LE CRI DES PEUPLES
Le profit avant le peuple : comment la
crise économique peut mettre fin à
l’empire américain
Dimanche 19 avril 2020
Une interview de
l’économiste Michael Hudson sur
Renegade Inc par le journaliste Ross
Ashcroft.
Source :
michael-hudson.com, le 14
avril 2020
Traduction :
lecridespeuples.fr
Transcription
:
Ross :
Michael, vraiment content de vous revoir
sur Renegade Inc.
Michael Hudson
: Ça me fait plaisir d’être avec vous.
Ross :
Pouvez-vous nous donner un aperçu de ce
que vous voyez à New York ? Je sais que
vous y êtes actuellement en quarantaine.
Vous êtes enfermé dans votre bunker.
Donnez-nous simplement une idée de ce
qui se passe là-bas.
Michael Hudson
: Eh bien, je suis dans l’épicentre de
l’épicentre, selon le gouverneur de New
York. Je suis dans le Queens, à Forest
Hills, juste à côté d’Elmhurst, où à la
télévision, ils montrent des lignes
interminables de personnes qui essayent
de se faire dépister pour le coronavirus
à l’hôpital public d’Elmhurst, attendant
huit heures sous la pluie. C’est une
zone sinistrée. On peut voir le camion
frigorifique prêt à accueillir les
cadavres. Les patients sont sortis de
l’hôpital en chaise roulante parce qu’il
n’y a pas de ventilateur ici. Les
médecins n’ont pas de masques et ils les
fabriquent avec leurs propres vêtements.
Les magasins sont pratiquement fermés.
La plupart des restaurants sont fermés.
Et dans la rue, les gens forment une
sorte de cercle pour s’assurer qu’ils
restent à 1 ou 2 mètres de distance.
Mais peu de masques sont disponibles
pour le public.
Ross :
N’est-ce pas incroyable ? Je pense que
Warren Buffet, qui est parfois appelé le
sage d’Omaha, a dit « Ce n’est qu’a
marée basse qu’on peut voir qui nage
tout nu ». Il me semble que cette crise
a signifié que toute la marée a reflué
aux États-Unis, et on voit très
clairement qui nage tout nu. Et je
mettrais en tête de liste le Président
et la classe politique.
Michael Hudson
: Ce n’est pas seulement aux États-Unis.
C’est une philosophie de gestion
d’entreprise que les gens apprennent en
école de commerce. Ce qui est enseigné,
c’est la théorie Wal-Mart du contrôle
des stocks, avec un inventaire qui ne
doit suffire qu’aux besoins quotidiens.
Pour la nourriture ou le papier
hygiénique par exemple, l’idée est que
vous n’en avez besoin que pour environ
un ou deux jours, afin que vous puissiez
garder chaque petit bout de votre
capital sans frais d’inventaire et
tourner au minimum. Cela peut marcher
pour les épiceries et pour de nombreux
produits, mais cela ne fonctionne pas
pour les infrastructures publiques de
base. L’idée directrice dans la gestion
de la santé est qu’au lieu d’avoir une
demande stable et prévisible des
consommateurs, vous avez des pics, comme
par exemple quand il y a une pandémie,
ce qui est le cas aujourd’hui. Un
secteur de la santé publique devrait
donc avoir des réserves et de quoi voir
venir. En ce moment, par exemple, vous
voyez la croissance exponentielle du
coronavirus à New York. Cela a conduit
le Gouverneur Cuomo à dire que nous
aurons besoin de 35 000 voire 100 000
ventilateurs dans environ trois ou
quatre semaines, car les cas de
coronavirus doublent tous les deux jours
et demi à New York.
Gouverneur
Cuomo [s’adressant au
gouvernement fédéral] : Que vais-je
pouvoir faire avec 400 ventilateurs
alors qu’il m’en faut 30 000 ?
Choisissez donc vous-mêmes les 26 000
personnes qui vont mourir car vous
n’aurez envoyé que 400 ventilateurs.
Michael Hudson
: Trump n’aime pas le gouverneur, et ils
ne s’aiment pas depuis qu’ils se sont
rencontrés à New York il y a trois
décennies. Trump dit que New York a trop
de ventilateurs inutilisés. « Écoutez,
nous avons découvert qu’il y en avait 10
000 dans un entrepôt qui n’étaient pas
utilisés. »
Donald Trump
: « Les hôpitaux, franchement, les
hôpitaux individuels et les chaînes
hospitalières, nous les voyons
thésauriser l’équipement, y compris les
ventilateurs. Nous devons libérer ces
ventilateurs, en particulier les
hôpitaux qui ne les utiliseront jamais.
