Monde
Comment manipule-t-on des jihadistes ?
Qui le fait ?
Thierry Meyssan
Soldat syrien
décapité par les « modérés » de l’Armée
syrienne libre.
Lundi 23 novembre 2014
Alors que la France et le Royaume-Uni
découvrent avec horreur que des
personnes normales peuvent être
subitement transformées en égorgeurs,
Thierry Meyssan revient sur ce phénomène
qu’il n’a cessé de dénoncer depuis 13
ans : certains jihadistes ne sont ni des
takfiristes, ni des mercenaires, mais
ont été conditionnés pour devenir des
assassins.
es dirigeants
européens semblent soudain pris d’effroi
à la découverte du nombre de jihadiste
qu’ils ont produits dans leur propre
pays et à la vue des crimes qu’ils
commettent. Cependant, au Royaume-Uni et
en France, des voix s’élèvent pour
comprendre comment des personnes
appréciées par leur entourage ont pu,
parfois subitement, partir en Syrie ou
en Irak et s’y muer en égorgeurs. Ils
parlent de « manipulations mentales »,
sans aller toutefois au bout de leur
raisonnement : car si les jihadistes
européens actuels ont pu être manipulés,
alors certains autres jihadistes, au
cours des 13 dernières années l’ont
peut-être été également et nous devons
réviser toutes nos certitudes sur ce qui
a précédé.
Avant de revenir sur cette question
qui modifie profondément l’appréhension
que les Européens ont pu avoir de la
« guerre au terrorisme », je voudrais
revenir sur l’hypocrisie des leaders
européens qui feignent de découvrir
aujourd’hui des crimes qu’ils ont
longtemps consciemment soutenus et
financés.
Le soutien de
François Hollande aux décapitations
On ne peut comprendre l’inefficacité
des dirigeants européens face à
l’enrôlement de terroristes parmi leurs
concitoyens sans s’interroger sur leurs
responsabilités personnelles.
Les décapitations ne sont pas un
phénomène nouveau. Elles sont au
contraire une pratique qui a débuté
occasionnellement en Irak, en 2003,
durant l’occupation états-unienne, et
s’est répandue à l’occasion des guerres
contre la Jamahiriya arabe libyenne et
contre la République arabe syrienne.
Le « Printemps arabe » libyen a
débuté par une manifestation à Benghazi
le soir du 16 février 2011 et, en même
temps, de manière coordonnée, par
l’attaque des casernes Hussein Al-Jwaifi
et Shahaat, et de la base aérienne Al-Abrag
par des membres du Groupe islamique
combattant en Libye (GICL), c’est-à-dire
d’Al-Qaïda en Libye. Au matin du 17
février, les jihadistes ont attaqué des
casernes à Zawiya et Misruta, et des
hôtels de police à Zwara, Sabratha,
Ajdabiya, Derna et Zentan. Dans
plusieurs cas, il est attesté que les
émeutiers ont pendu des soldats et
qu’ils en ont décapités.
Le « Printemps arabe » syrien a
débuté, quant à lui, à Deraa. À l’issue
de la prière du vendredi, une quinzaine
de personnes a déployé des banderoles
contre l’état de siège et contre la
République. Immédiatement après, des
jihadistes ont attaqué un bâtiment des
renseignements militaires, situé à
l’extérieur de la ville, servant à la
surveillance du Golan occupé par
Israël [1].
Pris par surprise, les militaires ont
essuyé de lourdes pertes et au moins
l’un d’entre eux a été décapité.
Cependant, loin de dénoncer ces
décapitations, les membres de l’Alliance
atlantique ont applaudi les jihadistes
et dénoncé les États qu’ils attaquaient.
Par la suite, les décapitations sont
devenues un moyen d’inspirer la terreur.
Elles se sont généralisées d’abord en
Libye puis, après la chute de la
Jamahiriya et le transfert des
jihadistes du GICL en Syrie, dans ce
second pays. Au demeurant, les
décapitations ne sont pas le seul moyen.
Les jihadistes ont également l’habitude
de démembrer des corps et de jeter les
morceaux sur des places publiques.
Lorsque, en février 2012, les chaînes
de télévision atlantistes et du Golfe
prétendaient que l’Armée arabe syrienne
bombardait l’Émirat islamique de Baba
Amr et que celui-ci résistait comme un
nouveau Stalingrad, elles se gardaient
bien d’expliquer ce qu’était cet
« Émirat ». Il n’avait rien à envier à
Daesh. Un tribunal islamique y
condamnait à mort les sunnites accusés
de soutenir la République et les
mécréants, c’est-à-dire les personnes
non-sunnites (alaouites, chiites,
chrétiens). Ainsi que l’a attesté Der
Spiegel, plus de 150 Syriens y
furent égorgés en public [2].
