Haaretz, 12 janvier 2006
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Le camp de réfugiés de Jénine prend congé d’Ariel
Sharon : la mère en deuil, l’homme recherché, et le père
d’un enfant hospitalisé, blessé à la tête par une balle de
l’armée israélienne mettent en lumière des traits du personnage
Dans le camp de réfugiés de Jénine, nous avons
rencontré, cette semaine, plusieurs personnes qui priaient pour
qu’Ariel Sharon ne meure pas : quelques-unes d’entre elles
lui souhaitaient une mort dans de plus grandes souffrances,
d’autres espéraient qu’il se rétablisse et qu’il ait
l’occasion de comparaître devant un tribunal sous l’accusation
de crimes de guerre. Quelques-uns gardent à son sujet le souvenir
de Sabra et Chatila, d’autres se sont rappelés, cette semaine, de
Qibya et la plupart n’ont pas oublié « Rempart de
Protection », la destruction semée dans le camp et les 52
Palestiniens tués lors de l’incursion. Mais plus que tout, cette
semaine dans le camp de réfugiés de Jénine, nous avons rencontré
des gens indifférents, sans haine ni colère, ni joyeux ni tristes,
ne priant pas ni n’attendant rien – désespérés. Sharon vivant
ou mort, celui qui est venu avant lui et celui qui viendra après
lui, c’est du pareil au même pour les réfugiés de ce camp qui,
en près de 60 ans, n’ont pas vu un jour de paix.
L’armée
israélienne est une fois encore revenue dans le camp, cette
semaine, à la poursuite de deux membres du Jihad Islamique recherchés,
jour après jour, nuit après nuit. Les hommes armés sont entrés
dans la clandestinité. Cela faisait longtemps que nous ne les
avions pas vus parcourir les rues avec leurs fusils. Les enfants lançaient
des pierres sur les jeeps, les ménagères s’occupaient des
maigres préparatifs de la Fête du Sacrifice, la plus sacrée des fêtes
musulmanes, qui tombait cette semaine.
Une
quinzaine d’enfants et de jeunes gens ont été blessés ces
derniers jours. Parmi eux, Ayd al-Amr, un enfant de 9 ans, touché
d’une balle à la tête le lendemain de l’hospitalisation du
Premier Ministre pour son hémorragie cérébrale. Ayd se remet
maintenant de sa blessure à l’hôpital Rambam de Haïfa. Son père
ne peut pas lui rendre visite. Seul son grand-père de 70 ans est à
son chevet. Mais même le sort de cet enfant, Ayd, n’a pas occupé
outre mesure les habitants du camp, habitués qu’ils sont à ce
que des enfants soient blessés et tués. Un autre enfant, Tariq
Zeidan, 10 ans, est à l’hôpital Rafidia de Naplouse, lui aussi
avec une balle dans la tête, lui aussi fait partie du bilan de ces
derniers jours. Le voisin d’Ayd et de Tariq, Mohamed Kassem, 12
ans, s’est remis de sa blessure à la jambe provoquée par un
chien « tsahalien » de l’unité « Dard »
qui l’avait, il y a environ un mois, traîné entre ses dents,
ici, dans la cage d’escalier de sa maison, depuis le premier étage
jusqu’aux soldats dans la rue – le chien l’avait pris par
erreur pour l’homme recherché qu’il avait reçu l’ordre de
pister. Mohamed, plutôt fluet, marche en boitant, dispense ses
sourires charmants, pendant que sa mère lave leur pauvre maison à
l’approche de la fête. Le poste de télévision est éteint.
Personne ne regarde les émissions en direct de l’hôpital
Hadassah.
Jeudi
dernier, Ayd al-Amr est rentré tôt chez lui de l’école. C’était
le dernier jour d’examens avant les congés de la fête. A midi,
les jeeps ont fait leur réapparition. Les enfants leur ont lancé
des pierres et un soldat a tiré une balle en caoutchouc, d’une
courte distance, à la tête d’Ayd. Le père a emmené son enfant
inconscient à l’hôpital situé à la limite du camp. De là, il
a été transféré à l’hôpital « HaEmek » d’Afoula
puis de là à l’hôpital Rambam de Haïfa. Le directeur adjoint
de Rambam, le docteur Zvi Ben Ishai, a fait savoir cette semaine que
l’enfant était arrivé inconscient à l’hôpital et sous
assistance respiratoire, avec une blessure à la tête due à une
balle en caoutchouc qui a causé une fracture du crâne, mais son état
s’est amélioré et, au milieu de la semaine, on envisageait de
lui faire quitter son lit.
Son
père, Mouayad, était assis chez lui, dans le camp, tête basse,
soucieux, le cœur évidemment beaucoup plus occupé de son fils
blessé que de la maladie de Sharon. Avec un passé dans les prisons
israéliennes, il n’a pas même pris la peine d’adresser une
demande d’autorisation à entrer en Israël pour être avec son
enfant à Rambam, sachant qu’il n’y a aucun espoir que sa
demande soit acceptée. Son frère, Ziyad al-Amr, était commandant
dans les Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa jusqu’à ce qu’il ait
été tué. Mouayad al-Amr, père du jeune Ayd blessé :
« Sharon
ne m’intéresse pas. Sharon ou Mofaz, c’est tout pareil.