Ils doivent les libérer. »
Michael Hudson
: Eh bien, le gouverneur a répondu «
Bien sûr qu’ils ne sont pas utilisés
actuellement. Ils seront nécessaires
dans deux semaines lorsque la croissance
exponentielle les nécessitera. » Mais
Trump rétorque : « Non, non. Vous n’en
aurez besoin d’eux qu’un jour avant de
les commander. » Ainsi, sa philosophie
de gestion, qui est la philosophie
enseignée dans les écoles de commerce,
la budgétisation de dernière minute, est
la garantie d’une crise continue. Ça ne
va faire qu’empirer. Et cette
philosophie est celle que les Européens
qui viennent en Amérique étudient dans
les écoles de commerce. Ce n’est pas la
façon de gérer le secteur public. Et
bien sûr, Trump dit que nous ne voulons
pas du tout d’un secteur public. Une
fois cette opération terminée, il n’y
aura plus de secteur public, car les
villes auront des recettes fiscales trop
faibles. Elles ne touchent plus les
revenus de la taxe de vente des magasins
(qui sont très majoritairement fermés).
Elles ne perçoivent pas l’impôt sur le
revenu des gens. Elles ont d’énormes
responsabilités pour payer l’assurance
chômage. Elles vont devoir équilibrer
leurs budgets en privatisant tout ce qui
reste dans le domaine public, des
transports aux parcs.
Cela va faire de
l’économie américaine un « Tout doit
disparaître » (les grandes corporations
privées vont se ruer sur l’aubaine pour
faire main basse sur tous les petits
commerces voire sur les services
publics). Trump prétend que nous allons
merveilleusement sortir de cette crise.
La bourse va péter le feu. Dans ce pays,
le coronavirus est donc géré comme une
opportunité d’augmenter le marché
boursier. Le gouverneur du Texas, par
exemple, a déclaré que nous devrions
vraiment retourner au travail, tout
simplement. Beaucoup de gens tomberont
malades, en particulier les personnes
âgées, qui sont les plus sujettes à
mourir des suites du virus. Son avis est
qu’il faudrait encaisser le coup de
plein fouet, en plein menton, et
sacrifier les plus vulnérables pour le
bien de l’économie. Ils doivent mourir
pour que l’économie puisse se remettre
en route et que le marché boursier
puisse monter. Les néolibéraux l’ont
applaudi et les Démocrates sont restés
absolument silencieux à ce sujet. Pas un
mot de Biden, pas même un mot de Bernie
Sanders.
Ross :
Pourquoi ne se manifestent-ils pas
maintenant pour attaquer cette idée
absurde et inhumaine et s’écrier «
Attendez, ce n’est pas ce que nous
voulons » ?
Michael Hudson
: Mais ce que vous appelez l’inhumanité,
c’est donner la priorité à la bourse.
Donald Trump dit que l’étalon de mesure
de son succès sera de savoir comment il
aura redressé l’économie, c’est-à-dire
le marché boursier et obligataire.
Ross : Mais
pourquoi ne parle-t-il pas de l’économie
réelle ? Parce qu’il peut signer autant
de graphiques S&P 500 (indice boursier
basé sur 500 grandes sociétés cotées sur
les bourses aux Etats-Unis) qu’il le
souhaite. Mais finalement, si les gens
meurent de faim ou s’il laisse
l’économie réelle dépérir, finalement, à
quoi ça sert tout ça ?
Michael Hudson
: Le but de tout cela n’est pas
l’économie réelle. Regardez le paquet de
dix mille milliards de dollars qu’il a
fait passer au Congrès avec le soutien
unanime des Démocrates.
Ross :
Appelons ça un renflouement. Ce n’est
pas un paquet. C’est un plan de
sauvetage.
Michael Hudson
: Oui. Ils appellent cela une loi sur le
coronavirus. Mais seulement deux de ces
dix mille milliards de dollars
concernent ce que vous appelez
l’économie réelle et le peuple. En
effet, deux mille milliards de dollars
vont aller à l’assurance-chômage, un don
de 1 200 dollars à chaque famille
américaine.
Ross : Alors
qu’advient-il des huit mille milliards
restants ?
Michael Hudson
: Ils seront remis aux grandes sociétés,
aux banques. Cinq mille milliards seront
accordés aux banques pour être prêtés
aux grandes entreprises, pour racheter
les petites entreprises qui vont sombrer
en raison du ralentissement et de
l’austérité résultant des trois mois de
fermeture provoqués par le coronavirus.
L’essentiel de ces sommes ne va pas dans
la partie fermée de l’économie. Cette
partie ne fait pas d’affaires tant que
les restaurants et les magasins sont
fermés et que les employés sont
licenciés. Les loyers restent dus.
L’argent des cartes de crédit reste dû
[aux Etats-Unis, être débité en fin de
mois pour tous ses achats quotidiens est
très répandu, même chez les particuliers
; le caissier demande toujours si on
souhaite un débit immédiat ou différé].
Les prêts étudiants sont dus. Les
hypothèques sont dues. Toute cette dette
s’accumule. Alors regardons vers
l’avenir, dans trois mois. Voyons ce qui
va se passer en juin et juillet. Tous
ces arriérés de dette vont arriver à
échéance, mais la Réserve fédérale a
rapporté que la moitié des Américains ne
peuvent même pas lever quatre cents
dollars en cas de crise. Comment
paieront-ils leurs arriérés arrivant à
échéance dans trois mois ? Le gouverneur
de New York peut dire qu’il y a un
moratoire et que vous ne pouvez expulser
aucun locataire pendant trois mois. Mais
après trois mois, les avis d’expulsion
vont arriver. Le problème des sans-abri
va augmenter et l’économie réelle va
être sacrifiée au profit du secteur
financier.
