Réseau Voltaire
La politique étrangère US
Thierry Meyssan
Lundi 9 mai 2016
La politique étrangère US est
aujourd’hui souvent contradictoire,
comme on le voit en Syrie où les troupes
formées par le Pentagone se battent
contre celles formées par la CIA.
Pourtant elle est parfaitement cohérente
sur deux points : diviser l’Europe entre
d’un côté l’Union européenne et de
l’autre la Russie ; et diviser
l’Extrême-Orient entre d’un côté l’ASEAN
et de l’autre la Chine. Pourquoi et
peut-on la prévoir à l’avance ?
Pour expliquer, et
donc prévoir, la politique étrangère des
États-Unis, on a opposé durant plus d’un
siècle les isolationnistes et les
interventionnistes. Les premiers se
situaient dans la ligne des « Pères
pèlerins » qui fuirent la veille Europe
pour construire un monde nouveau, basé
sur leurs valeurs religieuses et donc
éloigné du cynisme européen. Les
seconds, dans la tradition de certains
« Pères fondateurs », entendaient non
seulement conquérir leur indépendance,
mais poursuivre à leur compte le projet
de l’Empire britannique.
Aujourd’hui, cette distinction n’a
guère de sens car il est devenu
impossible de vivre en autarcie, même
pour un vaste pays comme les États-Unis.
Bien qu’il soit commun d’accuser ses
adversaires politiques d’isolationnisme,
il n’y a plus aucun politicien
états-unien —hormis Ron Paul— qui
défende cette idée.
Le débat s’est déplacé entre
partisans de la guerre perpétuelle et
adeptes d’un usage plus mesuré de la
force. Si l’on en croit les travaux des
professeurs Martin Gilens et Benjamin I.
Page, la politique actuelle des
États-Unis est décidée par un ensemble
de groupes d’intérêts, indépendamment de
la volonté des citoyens [1].
Il est donc légitime de voir dans ce
débat l’influence d’une part, du
complexe militaro-industriel, qui domine
l’économie US, dont l’intérêt est de
poursuivre la « guerre sans fin » ; et
d’autre part, des compagnies de péage
(logiciels, high-tech, divertissement)
qui, certes ont une production plus
virtuelle que réelle, mais prélèvent
leur tribut partout où le monde est en
paix.
Cette analyse du débat laisse de côté
la question de l’accès aux matières
premières et aux sources d’énergie, qui
fut dominante aux XIXe et XXe siècle,
mais a perdu de son acuité sans pour
autant disparaître totalement.
Depuis la « Doctrine Carter », qui
assimile l’accès aux hydrocarbures du
« Moyen-Orient élargi » à une question
de « sécurité nationale » [2],
on a vu Washington créer le CentCom,
déplacer plus de 500 000 hommes dans le
Golfe, et réclamer le contrôle de toute
la région. On se souvient que, persuadé
de l’imminence du « pic pétrolier »,
Dick Cheney décida de préparer les
« printemps arabes » et des guerres
contre tous les États de la région qu’il
ne contrôlait pas. Mais cette politique
a perdu son sens en cours d’application
car les États-Unis, outre leur
production de gaz et de pétrole de
schiste, ont pris le contrôle des
hydrocarbures du golfe du Mexique. Par
conséquent, dans les années à venir les
États-Unis non seulement auront
abandonné le « Moyen-Orient élargi »,
mais sont susceptibles de livrer une
grande guerre contre le Venezuela, seule
puissance moyenne à rivaliser et à
menacer leur exploitation du golfe du
Mexique.
Dans sa série d’entretiens avec
The Atlantic, le président Obama a
tenté d’expliciter sa doctrine [3].
Pour ce faire, il a longuement et
répétitivement répondu à ceux qui
l’accusent de contradictions ou de
faiblesse, notamment après l’affaire de
la ligne rouge en Syrie. Il avait en
effet déclaré que l’usage d’armes
chimiques était une ligne rouge à ne pas
franchir, mais lorsque son
administration a allégué que la
République arabe syrienne y avait eu
recours contre sa propre population, il
a refusé de conduire une nouvelle
guerre. Laissant de côté le fait de
savoir si l’accusation était fondée ou
non, le président a souligné que les
États-Unis n’avaient aucun intérêt à
risquer la vie de leurs soldats dans ce
conflit et qu’il avait choisi
d’économiser leurs forces pour en
disposer face à de véritables menaces
contre leur intérêt national. C’est
cette retenue qui constituerait la
« Doctrine Obama ».
Quelles sont donc ces véritables
menaces ? Le président ne le dit pas.