C’est Barak, du Parti Travailliste, qui a commencé avec les
assassinats d’enfants ».
Le
successeur de Ziyad al-Amr au poste de commandant des Brigades, son
cousin Zakariya Zubeidi, se cachait, lui aussi, cette semaine à
cause de la présence des soldats dans le camp. Depuis sa cachette,
Zakariya Zubeidi nous a fait un portrait du personnage d’Ariel
Sharon tel que se le figure un commandant des Brigades des Martyrs
d’Al-Aqsa à Jénine :
« Depuis
le jour où il est entré dans l’armée d’occupation jusqu’au
jour où il est entré à l’hôpital, il n’a pas fait une seule
bonne chose pour le peuple palestinien. Sharon est un criminel pour
le peuple palestinien. Depuis le jour où il est entré dans l’armée
d’occupation jusqu’au jour où il est entré à l’hôpital, il
n’a pas été, même une minute, un homme de paix. Le souvenir
de Sharon qu’a le peuple palestinien commence à Sabra et
Chatila et s’achève au camp de Jénine. Nous disons parfois qu’Yitzhak
Rabin, c’était la même chose, que lui aussi a passé
l’essentiel de sa vie dans l’armée d’occupation, mais au
moins, il a fait quelque chose à la fin. Pas Sharon, même pas à
la fin. C’est la différence entre lui et Rabin.
« Mais
moi, Zakariya Zubeidi, comme être humain et comme commandant, je
dis que c’est un bon chef pour l’occupation. Pas un bon chef
pour le peuple israélien, pas un bon chef pour le peuple juif, mais
un bon chef pour l’occupation. Un leader fort pour l’occupation.
Et nous, le peuple palestinien, nous ne serons pas affligé par la
mort de cet homme. Nous aurions voulu qu’il comparaisse devant un
tribunal et qu’il soit jugé pour le sang du peuple palestinien
qu’il a versé, mais sa situation s’achève comme ça pour lui.
« Le
désengagement n’était dirigé ni vers le peuple palestinien, ni
vers la paix. Il voulait seulement se débarrasser d’un million et
demi de Palestiniens, et il s’est débarrassé d’eux. Aucune
pensée de paix, tout ce qu’il voulait c’était se débarrasser
d’un million et demi de Palestiniens. Comme militaire, c’était
un bon chef. Un commandant. Au moment de la guerre à Jénine (« Muraille
de Protection »), quand il a senti que son armée israélienne
à lui et ses soldats à lui avaient perdu la guerre, il est venu à
Jénine et a conduit la guerre d’ici » (Sharon a
effectivement visité les abords de Jénine le 10 avril 2002 et y a
rencontré les forces armées). « Il
était avec son armée israélienne comme un bon commandant, un bon
commandant d’occupation.
« Jusqu’à
l’hôpital, et jusqu’à ce qu’il ait sa première attaque,
jamais il n’a changé. Quand il est sorti de l’hôpital, entre
la première et la deuxième fois, il a donné ordre de boucler le
territoire de Gaza et de bombarder. Même depuis l’hôpital, il
donnait des ordres pour semer la mort dans le peuple palestinien. Je
dis aux gens qui veulent contacter le gouvernement ou l’hôpital
pour s’inquiéter de son état : cet homme-là a beaucoup tué.
Les gens de l’Autorité Palestinienne qui disent se préoccuper de
lui, ne se préoccupent pas de lui mais de la politique américaine.
Ce sont des traîtres. Tous ceux qui regrettent Sharon et se
soucient de Sharon – Abou Mazen ou tous les autres – trahissent
le sang qui a été versé depuis 40 ans. Un homme pareil, il est
interdit de le regretter. Nous disons : un des plus grands
leaders d’occupation, un des plus grands terroristes au monde,
s’en est allé.
« J’espère
que quand Sharon mourra, les gens de gauche et de paix, en Israël,
se lèveront et auront le pouvoir. Des élections chez nous ?
Elles n’auront pas lieu, à cause de la situation sécuritaire
dans laquelle nous vivons actuellement dans le camp. Quinze enfants
ont été blessés et un est sur le point de mourir. Si la situation
ne s’améliore pas sur le plan de la sécurité, il n’y aura pas
d’élections. Aujourd’hui, nous avons demandé aux Européens
(les observateurs internationaux pour les élections) de partir
d’ici. Qu’ils aillent dire à leurs gouvernements que des élections
ne peuvent se dérouler que dans un endroit en paix, sans armée
israélienne ni occupation. »
Un
homme recherché de moins dans le camp : il y a quelques jours
est mort Jihad Zubeidi, 37 ans, père de cinq enfants. Compagnon de
route et garde du corps fidèle de Zakariya Zubeidi, il était
considéré comme le meilleur parmi ceux qui protègent les hommes
recherchés. On dit de lui qu’il ne fermait pas l’œil la nuit,
qu’il était le premier à lancer l’alerte à l’arrivée des
soldats et le premier à leur tirer dessus quand ils approchaient.