Le tout sous les applaudissements d’Abou
Saleh, journaliste de France24 et
d’Al-Jazeera.
Le 6 juillet 2012, le président
François Hollande recevait 120 États et
organisations internationales pour
relancer la guerre contre la République
arabe syrienne à l’occasion de la
conférence internationale des « Amis du
peuple syrien ». Il fit applaudir Abou
Saleh que l’on voit ici, seule
personnalité assise à la tribune. Ce
jeune homme avait mis en scène
l’égorgement public de plus de 250
Syriens par l’Émirat islamique de Baba
Amr, une « zone libérée » par les
« modérés » de l’Armée syrienne libre.
Qui est Abou Saleh le héros de
François Hollande ?
Or, non seulement les membres de
l’Otan n’ont jamais condamné ces
bouchers, mais le président français,
François Hollande, a reçu avec tous les
honneurs Abou Saleh, le 6 juillet 2012 à
Paris et l’a fait applaudir par les
délégations de 120 pays et organisations
internationales.
C’est que pour l’Otan, l’Armée
syrienne libre était et est composée de
« modérés » [3].
Il existe donc une manière « modérée »
d’égorger son prochain.
Rien, même pas la scène de
cannibalisme auquel s’est livré un
ex-commandant de l’Émirat islamique de
Baba Amr sur YouTube, Abou Sakkar, n’a
pu changer ce slogan. Il existe donc une
manière « modérée » de manger le foie et
le cœur de son prochain.
Dans n’importe quelle démocratie au
monde, un président qui apporterait
ainsi ouvertement son soutien à de tels
criminels serait destitué. Pas en
France, ou les parlementaires font mine
de considérer ces crimes comme relevant
du « domaine réservé » de la présidence
de la République.
Qui recrute les
jihadistes européens ?
Des dirigeants politiques européens
ont publiquement appelé à assassiner le
président Bachar el-Assad et ont
publiquement apporté leur soutien à
Al-Qaïda. Le cas le plus emblématique
est celui du ministre français des
Affaires étrangères, Laurent Fabius. Il
a déclaré le 17 août 2012 : « Je suis
conscient de la force de ce que je suis
en train de dire : M. Bachar al-Assad ne
mériterait pas d’être sur la Terre » [4].
Le 12 décembre 2012, il prenait la
défense d’Al-Qaïda et dénonçait
l’inscription de sa branche syrienne sur
la liste états-unienne des organisations
terroristes au motif que « sur le
terrain, ils font un bon boulot » [5].
Dès lors, il ne faut pas considérer
les jihadistes européens comme de
simples criminels : ils n’ont qu’obéis
aux ordres de leurs dirigeants.
Pourtant, certains d’entre eux ont été
inculpés, tandis que les politiciens qui
ont au préalable valorisé leurs crimes
sont toujours en fonction.
Si, au départ, les jihadistes
européens étaient des délinquants,
recrutés en prison, qui pensaient
pouvoir faire en Syrie ce que la Loi
leur interdit dans leur pays (viols,
pillages, meurtres), ils sont
aujourd’hui des personnes normales
recrutées via internet.
Manipuler des jeunes gens
exclusivement en discutant avec eux sur
des forums ou des réseaux sociaux, en
connaissant à la fois leur langue, leur
culture et leur histoire personnelle au
point d’en faire des tueurs demande un
très grand savoir-faire. Peut-on
vraiment croire que les mercenaires de
Daesh en soient capables ? Ce type de
manipulation exige des équipes pour
s’informer sur la cible, identifier ses
faiblesses psychologiques et trouver les
mots qui la feront basculer. Ce ne
peut-être que le travail de groupes
spécialisés, pas celui de paysans
irakiens.
Lorsque ces jeunes gens ou jeunes
filles ont été convaincus qu’ils
appartiennent à une communauté et qu’ils
doivent la défendre par les armes, ils
partent en Turquie. Là-bas, ils sont
immédiatement pris en charge par Daesh
qui évolue sur le territoire turc sous
la protection du MIT, les services
secrets turcs. Transférés en Syrie ou en
Irak, ils sont d’abord mis en attente.
