Haaretz, 8 décembre 2005
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Version
anglaise : www.haaretz.com/hasen/spages/655552.html
Une heure du matin, dans le camp de Jénine :
les soldats excitent un chien à la recherche d’un homme. Mohamed
Kassam, un enfant de 12 ans, est pris dans les crocs du chien qui le
traîne dans les escaliers depuis le premier étage jusqu’en bas.
L’armée de défense d’Israël est navrée.
Vous
allez vous coucher avec ce sentiment de sécurité que vous offre
votre maison. A une heure du matin, vous êtes réveillés, effrayés
d’entendre une voix vous invitant par haut-parleur à sortir immédiatement
dans la rue. Lorsque les soldats vous autorisent à rentrer chez
vous, un chien terrifiant pénètre tout à coup dans votre
appartement, attrape votre enfant assis, pétrifié, sur son lit, le
mord fermement à la jambe et le traîne sur les 20 marches qui vont
de l’appartement au premier étage jusqu’à la rue.
Parviendrez-vous
à vous figurer le cauchemar dans lequel s’est retrouvée plongée
la famille Kassam, la semaine passée, dans le camp de réfugiés de
Jénine ? On peut fortement en douter. Même les membres de la
famille Kassam n’y croyaient pas. Mohamed, 12 ans, qui est atteint
d’épilepsie, a hurlé de peur jusqu’à ce qu’il s’évanouisse.
Sa mère lui a saisi la tête pour qu’elle ne heurte pas les
marches. Son père est descendu en courant, impuissant, pour
implorer les soldats. Tous les enfants de la maison hurlaient de
terreur. Imaginez la scène.
Il
s’agit apparemment d’une erreur en cours d’opération. Peut-être
le chien, combattant de l’unité « Dard » de l’armée
de défense d’Israël, est-il sorti des limites de sa compétence.
Peut-être s’est-il trompé d’adresse. Il s’agit bien évidemment
d’un « cas
exceptionnel », pas d’une « erreur
humaine » mais d’une erreur canine. Le chien n’est pas
entré dans le bon appartement et n’a pas attrapé la bonne
personne. Cela arrive aux meilleurs chiens. Mais celui qui excite
des chiens au milieu de la nuit en les lançant dans de paisibles
appartements – même si le porte-parole de l’armée de défense
d’Israël parle de « bâtiments »
– dans lesquels des enfants dorment du sommeil du juste, celui-là
ne pourra pas par la suite s’en laver les mains.
Dans
le camp de Jénine, on rappelle que ce n’est pas le premier cas.
Il y a deux ans environ, un chien « tsahalien » a attrapé,
ici, un autre enfant, cancéreux, et l’a lui aussi traîné dehors
entre ses crocs, le laissant lui aussi blessé et perdant son sang.
L’homme recherché par le chien était alors Bassam Al-Sa’adi. La
face de la génération sera comme la face du chien [Talmud - Sotah].
Chaque enfant aura son jour. A
l’hôpital de Jénine, Mohamed Kassam est allongé et se débat
avec la douleur au moment où l’infirmière enlève le pansement
qui cache ses blessures. Sa cuisse gauche est couverte de blessures –
l’une d’elle, sur la partie interne de la cuisse, tout près de
l’aine, est particulièrement profonde – et la chair est à nu.
C’est là que se sont enfoncés les crocs du chien. Un trou rouge
jaunâtre ouvert dans la jambe d’allumette et blanche de cet
enfant fluet. Cette nuit, il s’est endormi pour la première fois
depuis l’incident. Les quatre nuits précédentes, tout habité
par la terreur du chien, il n’a pas fermé l’œil. Il n’y a
quasiment pas de chiens dans le camp de Jénine et Mohamed n’a
jamais développé de rapport particulier aux chiens. Maintenant ils
surgissent dans ses rêves.