Il a développé une maladie pulmonaire, peut-être à cause de ses
conditions de vie au cours des dernières années de clandestinité,
et il est mort, peut-être à cause des mauvaises conditions de
traitement dans l’hôpital situé à côté du camp. Sa photo est
maintenant affichée dans les rues du camp à côté des nombreuses
affiches électorales à commencer par celles du candidat Yasser
Arafat, défunt mais présent sur énormément de photos à Jénine.
Des
traits du personnage de Sharon étaient évoqués aussi, cette
semaine, dans la famille Abou Khattab, toujours dans le camp. Le père
de famille, Abdel Nasser Abou Khattab avait 38 ans quand il a été
tué sous les tirs des soldats pendant « Muraille de
Protection ». Les membres de la famille racontent qu’il
avait été frappé d’une maladie mentale quelques années plus tôt,
après s’être empêtré dans des dettes avec son magasin de matériaux
de construction dès lors que plus personne ne construisait plus
rien dans le camp. Abou Khattab a sombré dans la dépression, il
restait assis, abattu, dans un coin de sa chambre, il se taisait et
fumait, il se taisait et fumait, peut-être cinq paquets par jour.
Lorsque
l’armée israélienne a envahi le camp et que son cousin a été
blessé, chez lui, par les tirs, la famille a décidé d’évacuer
la maison et de se sauver. Tous les membres de la famille, dont sa mère,
son épouse et ses trois enfants, sont partis. Seul Abdel Nasser,
qui avait reçu le nom du président égyptien vénéré ici, n’a
pas été d’accord d’évacuer. C’est ainsi qu’il est demeuré
seul à la maison, se consumant en cigarettes : un jour plus tard,
il était tué par les balles de soldats entrés chez lui. C’est
son jeune fils qui a découvert son cadavre le lendemain de sa mort,
rejeté dans un coin de cette pièce où nous sommes maintenant
assis.
Karima,
la mère d’Abdel Nasser, ne s’émeut pas de la maladie de
Sharon. En réalité, elle ne s’émeut plus de rien. A 65 ans,
elle a déjà tout vu, son fils tué, son petit-fils Mahmoud blessé
alors qu’il avait 12 ans. Cela s’est passé il y a un an
environ, la veille de la fête précédente. Mahmoud portait un
fusil en plastique et des soldats ont tiré sur lui, trois balles,
dans le ventre, à la main et dans la jambe. Mahmoud s’est rétabli
depuis lors. Il joue maintenant à l’ordinateur dans le club
Internet du camp. Karima : « Tout
vient de Dieu. Nous mourrons tous finalement, même Sharon. S’il
meurt, quelqu'un d’autre viendra : pourquoi s’exciter ?
Il nous a massacrés et nous, nous demanderons à Dieu que les chefs
d’Etats arabes meurent eux aussi. Eux non plus n’ont pas pensé
aux gens qui vivent ici. Qu’on se réjouisse ou pas, vous voyez
combien la vie est dure pour le peuple palestinien. Tout est entre
les mains de Dieu. »
Dehors,
la pluie bat plus fort, lavant les rues du camp qui, depuis que
« Muraille de Protection » y avait semé la destruction,
ont été remarquablement réparées grâce aux dons d’un prince
des Emirats du Golfe lui aussi décédé depuis. Karima poursuit :
« Vous croyez que celui
qui viendra après Sharon sera meilleur ? Sharon, Mofaz, tous
du pareil au même. Nous mourrons tous et après nous, il ne restera
que Dieu et le bien que nous aurons fait. Mais Sharon ne laissera
rien de bon derrière lui. Le mal qu’il a fait, nous ne
l’oublierons pas. » Que diriez-vous à Sharon si vous en
aviez la possibilité ? « Il ne se relèvera plus. Mais même avant, est-ce que j’aurais pu
parler à Sharon ? Au soldat, je ne peux pas parler. »
Sayad
Abou Khattab, jeune garçon de 15 ans, se souvient de son père tué
et laissé là. « Que
Sharon aille au diable. Maintenant qu’il a tué mon père, comment
est-ce que je pourrais l’aimer ? » L’impact des
balles est encore visible dans les volets. Le frère du défunt,
Ali, dit que Sharon est un criminel de guerre. Sa mère s’alarme
et tente d’adoucir : « Tout
ça, c’est dit comme ça ». Ali : « Mon
frère était mentalement malade. Il ne pouvait faire de mal à
personne. Alors pourquoi l’ont-ils tué ? Dans la Torah comme
dans le Coran, il est écrit de ne pas tuer des vieillards, des
malades, et de ne pas arracher des arbres. Les soldats ne viennent
pas comme ça. Sharon leur dit de venir. Ils n’ont pas fait ça
sans l’ordre de Sharon. Mais bien que Sharon ait fait ce qu’il a
fait, Peres et Barak ne sont pas meilleurs. Et celui qui viendra après
Sharon ne sera pas meilleur non plus. » Ehoud Olmert ?
« Qui c’est ? Celui avec les lunettes ? »
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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