Haaretz,
9 septembre 2005
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=621698
Version
anglaise : www.haaretz.com/hasen/spages/622803.html
Au
cours de son passage à titre privé dans la ville d’Hébron, l’écrivain
Mario Vargas Llosa aurait pu s’apercevoir de la raison pour
laquelle, dans le quartier de Tel Roumeidah, les habitants sont
habités d’une peur mortelle. Les colons sont revenus frustrés de
leur combat contre le désengagement [de Gaza - NdT].
Ce
devrait être un programme obligatoire dans le cursus scolaire :
une excursion annuelle à Tel Roumeidah. Il faudrait amener ici tout
élève israélien, de préférence avec ses parents. Il faudrait
amener ici tous ceux qui ont éprouvé de la pitié pour les colons
et l’ont prêchée partout, tous les vertueux dont le cœur
s’est aigri devant le « trauma », tous les champions
de l’affliction qui ont pris part à la peine des évacués, tous
ceux qui appellent à une chimérique réconciliation nationale avec
eux. Tous il faut les amener dans le quartier de Tel Roumeidah à Hébron.
Ici devraient se donner des cours de citoyenneté, voire de
patriotisme.
Ici
vivaient paisiblement environ 500 familles palestiniennes : il
en reste à peine 50. Loin des regards, c’est ici non seulement un
transfert cruel qui se réalise, c’est aussi un régime de terreur
que les colons font régner sur la poignée d’habitants qui ne
sont pas encore partis. Ici s’est opérée une confiscation
coloniale qui a pris des proportions effrayantes, avec un haut
immeuble construit sous l’égide de l’Etat, et un quartier fantôme
tout autour où une poignée d’habitants s’accrochent encore à
leurs maisons en dépit de tous les préjudices dont les accablent
les violents seigneurs de la terre, leurs voisins non invités.
Ici,
il faut faire voir aux élèves d’Israël la face obscure de leur
pays – la caserne militaire à l’abri de laquelle se distille la
méchanceté que les colons infligent à leurs voisins. Il n’y a
pas deux quartiers comme celui-là, toute une terre à l’abandon,
où chaque colon joue de la loi du plus fort. Il ne se passe pas un
jour sans violence, sans jets de pierres, d’ordures et d’excréments
sur les voisins terrorisés qui se terrent dans leurs maisons
barricadées, qui craignent de jeter un coup d’œil par la fenêtre,
dont le trajet jusque chez eux est à chaque fois un chemin de
tourments et de frayeurs, et tout ça au nez et à la barbe des
soldats et des policiers, ces représentants des autorités légales,
qui se tiennent à l’écart. L’image du monde d’un honorable
Israélien en visite à Tel Roumeidah est, d’un coup, complètement
retournée : c’est ici l’arrière-cour de l’entreprise
des colonies.
Tous
les pieds de vigne du jardin ont été sciés. L’entrée de la
maison de Hashem al-Gaza est barrée par un monceau d’ordures et
de ferraille que ses voisins d’en haut y ont balancé. Cela fait
quelques années qu’il ne peut entrer chez lui côté rue. Il ne
lui reste plus maintenant qu’à se traîner par un chemin
rocailleux qui grimpe à flanc de colline, dissimulé aux regards
des voisins du dessus, à se précipiter dans la maison par la porte
arrière et espérer que tout aille pour le mieux. Aller dans la
cour se fait toujours dans la hâte et l'appréhension, on ne parle
qu’à voix basse, crainte d’être entendu des voisins. Al-Gaza
préside le conseil du quartier ou plus exactement le conseil de ses
survivants.
A
ses hôtes, il offre à voir un film vidéo tourné ici il y a
quatre mois. A la télévision israélienne, avec sa profusion de
chaînes, vous ne verrez pas cela : les images des pogromes. Un
rang d’élèves de l’école fondamentale « Cordoba »
rentrant chez elles, groupe de fillettes en uniforme scolaire,
tandis que de jeunes colons – essentiellement
des jeunes filles – restés embusqués, les attaquent
violemment. Les enfants s’enfuient en courant, les filles des
colons leur donnant des coups de pieds et leur lançant des pierres
et des détritus. Les soldats observent la scène avec un air
d’ennui, laissant parfois filtrer un sourire.
