcasses broyées de ce
qui n’est même plus un souvenir de voitures : un taxi
Mercedes jaune, une Subaru blanche et quelques autres boîtes de
conserve qui furent des voitures jusqu’à cette nuit de vendredi
à samedi. Mohamed Zayd, propriétaire d’un des appartements de
l’immeuble, sort des décombres. « C’est
l’armée juive, c’est cette foutue armée juive »,
crie avec amertume l’oncle de Mohamed qui sort lui aussi des
gravats qu’un camion continue d’évacuer.
Aux
alentours de sept heures du soir, vendredi, raconte Mohamed, il a vu
un groupe de soldats surgir sur le seuil de son épicerie. Ils ont
exigé de lui qu’il fasse évacuer tous les habitants de
l’immeuble, cinq grandes familles sur cinq étages, celles d’un
avocat, d’un médecin, d’un ingénieur et d’un instituteur.
Tous sont descendus dans la rue – plusieurs dizaines d’enfants,
de femmes et d’hommes – et ont été obligés de rester là
jusqu’au matin, jusqu’à ce que les soldats aient achevé leur
boulot. Mohamed dit que les femmes et les enfants ont été forcés
de faire barrière entre les tirs visant les soldats et qui
partaient d’une des maisons et les tirs renvoyés par les
gardes-frontières.
Quand
la maison a été évacuée, ils ont envoyé Mohamed pour qu’il
repasse de nouveau par tous les étages et qu’il allume la lumière
dans toutes les pièces. Un bulldozer de l’armée israélienne,
arrivé sur les lieux, était prêt à commencer son travail de
destruction. Mohamed dit qu’il a proposé de monter avec les
soldats et de leur montrer qu’il ne restait personne dans la
maison, mais les soldats lui ont ordonné de se taire. « On
connaît notre travail ». Vers minuit, le bulldozer a
commencé sa démolition. La maison d’en face a elle aussi été
endommagée. Mohamed a demandé à un des officiers : « La
loi israélienne vous autorise à faire ça ? » et
l’officier lui aurait répondu : « Va
te plaindre à l’ONU ». Son frère qui est dentiste et
dont le cabinet était à front de rue et a été totalement détruit,
a tenté de dire à l’officier qu’il était médecin, « docteur
pour les gens » comme il disait, et l’officier lui a répondu :
« tais-toi, docteur ».
Mohamed
Zayd a été emmené pour interrogatoire à Salem et il n’a été
libéré que samedi midi. Il dit avoir déclaré aux enquêteurs :
« A la télévision, vous dites que vous êtes une démocratie »,
et l’enquêteur lui aurait répondu : « La démocratie, c’est seulement pour la télévision ». Il
travaille comme instituteur dans l’école de la ville. « J’enseigne
tous les jours à mes élèves que nous aimons la paix. Qu’est-ce
que je vais leur dire maintenant ? Que c’est à ça que
ressemble la paix ? »
Le monument improvisé à la
mémoire
d'Akaber Zayd, à l'endroit où elle a
été tuée. Photos Miki Kratsman
|
Nous
remontons la rue, vers l’endroit où Akaber a été tuée.
Un panneau indique la direction
du cabinet du Dr Yad Samara, le médecin
des sutures. Sur la chaussée, à l’endroit où était
garé le taxi, quelqu'un a déposé une rangée de cailloux,
dessinant un petit corps. Les taches de son sang n’ont pas
encore été effacées. C’est le monument d’Akaber et la
photo de Yasser Arafat le regarde, du haut d’une vieille
affiche électorale.
Un autre monument, dans la ville. Alors que nous étions
encore dans la pièce de deuil d’Akaber dans le bâtiment
du conseil local, un |
habitant,
Saber Abahariya a sorti une photo de la poche de son veston :
les cadavres de son fils et de son ami tués, assis dans leur
voiture mitraillée. Ils ont été abattus par des soldats il y a
moins de quatre mois. Aux dires du père, son fils n’était ni
recherché, ni armé. Il demande à pouvoir nous montrer maintenant
le monument qu’il a érigé pour son fils. Nous roulons jusqu’à
l’un des cimetières d’El-Yamoun pour y découvrir un spectacle
comme nous n’en avions encore jamais vu : au sommet d’une
haute colonne en fer, le père a suspendu la voiture de son fils,
criblée de balles, qui contemple de haut toutes les tombes, avec,
à ses pieds, deux tombes de frères. Dans l’une est enterré son
fils Ahmed Abahariya avec son ami, Mahmoud Zayd. Dans l’autre,
sont enterrés Warad et Ibrahim Abahariya, ensevelis vivants sous un
bâtiment démoli par l’armée israélienne, il y a quelques mois.
Une Polo argentée, trouée comme une passoire, sur une haute
colonne de fer, avec au plafond, des taches de sang des deux jeunes
gens : « C’est le
cerveau de mon fils ».
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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