Cela
s’est passé dans la nuit de mardi à mercredi passé, entre la
première et la deuxième veille. Les membres de la famille Kassam,
la mère, Fatma, le père, Fadel, et leurs six enfants sont allés
se coucher aux alentours de dix heures et demie. Avant cela, ils
avaient pris leur repas du soir, les enfants avaient préparé leurs
devoirs puis regardé un film d’action diffusé par la chaîne câblée
de la ville. Ainsi a débuté la nuit de cauchemar de cette famille
dont le surnom, dans le camp, est « la
famille Jidon ». Fadel travaille pour l’UNRWA comme
nettoyeur dans le camp, Fatma est femme au foyer, Mohamed est le
troisième enfant, élève en classe de 7e à l’école
de l’UNRWA dans le camp.
A
une heure du matin, ils se sont réveillés au bruit des ordres donnés
par haut-parleurs, de sortir dans la rue. Fadel est immédiatement
sorti et les soldats lui ont ordonné de frapper à la porte des
voisins et de les faire sortir également. Ils ont donné ordre aux
habitants d’allumer toutes les lumières dans la maison et
d’ouvrir les portes. Les soldats recherchaient Mahmoud Abed dans
la maison de son grand-père, voisine de celle des Kassam. Ils ont
ordonné au grand-père de sortir et de faire sortir tous ceux qui
étaient chez lui. Ils ont autorisé Fadel à rentrer chez lui.
Alors qu’il remontait les escaliers, il a entendu, venant de la
rue, un bruit de tonnerre, apparemment une grenade détonante lancée
par les soldats. Dans la maison, les enfants – dont une petite
fille de quatre ans – étaient déjà terrorisés comme il faut.
Fadel
dit que les soldats lui ont donné l’ordre de laisser ouverte la
porte de l’appartement. Il a vu tout à coup entrer un chien
effrayant. Interrogé sur la taille du chien, il décrit avec les
mains une bête ayant presque la taille d’un homme, tant sa
frayeur a été grande. Il dit qu’au cou du chien et à sa tête
était fixé un appareillage électronique, apparemment une caméra
vidéo, et que le chien laissait pendre la langue.
Le
chien est entré dans la maison et a commencé à flairer les objets
de la maison puis ses occupants. Il a reniflé Fadel qui ne
respirait plus, tellement il avait peur, puis il est allé renifler
Mohamed qui était assis sur son lit, encore tourneboulé par ce réveil
précipité au milieu de la nuit. Brusquement, le chien a attrapé
la jambe de Mohamed
entre ses dents et a commencé à le tirer du lit. Les parents ont
bondi vers l’enfant, essayant de le libérer, tirant, tirant
encore, mais le chien était beaucoup plus fort qu’eux.
Fatma
a couru en bas, criant aux soldats que le chien entraînait Mohamed.
« Mon enfant, mon enfant »,
criait-elle. « Du calme,
du calme », ont répondu les soldats en la rabrouant,
selon son témoignage. Fadel a lui aussi dévalé les escaliers et a
crié : « Mon enfant ! Il n’a rien fait ! Il est innocent ! Au
nom de Dieu, au nom de l’islam, au nom du judaïsme, libérez-le ! ».
Les soldats n’ont pas réagi.
Fatma
s’est empressée de retourner à l’intérieur et a vu le chien
tenant toujours la jambe de Mohamed entre ses dents et l’entraînant
dans les escaliers. Elle dit avoir saisi la tête de son fils de
peur qu’elle ne heurte les marches. Ils sont descendus comme ça
jusqu’à la rue, le chien agrippé à la jambe de Mohamed et sa mère
lui soutenant la tête pour la protéger. Mohamed hurlait
d’impuissance et de peur, appelait à l’aide, jusqu’au moment
où, aux dires de ses parents, il s’est tu et a perdu
connaissance.