Tout au plus peut-on considérer à la
fois les travaux de l’US National
Intelligence Council et les
remarques précédentes sur le pouvoir des
groupes d’intérêt. Il apparaît alors que
les États-Unis ont abandonné la
« Doctrine G.W. Bush » post-11-Septembre
de domination globale pour revenir à
celle de son père : l’excellence
commerciale. Une fois la Guerre froide
terminée faute de combattant, l’époque
serait dédiée à la seule compétition
économique au sein du système
capitaliste déréglementé.
C’est d’ailleurs bien pour s’assurer
que l’époque des conflits idéologiques
était terminée que le président Obama
s’est rapproché de Cuba et de l’Iran. Il
était indispensable d’apaiser
l’opposition de ces deux États
révolutionnaires, les seuls à contester
non seulement la suprématie US, mais
aussi la règle du jeu international. La
mauvaise foi dont les États-Unis font
preuve dans l’application de l’accord
5+1 atteste simplement qu’ils n’ont rien
à faire du nucléaire iranien mais
cherchent uniquement à tenir en laisse
la révolution khomeiniste.
C’est dans ce contexte que l’on
assiste au retour de la « Doctrine
Wolfowitz » selon laquelle tout doit
être fait pour prévenir l’émergence d’un
nouveau concurrent, à commencer par
brider l’Union européenne [4].
Cette stratégie semblait avoir été
modifiée en ce que Washington
considérait avec plus d’appréhension
encore le réveil de la Chine. Ainsi,
a-t-on pu parler d’une stratégie de
« Pivot vers l’Extrême-Orient »
consistant à retirer les troupes
présentes au Moyen-Orient élargi et à
les repositionner afin à la fois de
contrôler cette nouvelle région et de
contenir la puissance chinoise. Si le
Pentagone a abandonné le délire
néo-conservateur de destruction de la
Chine, il entend contenir Pékin dans un
rôle exclusivement économique et lui
interdire toute influence politique hors
de ses frontières.
Pourtant, c’est au contraire du
« Pivot vers l’Extrême-Orient » que l’on
assiste. Les États-Unis ont certes
légèrement renforcé leur présence dans
le Pacifique, mais se sont surtout
implantés militairement en Europe
centrale. Alors même que les guerres se
poursuivent en Palestine et au Yémen, en
Syrie et en Irak, et que les armes vont
reparler en Libye, un nouveau conflit
s’est ouvert en Ukraine. Il existe
cependant deux manières d’interpréter
cette évolution.
D’un côté, on peut considérer que le
déploiement militaire à la frontière
russe et la réponse militaire qu’il
suscite de Moscou ne menacent aucunement
la paix. Il semble en effet à la fois
très risqué et absolument pas nécessaire
d’engager un tel conflit. La guerre en
Ukraine ne serait alors pas dirigée
contre la Russie, mais constituerait la
fabrication artificielle d’une
pseudo-menace russe sur l’Europe, avec
ses sanctions et ses contre-sanctions,
permettant aux États-Unis de
« protéger » leurs crédules alliés.
D’un autre côté, on peut considérer
que l’avenir économique des États-Unis
repose sur leur contrôle des échanges
internationaux et donc sur le maintien
du transport maritime [5].
Au contraire, le développement de la
Russie et de la Chine suppose de
s’affranchir de la tutelle US et donc de
construire des routes commerciales
continentales. C’est le projet du
président Xi avec la construction de
deux routes de la soie, une passant par
son tracé antique à travers l’Asie
centrale, le Pakistan, l’Iran, l’Irak et
la Syrie jusqu’à la Méditerranée ;
l’autre passant par la Russie jusqu’à
l’Allemagne. Deux routes qui sont
aujourd’hui coupées au Levant par Daesh
et en Europe par l’Ukraine.
La question du transport maritime
était au centre de la stratégie
états-unienne au début du XXIe siècle
avec le soutien aux pirates de la Corne
de l’Afrique [6] ;
une stratégie qui a pris fin lorsque
Moscou et Pékin ont envoyé sur place
leur marine de guerre. Cependant, même
si la Chine a fait doubler le canal de
Suez par l’Égypte, l’accès par le
détroit de Bab el-Mandeb reste contrôlé
officiellement via Djibouti et
officieusement par Al-Qaïda via l’Émirat
islamique de Mukalla.