Durant cette période, ils consomment des
drogues et reçoivent un enseignement
jusqu’à être totalement conditionnés
pour tuer.
Les recherches de la
CIA et du Mossad sur le conditionnement
Les principales recherches pour
transformer des gens normaux en tueurs
ont été effectuées par la CIA et l’US
Army sous le nom de code Projet Chatter
(1947-1953), Project Bluebird
(1951-1953), Project Artichoke
(1951-1953) et Project MKultra
(1953-73) [6].
Ces programmes, qui étaient conduits par
des scientifiques nazis retournés par
les États-Unis, ont exploré les
conséquences de l’hypnose, de la
privation sensorielle, de l’isolement,
des abus sexuels, des drogues et de
diverses formes de torture. Il
s’agissait de répondre à la question :
« Nous est-il possible de contrôler une
personne au point où celle-ci fera ce
que nous lui demandons, même contre sa
propre volonté, et y compris contre les
lois fondamentales de la nature, comme
celle de l’auto-préservation ? » Les
archives de ces activités ont été
largement détruites, en 1973, sur ordre
du directeur de la CIA, Richard Helms.
Cependant, la Commission d’enquête
sénatoriale présidée par le sénateur
Frank Church, puis les travaux d’un
autre directeur de la CIA, l’amiral
Stansfield Turner, ont révélé que plus
de 30 universités ont participé à ces
recherches qui regroupaient plus de 150
projets expérimentaux distincts. Ceux-ci
ont été conduits aux États-Unis et dans
des États membres de l’Otan à l’insu des
populations concernées.
À titre d’exemple et selon les
archives récemment disponibles de la
CIA, l’Agence a procédé en 1951 à une
expérimentation de conditionnement dans
un village français, Pont Saint-Esprit,
à l’insu de sa population. Une
dispersion par aérosol de LSD provoqua
une folie collective qui fit en quelques
heures 7 morts et 32 cas de pathologies
irréversibles [7].
En 1973, les États-Unis cessèrent les
recherches ou plutôt les transférèrent
en Israël. Ils ne les reprirent qu’en
2001 et organisèrent pour cela le camp
X-Ray à Guantánamo sous la direction du
professeur Martin Seligman [8].
Il s’agissait de recourir à des tortures
non pas pour faire avouer les cobayes,
mais pour leur inculquer des aveux
imaginaires qu’ils revendiqueraient
fièrement. La publication de l’enquête
du Congrès sur ces crimes est toujours
reportée [9].
La série "Crisis", qui vient
d’être diffusée sur NBC, met en scène le
conditionnement de soldats états-uniens
par les chimistes de la CIA
Ces faits ont été très largement
documentés. Ils sont passés dans la
culture populaire et ont donné lieu à
quantité d’œuvres de fiction, y compris
aux États-Unis à la télévision et au
cinéma.
Si l’on veut bien admettre que ces
expériences ont eu quelques résultats,
il serait possible pour les États-Unis
et pour Israël de conditionner des
personnes normales pour qu’elles tuent,
voir pour qu’elles se suicident dans un
attentat kamikaze. Ceci modifie
totalement la perception que l’on a
d’Al-Qaïda, le groupe spécialisé dans
les attentats kamikazes.
Attentat kamikaze d’Al-Qaïda en
Syrie.
En 2004,
la prise d’otages à l’école de Beslan
(Russie) fut présentée comme une action
des jihadistes tchétchènes et
revendiquée comme telle par Chamil
Bassaïev au nom de l’Émirat islamique d’Itchkérie.
Elle fit 376 morts, principalement des
enfants. Or, la plupart des jihadistes
n’étaient pas connus pour ce type
d’engagement politico-religieux.
L’autopsie révéla que tous les preneurs
d’otages agissaient sous l’emprise de
drogues chimiques particulièrement
sophistiquées.
Le marketing
idéologique
Les cas des récents jihadistes
européens, qui semblent ressortir des
expériences des médecins nazis récupérés
par la CIA et de celles plus récentes du
Docteur Seligman à Guantánamo, ont été
masqués durant les dernières années par
l’idéologie wahhabite.
C’est tout à fait à tort que l’on a
présenté ce fanatisme comme la cause des
crimes commis « au nom de l’islam ».