Lorsque
cet étrange cortège est arrivé en bas, les soldats ont pointé
leurs armes en direction de l’enfant toujours traîné puis ils se
sont aperçus qu’il s’agissait d’un enfant. Ils ont ordonné
au chien de lâcher prise et celui-ci a immédiatement fait ce
qu’ils lui commandaient. Un bon chien. Mohamed est retombé par
terre. Le sang coulait de sa jambe que couvraient des lambeaux de
son pyjama. Un infirmier militaire lui a prodigué les premiers
soins. Après quelques minutes, une ambulance du Croissant Rouge,
appelée par les soldats, est arrivée et a emmené Mohamed à l’hôpital
gouvernemental situé en bordure du camp de réfugiés. Dans le
rapport d’admission à l’hôpital, on peut lire : « Blessure
de cinq centimètres de long et de deux centimètres de profondeur
à la jambe gauche ».
Le
grand-père de Mohamed, Hamed Salem, était hospitalisé dans le même
hôpital et il a été appelé aux urgences pour voir son petit-fils
blessé. Il était déjà près de trois heures du matin, la dernière
veille. « J’ai vu
l’enfant et ça m’a rendu fou », dit maintenant le
vieil homme en keffieh, dans un hébreu impeccable, alors qu’il
est assis près du lit de son petit-fils dans le misérable département
de pédiatrie.
L’homme recherché, Mahmoud Abed,
n’était pas chez son grand-père et n’a pas été appréhendé
cette nuit-là. Le porte-parole de l’armée de défense d’Israël :
« Au cours d’une opération
visant à l’arrestation de personnes recherchées, dans la nuit du
30 novembre 2005 à Jénine, des forces de l'armée de défense
d'Israël sont arrivées, dans la ville, à hauteur d’un bâtiment
où l’on soupçonnait que se cachait l’homme recherché. Après
en avoir fait sortir tous les occupants, un chien a été lancé en
quête de l’homme recherché. Le chien a ratissé l’intérieur
du bâtiment et, en sortant, il a repéré une porte entrouverte. Le
chien est entré par cette porte dans un bâtiment attenant au
premier et où demeurait l’enfant palestinien qui s’est fait
mordre. L’enfant a été légèrement blessé à la cuisse et les
premiers soins médicaux lui ont été dispensés par les forces de
l'armée de défense d'Israël. Parallèlement, une ambulance du
Croissant Rouge a été appelée et, à la demande des parents, elle
a évacué l’enfant vers l’hôpital de Jénine pour la suite des
soins. L'armée de défense d'Israël est navrée de ce qui est
arrivé à cet enfant. Il y a lieu de noter qu’au cours des cinq
dernières années, les chiens de l’unité canine de l'armée de défense
d'Israël ont participé à des milliers d’opérations et que
c’est seulement le troisième cas où une personne innocente se
fait mordre. »
Mohamed est un enfant
aux sourires charmants, avec des fossettes. Dans son lit, entouré
de camarades de l’école et de membres de sa famille, il est
absorbé par un jeu Atari que quelqu'un lui a apporté. A son
chevet, sont déposés deux journaux palestiniens montrant une photo
de lui, blessé et alité. Sa mère ne le quitte pas, restant avec
lui, même pendant la nuit. Mohamed a été frappé de plusieurs
crises d’épilepsie cette année. Récemment, ses parents l’ont
emmené faire un examen neurologique à l’hôpital de Naplouse.
C’est en janvier de cette année qu’il a eu sa première crise
et il en a eu trois autres depuis lors. Il a même été hospitalisé
pendant deux semaines à cause de ses crises. Il dit qu’après
avoir entendu parler, il y a deux ans, d’un enfant qui avait été
attaqué, dans le camp, par des chiens de l'armée de défense
d'Israël, il avait commencé à avoir un peu peur des chiens.
Et
si tu voyais maintenant un chien dans la rue ?
« Je
voudrais le tuer. Mais pas les chiens arabes, seulement les chiens
juifs. »
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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