27 ans après la
chute du mur de Berlin
Le Brexit redistribue la géopolitique
mondiale
Thierry Meyssan
Favorable
au Brexit, la reine Elizabeth va pouvoir
réorienter son pays vers le yuan.
Lundi 27 juin 2016
Alors que la presse internationale
cherche des moyens pour relancer la
construction européenne, toujours sans
la Russie et désormais sans le
Royaume-Uni, Thierry Meyssan considère
que rien ne pourra plus éviter
l’effondrement du système. Cependant,
souligne-t-il, ce qui est en jeu, ce
n’est pas l’Union européenne elle-même,
mais l’ensemble des institutions qui
permettent la domination des États-Unis
dans le monde et l’intégrité des
États-Unis eux-mêmes.
Personne ne semble
comprendre les conséquences de la
décision britannique de quitter l’Union
européenne. Les commentateurs, qui
interprètent la politique politicienne
et ont perdu depuis longtemps la
connaissance des enjeux internationaux,
se sont focalisés sur les éléments d’une
campagne absurde : d’un côté les
adversaires d’une immigration sans
contrôle et de l’autre des « pères
fouettards » menaçant le Royaume-Uni des
pires tourments.
Or, les enjeux de cette décision
n’ont aucun rapport avec ces thèmes. Le
décalage entre la réalité et le discours
politico-médiatique illustre la maladie
dont souffrent les élites occidentales :
leur incompétence.
Alors que le voile se déchire sous
nos yeux, nos élites ne comprennent pas
plus la situation que le Parti
communiste de l’Union soviétique
n’envisageait les conséquences de la
chute du Mur de Berlin en novembre
1989 : la dissolution l’URSS en décembre
1991, puis du Conseil d’assistance
économique mutuelle (Comecon) et du
Pacte de Varsovie six mois plus tard,
puis encore les tentatives de
démantèlement de la Russie elle-même qui
faillit perdre la Tchétchènie.
Dans un futur très proche, nous
assisterons identiquement à la
dissolution de l’Union européenne, puis
de l’Otan, et s’ils n’y prennent garde
au démantèlement des États-Unis.
Quels intérêts
derrière le Brexit ?
Contrairement aux rodomontades de
Nigel Farage, l’UKIP n’est pas à
l’origine du référendum qu’il vient de
gagner. Cette décision a été imposée à
David Cameron par des membres du Parti
conservateur.
Pour eux, la politique de Londres
doit être une adaptation pragmatique aux
évolutions du monde. Cette « nation
d’épiciers », ainsi que la qualifiait
Napoléon, observe que les États-Unis ne
sont plus ni la première économie
mondiale, ni la première puissance
militaire. Ils n’ont donc plus de raison
d’en être les partenaires privilégiés.
De même que Margaret Thatcher n’avait
pas hésité à détruire l’industrie
britannique pour transformer son pays en
un centre financier mondial ; de même
ces conservateurs n’ont pas hésité à
ouvrir la voie à l’indépendance de
l’Écosse et de l’Irlande du Nord, et
donc à la perte du pétrole de la mer du
Nord, pour faire de la City le premier
centre financier off shore du
yuan.
La campagne pour le Brexit a été
largement soutenue par la Gentry
et le palais de Buckingham qui ont
mobilisé la presse populaire pour
appeler à revenir à l’indépendance.
Contrairement à ce qu’explique la
presse européenne, le départ des
Britanniques de l’UE ne se fera pas
lentement parce que l’UE va s’effondrer
plus vite que le temps nécessaire aux
négociations bureaucratiques de leur
sortie. Les États du Comecon n’ont pas
eu à négocier leur sortie parce que le
Comecon a cessé de fonctionner dès le
mouvement centrifuge amorcé. Les États
membres de l’UE qui s’accrochent aux
branches et persistent à sauver ce qui
reste de l’Union vont rater leur
adaptation à la nouvelle donne au risque
de connaître les douloureuses
convulsions des premières années de la
nouvelle Russie : chute vertigineuse du
niveau de vie et de l’espérance de vie.