En réalité, la plupart des
jihadistes ignoraient ce qu’est le
wahhabisme jusqu’à entrer en contact
avec Al-Qaïda ou Daesh. Or, si
depuis 1979 l’Arabie saoudite, le
Qatar et l’Émirat de Sharjah ont
réussi à implanter le wahhabisme
partout en Europe et un peu dans le
monde arabe au point qu’on le
considère comme une branche
intégriste de l’islam, il se définit
comme le seul vrai islam et condamne
comme hérétiques toutes les autres
écoles théologiques, que ce soit le
chiisme ou les quatre écoles
sunnites traditionnelles. Le lecteur
curieux pourra se reporter aux
écrits du fondateur, Mohammed ben
Abdelwahhab. Il y découvrira que,
pour lui, les sunnites ne sont pas
des musulmans.
Récemment, Jean-Michel Vernochet
a montré comment les Britanniques
s’appuyèrent à la fois sur le mythe
de la nation arabe et sur la secte
wahhabite pour combattre le califat
turc et renverser l’Empire ottoman [10].
En toute logique, Daesh restaure le
califat, non pas comme le successeur
des Fatimides, des Abbasides et des
Omeyyades qu’il considère comme
hérétiques, mais à leur place.
Que faire ?
En premier lieu, cesser tout
soutien aux jihadistes, y compris
pour renverser des régimes qui
résistent à l’impérialisme. Et
destituer les politiciens qui ont
apporté un soutien public à leurs
exactions.
Puis, cesser tout soutien à
l’idéologie wahhabite, y compris
lorsqu’elle est citée par le roi
d’Arabie saoudite ou les émirs du
Qatar et de Sharjah. Réclamer sans
attendre l’égalité en droits pour
les femmes dans ces États et
l’autorisation de pratiquer
librement et publiquement sa
religion. Placer les imams
wahhabites en Europe sous
surveillance et les arrêter
lorsqu’ils font l’apologie de
crimes.
Enfin, soutenir le président
Obama contre ceux —tel le sénateur
John McCain [11]—,
qui, y compris à l’intérieur de sa
propre administration, organisent et
financent les manipulations mentales
des jihadistes.
Si ces mesures permettront de
stopper net le recrutement des
jihadistes, elles ne résoudront pas
les problèmes de ceux qui rentrent
de Syrie ou d’Irak. En l’occurrence
leurs cas relèvent certes de la
justice, mais ils doivent pouvoir
être reconnus irresponsables
pénalement à la manière du programme
de réconciliation de la République
arabe syrienne.
Source
Al-Watan (Syrie)
[1]
Ce n’est qu’après ces événements qu’Al-Jazeera
a répandu la rumeur d’enfants qui
auraient été torturés par la police.
[2]
“Rebellen
in Syrien : Der Henker von Bab Amr”,
Ulrike Putz, Der Spiegel, 26 mars
2012. English version : “The
Burial Brigade of Homs : An Executioner
for Syria’s Rebels Tells His Story”
[3]
L’Armée syrienne libre n’a plus
d’existence sur le terrain, mais elle
continue à perdurer dans les salons des
grands hôtels à Istanbul et à Paris.
Certains groupes armés en Syrie s’en
réclament également lorsqu’ils espèrent
recevoir des armes de l’Otan.
[4]
« "Bachar
el-Assad ne mériterait pas d’être sur la
terre" (Fabius) », AFP, 17 août
2012.
[5]
« Pression
militaire et succès diplomatique pour
les rebelles syriens », par Isabelle
Maudraud, Le Monde, 13 décembre
2012.
[6]
Les documents officiels disponibles ont
été rassemblés en quatre CD et son
téléchargeables
ici.
[7]
« Quand
la CIA menait des expériences sur des
cobayes français », par Hank P.
Albarelli Jr., Réseau Voltaire,
16 mars 2010.
[8]
« Le
secret de Guantánamo », par Thierry
Meyssan, Оdnako (Russie),
Réseau Voltaire, 28 octobre 2009.
Voir aussi « La
CIA admet avoir « retourné » des
prisonniers de Guantánamo »,
Réseau Voltaire, 26 novembre 2013.
[9]
« Brennan
confirme la censure du rapport
sénatorial sur la torture »,
Réseau Voltaire, 30 janvier 2014.
[10]
Les Égarés, par Jean-Michel
Vernochet, Sigest ed, 2014.
[11]
« John
McCain, le chef d’orchestre du
« printemps arabe », et le Calife »,
par Thierry Meyssan ; « John
McCain a admis être en contact permanent
avec l’Émirat islamique », Réseau
Voltaire, 18 août et 19 novembre
2014.
Thierry
Meyssan,
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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