Puis
voilà le petit pogrome arrivant à la maison du médecin, le Dr
Taysir Zehadi. Des centaines de colons en chemise blanche de
shabbat, comme il sied à un moment de fête, font irruption dans la
maison, y semant la dévastation et la terreur. Impuissant, le médecin
avait tenté d’appeler à l’aide au téléphone tandis que des
centaines de colons assiégeaient encore sa maison. Les porteurs de
chemise blanche défoncent la porte métallique et envahissent la
maison sous les yeux de soldats du régiment Nahal et d’une
compagnie de la police des frontières, dont aucun, mais alors aucun
ne lèvera le petit doigt. Les colons font donc irruption dans la
maison et commencent à démolir tout ce qui leur tombe sous la
main, sous les yeux du propriétaire qui décrit tout ça, la gorge
sèche, dans le combiné du téléphone. « Tout est détruit »,
dit-il calmement depuis l’intérieur de sa maison, protégée et
grillagée en vain.
Quand
ils ont fini de déverser leur colère dans la maison du médecin,
les colons descendent, souriants, les escaliers de la maison en
route vers la cible suivante. Personne ne les arrête, seulement la
porte en fer du voisin, Ayoub Awawi. La porte ne leur obéit pas et
ils restent dehors. Entre temps, la caméra filme les dégâts dans
la maison du médecin : depuis les capteurs solaires sur le
toit jusqu’aux pots de fleurs du salon, tout est brisé et éparpillé.
Un petit pogrome. Un jeune gars de Nahal joue avec un nunchaku.
D’où tient-il cette arme ? Que fait-il avec ça ? Les
habitants connaissent ce soldat par son nom de famille et racontent
à son propos des histoires effroyables.
Le
film s’achève. Nous revenons à la réalité présente. Rared, la
fille de al-Gaza entre en courant dans le salon. Elève de troisième
année, portant des nattes, c’est son deuxième jour d’école.
Son visage exprime la peur. Elle parcourt toujours le chemin en
courant. Hier samedi, ce shabbat en l’honneur de la Reine du
Shabbat, les colons leur ont lancé des pierres et un garçon a été
blessé au bras. Mais aujourd’hui, le chemin s’est passé
paisiblement. Une poignée de volontaires internationaux
l’accompagne chaque jour, elle et ses amies, sur le chemin de l’école,
à l’aller et au retour. Ce matin, l’armée israélienne a émis
une ordonnance de « territoire militaire fermé » pour
le quartier, contre les volontaires internationaux – deux Américaines
et un Anglais, âgés de 20 ans et quelques, venus habiter ici comme
boucliers humains volontaires – sous prétexte qu’ils
constituent une « provocation ». Hier les colons ont
lancé des pierres sur les habitants jusqu’à neuf heures du soir,
délices du shabbat.
Les
vacances d’été se sont évidemment passées dans le calme :
les colons étaient occupés à leur lutte contre le désengagement.
Mais maintenant al-Gaza a très peur car ils sont revenus
frustrés. Le jour de la rentrée scolaire était de mauvais augure.
Nous
sommes assis dans une pièce de la maison du père de al-Gaza. Le
vieil homme est parti d’ici depuis longtemps. Les gens âgés et
les malades ne peuvent plus habiter ici, dans une maison où l’on
accède en passant par des échelles et de fortes pentes, une maison
dont, malade, on ne peut être évacué en ambulance et où il
n’est possible d’amener de l’équipement et de
l’approvisionnement qu’au prix d’un exténuant trajet à pied.