Pour la centaine de milliers de
fonctionnaires, d’élus et de
collaborateurs européens qui perdront
inévitablement leur emploi et pour les
élites nationales qui sont également
tributaires de ce système, il convient
d’urgence de réformer les institutions
pour les sauver. Tous considèrent à tort
que le Brexit ouvre une brèche dans
laquelle les Eurosceptiques vont
s’engouffrer. Or, le Brexit n’est qu’une
réponse au déclin des États-Unis.
Le Pentagone, qui prépare le sommet
de l’Otan à Varsovie, n’a pas non plus
compris qu’il n’était plus en position
d’imposer à ses alliés de développer
leur budget de Défense et de soutenir
ses aventures militaires. La domination
de Washington sur le reste du monde est
terminée.
Nous changeons d’ère.
Qu’est-ce-qui va
changer ?
La chute du bloc soviétique a d’abord
été la mort d’une vision du monde. Les
Soviétiques et leurs alliés voulaient
construire une société solidaire où l’on
mette le plus de choses possible en
commun. Ils ont eu une bureaucratie
titanesque et des dirigeants nécrosés.
Le Mur de Berlin n’a pas été abattu
par des anti-communistes, mais par une
coalition des Jeunesses communistes et
des Églises luthériennes. Ils
entendaient refonder l’idéal communiste
débarrassé de la tutelle soviétique, de
la police politique et de la
bureaucratie. Ils ont été trahis par
leurs élites qui, après avoir servi les
intérêts des Soviétiques se sont
engouffrés avec autant d’ardeur pour
servir ceux des États-uniens. Les
électeurs du Brexit les plus engagés
cherchent d’abord à retrouver leur
souveraineté nationale et à faire payer
aux dirigeants ouest-européens
l’arrogance dont ils ont fait preuve en
imposant le Traité de Lisbonne après le
rejet populaire de la Constitution
européenne (2004-07). Ils pourraient eux
aussi être déçus par ce qui va suivre.
Le Brexit marque la fin de la
domination idéologique des États-Unis,
celle de la démocratie au rabais des
« Quatre libertés ». Dans son discours
sur l’état de l’union de 1941, le
président Roosevelt les avaient définies
comme (1) la liberté de parole et
d’expression, (2) la liberté de chacun
d’honorer Dieu comme il l’entend, (3) la
liberté du besoin, (4) la liberté de la
peur [d’une agression étrangère]. Si les
Anglais vont revenir à leurs traditions,
les Européens continentaux vont
retrouver les questionnements des
révolutions française et russe sur la
légitimité du pouvoir, et bouleverser
leurs institutions au risque de voir
resurgir le conflit franco-allemand.
Le Brexit marque aussi la fin de la
domination militaro-économique US ;
l’Otan et l’UE n’étant que les deux
faces d’une seule et unique pièce, même
si la construction de la Politique
étrangère et de sécurité commune a été
plus longue à mettre en œuvre que celle
du libre-échange. Récemment, je
rédigeais une note sur cette politique
face à la Syrie. J’examinais tous les
documents internes de l’UE, qu’ils
soient publics ou non publiés, pour
arriver à la conclusion qu’ils ont été
rédigés sans aucune connaissance de la
réalité de terrain, mais à partir des
notes du ministère allemand des Affaires
étrangères, lui-même reproduisant les
instructions du département d’État US.
J’avais eu il y a quelques années à
effectuer la même démarche pour un autre
État et j’étais arrivé à une conclusion
similaire (sauf que dans cet autre cas,
l’intermédiaire n’était pas le
gouvernement allemand, mais le
français).