Ross : En
fin de compte, comme cela se
terminera-t-il ? Parce que si dans 12
semaines, les gens ne peuvent pas se
permettre d’entrer dans les normes
sociales, d’entrer dans l’économie, de
vivre, d’avoir du pain, où cela
mènera-t-il logiquement ?
Michael Hudson
: L’économie américaine ressemblera à
peu près à la Grèce. Ce sera
l’austérité. Il y aura des gens qui
n’ont pas d’emploi. Ils vont être
expulsés de leurs logements. Ils auront
épuisé toutes leurs économies. Ils ne
pourront pas payer leur dette de carte
de crédit et leurs autres dettes, de
sorte que les arriérés vont s’accumuler
et augmenter. Les banques seront mises à
rude épreuve, mais Trump dit que même si
nous ne pouvons pas sauver les gens,
nous pouvons sauver les banques. La
Réserve fédérale a suffisamment d’argent
pour maintenir toutes les banques à
flot, même si elles ne reçoivent pas les
versements hypothécaires, même si elles
ne sont pas en mesure de recouvrer leurs
prêts. Les banques peuvent désormais
compenser l’argent qu’elles n’obtiennent
pas en ayant un énorme nouveau marché, à
savoir prêter de l’argent à des capitaux
privés et aux grandes entreprises pour
racheter toutes les petites entreprises
en faillite. C’est une aubaine.
C’est ce qui, selon
les Républicains, va rendre le pays à
nouveau riche. Quand on dit « le pays »,
on ne parle que des 1% les plus riches.
Fondamentalement, vous pouvez considérer
la politique comme faisant semblant
d’aider les personnes malades, les
victimes du coronavirus. Mais le «
renflouement » est vraiment toute une
liste de vœux que les sociétés et les
néolibéraux demandent depuis un an en
collaboration avec des avocats et des
cabinets d’avocats. Ils ont retiré cela
de leurs petits papiers, et tout d’un
coup, l’ont ajouté à la facture du
coronavirus. Au lieu de l’appeler un
cadeau mirifique fait aux banques et une
nouvelle prise de pouvoir, ils
l’appellent la loi sur le coronavirus.
Ross : Alors
que nous arrivons à la fin de notre
émission, Michael, je sais que vous
écrivez en ce moment un livre sur la
chute de Rome, et aussi sur la Grèce et
sa disparition. Quelles leçons peut-on
voir si on met en perspective ce qui
s’est passé à Rome et en Grèce et ce qui
se passe actuellement dans l’empire
américain, en particulier avec un type
[Trump] qui plane si imprudemment au
sommet ?
Michael Hudson
: Ce qui s’est passé à Rome et en Grèce,
c’est que la civilisation occidentale
s’est détachée des trois mille dernières
années de la civilisation
proche-orientale. Au 8ème siècle avant
J.-C., la Grèce et Rome étaient des
régions sous-développées. Les
commerçants du Proche-Orient ont
introduit la pratique de facturer une
dette portant intérêt. L’Occident n’en
avait pas auparavant. Rome et la Grèce
ont donc été les premières grandes
régions à se développer sans économie
palatiale. Il n’y avait pas de
gouvernement central. Il y avait
toujours une oligarchie étroite. Il y
avait quelques endroits qui avaient des
rois comme Rome, et l’oligarchie est
devenue assez forte pour renverser les
rois. Ce n’était vraiment pas de la
démocratie. Ce que la Grèce et Rome ont
légué à la civilisation occidentale
n’était pas la démocratie, mais
l’oligarchie libre de toute
réglementation gouvernementale, surtout
« libre » des barrières qui empêchaient
la servitude chronique pour dettes au
Proche-Orient.
Ross : Eh
bien, considérons que vous vivez dans
l’une des oligarchies les plus avancées
du monde en ce moment. Alors, comment ça
se termine ?
Michael Hudson
: Ha ! De la même manière que Rome a
pris fin. À Rome, l’oligarchie s’est
toujours dépassée, dans une surenchère
permanente, appauvrissant l’économie. À
Rome, cela a conduit à un âge sombre.
Nous allons entrer dans quelque chose
comme ça à la fin de l’été dans ce pays,
parce que vous allez avoir de nombreux
sans-abri dans la rue, de nombreuses
familles qui perdent leur logement, de
petites entreprises qui ont dû faire
faillite, des entreprises de taille
moyenne qui ont décidé de céder aux
grands fonds de capitaux privés.
L’économie ne va pas être très jolie à
voir.
Ross :
Michael, merci beaucoup pour votre
temps.
Michael Hudson
: Ça me fait toujours plaisir d’être
avec vous.
Pour ne
manquer aucune publication et soutenir
ce travail
censuré en permanence, partagez cet
article et abonnez-vous à la Newsletter.
Vous pouvez également nous suivre sur
Facebook et
Twitter.
Le
sommaire de Sayed Hasan
Le dossier
Covid-19
Le
dossier Monde
Les dernières mises à jour
|