Au contrôle des routes commerciales,
il convient d’ajouter celui des échanges
financiers. Raison pour laquelle, la
Justice états-unienne a édicté des
règles qu’elle tente d’imposer
progressivement aux banques du monder
entier. Mais là encore, la Russie a
constitué son propre système Swift,
tandis que la Chine a refusé la
convertibilité de sa monnaie en dollars
pour ne pas être astreinte aux règles
US.
Si cette analyse est exacte, les
guerres en Syrie, en Irak et en Ukraine
ne cesseront que lorsque la Russie et la
Chine auront sécurisé un autre
itinéraire commercial jusqu’en Europe
occidentale. À ce sujet, on observe les
efforts états-uniens pour faire basculer
la Biélorussie dans leur camp après
l’avoir si longtemps combattue ; une
manière d’étendre le pare-feu ukrainien
et de s’assurer d’un cloisonnement
hermétique entre l’Europe occidentale et
orientale.
Dans cette perspective, les
négociations commerciales que les
États-Unis ont entreprises avec l’Union
européenne (TTIP) et avec l’ASEAN (TPP)
n’ont pas pour but de renforcer leurs
échanges, mais au contraire d’exclure la
Russie et la Chine des marchés. C’est de
manière bien stupide qu’Européens et
Asiatiques se concentrent sur le choix
des normes de production au lieu
d’exiger l’entrée des Russes et des
Chinois dans les négociations.
Un dernier enseignement des
entretiens à The Atlantic, c’est
que les États-Unis entendent mettre à
jour leurs alliances, les adapter à leur
nouvelle doctrine stratégique. Ainsi, le
soutien aux Séoud qui prévalait à
l’époque du pétrole du Moyen-Orient n’a
plus aucun intérêt et constitue même un
fardeau. Ou encore, la « relation
spéciale » avec le Royaume-Uni qui avait
une importance, du contrôle des océans
(Charte de l’Atlantique) à la tentative
de façonnage d’un monde unipolaire
(guerre d’Irak), n’offre plus d’intérêt
particulier et doit être repensée. Sans
oublier le coûteux soutien à Israël, qui
ne sert plus au Moyen-Orient, et ne
pourra se poursuivre que si Tel-Aviv se
montre utile dans d’autres régions du
monde.
Les remarques qui précédent ne
correspondent pas à l’actuelle campagne
présidentielle aux États-Unis qui oppose
d’un côté le complexe
militaro-industriel et l’idéologie WASP,
représentés par Hillary Clinton, et de
l’autre l’industrie de péage et le pacte
social du « rêve américain »,
représentés par Donald Trump [7].
La violence de cette campagne atteste de
la nécessité de rééquilibrage de ces
forces après une suprématie sans partage
du bellicisme depuis 1995.
Lorsque le camp aujourd’hui
représenté par Trump l’emportera, on
devrait voir les guerres se résoudre,
mais une oppressante coercition
s’exercer pour le paiement des brevets
et des droits d’auteur. Dans le cas où
sa victoire tarderait à venir, les
États-Unis devraient faire face au
soulèvement d’une population excédée et
à des émeutes. Il deviendrait alors
particulièrement difficile de prévoir la
politique étrangère US.
[1]
« Testing
Theories of American Politics : Elites,
Interest Groups, and Average Citizens »,
Martin Gilens and Benjamin I. Page,
Perspectives on Politics, Volume 12,
Issue 03, September 2014, pp. 564-581.
[2]
“State
of the Union Address 1980”, by Jimmy
Carter, Voltaire Network, January
23rd, 1980.
[3]
« La
Doctrine Obama », par Jeffrey
Goldberg, The Atlantic
(États-Unis) , Réseau Voltaire,
10 mars 2016.
[4]
« US Strategy Plan Calls For Insuring No
Rivals Develop », Patrick E. Tyler, and
« Excerpts from Pentagon’s Plan : "Prevent
the Re-Emergence of a New Rival" »,
New York Times, March 8th, 1992. « Keeping
the US First, Pentagon Would preclude a
Rival Superpower », Barton Gellman,
The Washington Post, March 11, 1992.
[5]
“The
Geopolitics of American Global Decline”,
by Alfred McCoy, Tom Dispatch
(USA) , Voltaire Network, 22 June
2015.
[6]
« Pirates,
corsaires et flibustiers du XXIe siècle »,
par Thierry Meyssan, Оdnako
(Russie), Réseau Voltaire, 25
juin 2010.
[7]
« Qui
sera le prochain président des
États-Unis ? », « Mattis
contre Trump », par Thierry Meyssan,
Al-Watan (Syrie), Réseau
Voltaire, 4 avril et 3 mai 2016.
Thierry Meyssan
Consultant
politique, président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007). Compte
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