La plupart des maisons du quartier sont abandonnées. Des maisons de
pierres, plantées au milieu de jardins, sont vides, comme le reste
des maisons des quartiers de Hébron qui sont sous le contrôle
d’Israël. Les maisons sont vides, leurs habitants en ont sorti
tous leurs biens et sont partis d’ici, sous la terreur. Tel est le
but des colons, qui font tout pour la Terre d’Israël.
Barouch
Marzel est le voisin d’en haut. Venant de la caravane des Marzel,
tout juste au-dessus de notre tête, on entend la voix d’une femme
parlant au téléphone. « Je suis le voisin de Barouch »,
dit al-Gaza avec un sourire amer. L’écran de veille de son
ordinateur est une image banale : un enfant de colons, âgé de
six ou sept ans, agresse une vieille femme palestinienne portant des
paniers, sur la place Gross qui est à côté du quartier Avraham
Avinou, pendant que, depuis leur poste, des soldats suivent la scène
en souriant. Lorsque l’épouse de al-Gaza a accouché, il a été
contraint de quasiment la lancer depuis la cour dans la pente de la
colline, pour pouvoir la conduire à la ville par le chemin de derrière.
Le jardin de sa maison est jonché de bouts de machines à laver et
autres que les voisins y ont fait dégringolés. Splendeur et éternité
de la Terre d’Israël.
Visite
de famille : dans la maison du frère de Hashem al-Gaza,
attenante, il faut baisser la voix et se coller au mur de pierre qui
vous met à l’abri des caravanes qui sont au-dessus de vous et
filer rapidement sous le couvert des vignes. Sur le toit de la
maison du frère est placé un poste de l’armée de défense d’Israël ;
il est évidemment interdit aux propriétaires de monter sur le
toit.
Le
chemin menant aux maisons des plus proches voisins, une distance de
quelques pas, passe par une échelle. Il faut grimper à cette échelle
branlante, où l’on risque vraiment sa vie, afin de passer, dans
la pénombre des arbres et des vignes, loin des regards des voisins.
Nous marchons, penchés en avant ; le frère n’est pas chez
lui et nous entrons dans la maison contiguë, celle de la famille
Charbati. C’est Wa’al, le visage serein, qui nous ouvre la
porte. Six enfants et un mari qui travaille dans une station
d’essence, un poste de l’armée de défense d’Israël sur le
toit et des caravanes au-dessus de sa fenêtre. La fenêtre de la
chambre des enfants, on ne l’ouvre jamais. Un volet métallique la
protège. Les autres fenêtres de la maison sont protégées par des
barreaux et du grillage. Wa’al ouvre un instant la fenêtre, le
temps de nous faire voir le spectacle des ordures lancées dans la
cour par les soldats du poste situé au-dessus de notre tête.
Parfois aussi ils urinent.
La
cour, où poussait jadis une vigne, est maintenant semée de restes
de nourriture, de rations de l’armée israélienne et de
bouteilles vides, cadeau de l’armée de défense. Ce matin,
Wa’al a entendu les soldats essayer de percer le réservoir
d’eau qui est sur le toit. « La majorité des soldats
sont sympathiques », insiste-t-elle, « mais il y
a toujours des soldats mauvais ». Tous les trois mois,
l’unité est remplacée. L’équipe précédente était plus
humaine que celle qui est là maintenant. Hier, ils ont de nouveau
uriné dans la cour depuis le toit.
Il
y a dans la bouche de Wa’al et des autres habitants plus
d’histoires abominables que ce que le papier peut en supporter.
Les fenêtres de la maison ont été brisées par les pierres des
colons. La pénombre règne à l’intérieur à cause des volets
fermés en permanence. La lessive, on la suspend sur la terrasse et
il arrive que les colons la souille là aussi. Cette nuit, les
soldats du poste ont fait du chambard.