Premières
conséquences au sein de l’UE
Actuellement, des syndicats français
rejettent le projet de loi sur le
Travail qui a été rédigé par le
gouvernement Valls sur la base d’un
rapport de l’Union européenne, lui-même
inspiré par les instructions du
département d’État US. Si la
mobilisation de la CGT a permis aux
Français de découvrir le rôle de l’UE
dans cette affaire, ils n’ont toujours
pas saisi l’articulation UE-USA. Ils ont
compris qu’en inversant les normes et en
plaçant les accords d’entreprise
au-dessus des accords de branche, le
gouvernement remettait en réalité en
cause la prééminence de la Loi sur le
contrat, mais ils ignorent la stratégie
de Joseph Korbel et de ses deux enfants,
sa fille naturelle la démocrate
Madeleine Albright et sa fille adoptive
la républicaine Condoleezza Rice. Le
professeur Korbel assurait que pour
dominer le monde, il suffisait que
Washington impose une réécriture des
relations internationales dans des
termes juridiques anglo-saxons. En
effet, en plaçant le contrat au-dessus
de la Loi le droit anglo-saxon
privilégie sur le long terme les riches
et les puissants par rapport aux pauvres
et aux misérables.
Il est probable que les Français, les
Hollandais, les Danois et d’autres
encore tenteront de se détacher de l’UE.
Ils devront pour cela affronter leur
classe dirigeante. Si la durée de ce
combat est imprévisible, son issue ne
fait plus de doute. Quoi qu’il en soit,
dans la période de bouleversement qui
s’annonce, les ouvriers français seront
difficilement manipulables, à la
différence de leurs homologues anglais,
aujourd’hui désorganisés.
Premières
conséquences pour le Royaume-Uni
Le Premier ministre David Cameron a
argué des vacances d’été pour remettre
sa démission à octobre. Son successeur,
en principe Boris Johnson, peut donc
préparer le changement pour l’appliquer
instantanément à son arrivée à Downing
Street. Le Royaume-Uni n’attendra pas sa
sortie définitive de l’UE pour mener sa
propre politique. À commencer par se
dissocier des sanctions prises à
l’encontre de la Russie et de la Syrie.
Contrairement à ce qu’écrit la presse
européenne, la City de Londres n’est pas
directement concernée par le Brexit.
Compte tenu de son statut particulier
d’État indépendant placé sous l’autorité
de la Couronne, elle n’a jamais fait
partie de l’Union européenne. Certes,
elle ne pourra plus abriter les sièges
sociaux de certaines compagnies qui se
replieront dans l’Union, mais au
contraire elle pourra utiliser la
souveraineté de Londres pour développer
le marché du yuan. Déjà en avril, elle a
obtenu les privilèges nécessaires en
signant un accord avec la Banque
centrale de Chine. En outre, elle
devrait développer ses activités de
paradis fiscal pour les Européens.
Si le Brexit va temporairement
désorganiser l’économie britannique en
attente de nouvelles règles, il est
probable que le Royaume-Uni —ou tout au
moins l’Angleterre— se réorganisera
rapidement pour son plus grand profit.
Reste à savoir si les concepteurs de ce
tremblement de terre auront la sagesse
d’en faire profiter leur peuple : le
Brexit est un retour à la souveraineté
nationale, il ne garantit pas la
souveraineté populaire.
Le paysage international peut évoluer
de manière très différente selon les
réactions qui vont suivre. Même si cela
devait tourner mal pour certains
peuples, il vaut toujours mieux coller à
la réalité comme le font les
Britanniques plutôt que de persister
dans un rêve jusqu’à ce qu’il se
fracasse.
Thierry Meyssan
Consultant
politique, président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007). Compte
Twitter officiel.
Article sous licence creative commons
Vous pouvez reproduire librement les
articles du Réseau Voltaire à condition
de citer la source et de ne pas les
modifier ni les utiliser à des fins
commerciales (licence
CC BY-NC-ND).
Le sommaire du Réseau Voltaire
Le
dossier Monde
Les dernières mises à jour
|