Lorsque
nous sortons dans la cour de la maison, une pierre atterrit près de
nous, lancée d’en haut, depuis les maisons des colons. A part
nous, personne ne s’émeut. La routine. Ne peuvent entrer dans ce
quartier que ses habitants enregistrés, et uniquement à pied. Pas
d’hôtes, ni de membres de la famille. Celui qui veut inviter des
proches au premier degré doit demander une autorisation deux ou
trois jours à l’avance. Pas de visites impromptues. Le chemin
passe par un poste de contrôle électronique. Si la machine à
laver le linge tombe en panne, il est impossible de faire venir un
technicien comme il est impossible aussi de traîner une nouvelle
machine par le chemin cahotant. Ces derniers temps, il y a même des
problèmes pour faire entrer des bombonnes de gaz via le barrage et
le gaz utilisé pour cuisiner est en train de s’épuiser.
La
maison de la famille Sa’ad, la suivante dans la rangée de
maisons, est protégée par des fûts métalliques remplis de béton.
Des fortifications comme ça, on n’en voit que dans des zones de
guerre. La maison de la famille Sayaj a été entièrement confisquée
par l’armée de défense d’Israël et sert de position de défense
pour la protection des colons. L’immeuble en dur des colons,
quatre étages de béton avec des volets métalliques verts, se
dresse comme une forteresse au-dessus des maisons du quartier.
Nous
traversons la vieille vigne qui descend à flanc de colline
jusqu’au cimetière musulman de la ville. La vigne est détruite,
le sol est sec. Il est interdit de la travailler : les colons
ne l’autorisent pas. Plus tard, al-Gaza nous montrera, sur son
ordinateur, le tracé qui est maintenant projeté pour la
construction d’une nouvelle route pour les colons qui passera par
l’ancienne vigne et le vieux cimetière. Ces projets-là excitent
les esprits ici, mais tous savent que ce combat-là, comme tous
leurs combats, est déjà tranché depuis longtemps.
« A partir d’ici, il est dangereux d’aller plus loin »,
décide al-Gaza. Le bruit de la ville, au-delà des barrages de
l’armée israélienne, s’élève, s’insurge contre le silence
de mort qui enveloppe le territoire fantôme sous contrôle israélien.
Une volontaire américaine, Luna Ruiz, demande doucement ce qui
pourrait amener les médias israéliens à venir voir ici cette réalité
choquante. « Si l’un de nous était tué, pensez-vous que
cela ébranlerait quelqu'un en Israël ? »,
demande-t-elle sèchement. Elle dit avoir très peur. Les enfants
dans la rue qui monte à Tel Roumeidah jouent à la roulette russe
version Hébron : ils suivent la rue pieds nus, dans une course
folle. Avihaï Sharon, membre de l’organisation « On
brise le silence », qui œuvre ici depuis un moment à la
défense des habitants, dit que cela fait déjà des mois qu’il
n’a pas vu d’enfants osant sortir dans cette rue déserte,
autorisée aux Juifs seulement. Une voisine, inquiète, lance un
regard depuis la cour de sa maison.
Un
petit groupe de gens marche dans la rue déserte qui monte depuis le
quartier Avraham Avinou jusqu’à celui de Beit Hadassa. C’est la
rue Al-Shuhadah, pour le renaissance et la vie de laquelle de
longues et épuisantes négociations ont été menées, avec
l’intervention de l’administration américaine. L’accord
conclu ici a suivi la voie de tous les accords : toutes les
portes des magasins qui ont été rénovés sont maintenant fermées
et soudées, et il n’y a pas âme qui vive dans la rue des Martyrs
[Al-Shuadah]. De temps en temps y passe un enfant juif, de
temps en temps une jeep militaire blindée y roule au pas. La
station d’essence est devenue le coin animé, la station
d’autobus pour la caserne.
Le
petit groupe s’est approché. « Enchanté. Je m’appelle
Mario Vargas Llosa », dit l’homme élégant et de grande
taille. Avec ses lunettes de soleil « Prada » et sa
veste de photographe tout aussi à la mode, il ne fait pas son âge.
Accompagné de sa fille photographe et de Yehouda Shaul, un membre
de « On brise le silence », le célèbre écrivain
péruvien en exil, auteur de La ville et les chiens, est venu
dans ces rues de la colère et de la honte.
[Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys]
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