LE CRI DES PEUPLES
Norman Finkelstein réfute la définition
de l’antisémitisme par l’Alliance
Internationale pour la Mémoire de
l’Holocauste (IHRA)
Jeudi 5 décembre 2019 Source :
http://normanfinkelstein.com/2018/08/28/why-the-british-labour-party-should-not-adopt-the-ihra-definition-or-any-other-definition-of-antisemitism
(28 août 2018).
Traduction :
lecridespeuples.fr
Cet article est
traduit à l’occasion de l’adoption le 3
décembre par l’Assemblée Nationale de
cette définition spécieuse de
l’antisémitisme, qui inclut
l’antisionisme. Le Parti Travailliste
britannique de Corbyn, évoqué par
Finkelstein, l’a pour sa part pleinement
adoptée le 4 septembre 2018.
Pourquoi le
Parti Travailliste britannique ne
devrait pas adopter la définition de
l’antisémitisme de l’IHRA ou de tout
autre organisme.
Par Norman G.
Finkelstein [*]
Le Parti
Travailliste britannique adoptera-t-il
la définition de l’antisémitisme
élaborée par l’Alliance internationale
pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) ?
Les dirigeants de la communauté juive
britannique ont fait tout ce qu’ils
pouvaient pour forcer la main au Parti
et le contraindre à l’accepter. Il doit
prendre sa décision fatidique dans
quelques jours. La définition est
complétée par 11 illustrations. Sept
d’entre elles, cependant, ne se réfèrent
pas à l’antisémitisme en soi, mais
plutôt à la critique d’Israël. Natan
Sharansky a mis au point un Test-3D
d’antisémitisme qui a ensuite été vanté
par les partisans d’Israël :
Diabolisation, Double standard,
Délégitimation. Quel que soit le
mérite de ces critères de contrôle, on
pourrait dire que les illustrations de
l’IHRA constituent un cas d’école du
Test-3S de la censure politique :
Suppression, Sélectivité de
l’application, Spécificité de la
plaidoirie. Avant de documenter
cela, toutefois, le débat autour de
l’adoption de la définition et des
illustrations de l’IHRA doit être
replacé dans un contexte plus large.
***
La définition de
l’IHRA impose des contraintes à la
liberté d’expression au sein du Parti
Travailliste. En un mot, c’est de la
censure. On pourrait faire valoir que le
Parti Travailliste est une organisation
à laquelle quiconque est libre d’adhérer
ou non, et qu’il a donc le droit de
fixer des règles et des paramètres pour
les déclarations publiques de ses
membres. Mais la tradition de la gauche
libérale, dont le Parti Travailliste est
une émanation, a toujours attaché à la
vérité une valeur primordiale et unique,
et a reconnu que dans la quête de la
vérité, un débat ouvert et sans entrave
est essentiel.
John Stuart Mill,
dans son exposé classique Sur la
liberté, affirme que l’utilité d’une
croyance était indissociable de sa
vérité : « Aucune croyance contraire à
la vérité ne peut vraiment être utile. »
À l’autre bout du spectre politique,
Lénine s’appuie sur le pouvoir de la
vérité pour prendre l’avantage sur ses
adversaires : « Les faits sont des
choses têtues, comme disent les Anglais.
»
Cependant, pour
maîtriser fermement la vérité, la
liberté de parole ne doit pas être
entravée. Lorsque le jeune Karl Marx
s’est fait connaître pour la première
fois en tant que journaliste, « la
presse anglaise », a-t-il déclaré avec
approbation, jouissait « de la plus
grande liberté possible », alors que la
censure régnait en Allemagne. Cette
entrave à la liberté de la presse était
officiellement rationalisée au motif que
seule l’intervention d’une autorité
supérieure pouvait séparer le bon grain
de l’ivraie. Si la censure visait
effectivement à préserver ce qui avait
de la valeur dans les déclarations et
écrits des uns et des autres,
argumentait Marx, cet objectif ne
pourrait être atteint non pas par la
censure unilatérale du pouvoir, mais par
une politique radicalement opposée
d’ouverture : « La censure est la
critique en tant que monopole du
gouvernement. Mais la critique ne
perd-elle pas son caractère rationnel si
elle n’est pas ouverte mais secrète […]
: si elle opère non pas avec le couteau
pointu de la raison, mais avec les
ciseaux émoussés de l’arbitraire ; si
elle ne fait qu’émettre des critiques en
se soustrayant à toute possibilité de
subir elle-même la moindre critique […]
; si elle est si peu critique qu’elle
prend le jugement d’une personne pour la
sagesse universelle, des ordres
péremptoires pour des affirmations
rationnelles, des taches d’encre pour
des rais de lumière, les suppressions
tordues du censeur pour des
constructions mathématiques et la force
brute pour des arguments décisifs ? »
Lorsqu’on lui a
demandé beaucoup plus tard quelle était
sa devise préférée, Marx a rejeté l’idée
même de l’existence de vérités sacrées
et inattaquables en répondant « De
omnibus dubitandum » (« Il faut
douter de tout »). En écho à Marx, John
Stuart Mill, son antagoniste libéral, a
observé que le seul test rationnel d’une
conviction était sa capacité à résister
à une critique sans entrave : « Les
convictions auxquelles nous sommes le
plus viscéralement attachés ont pour
seule et meilleure garantie une
invitation permanente au monde entier de
prouver leur fausseté. »
Dans sa critique de
la révolution bolchevique, Rosa
Luxemburg a présenté une défense lyrique
de la liberté d’expression sans réserve
: « La liberté uniquement pour les
partisans du gouvernement, uniquement
pour les membres d’un parti, si nombreux
soient-ils, signifie pas de liberté du
tout. La liberté est toujours et
exclusivement la liberté de ceux qui
pensent différemment. » Elle défendait
ce principe « non pas à cause d’un
concept fanatique de ‘justice’, mais
parce que tout ce qui est instructif,
sain et purifiant en matière de liberté
politique dépend de cette
caractéristique essentielle, et son
efficacité disparaît lorsque la
‘liberté’ devient un privilège spécial.
» Dans un passage qui résonne aussi fort
aujourd’hui que lorsqu’il a été écrit il
y a un siècle, Luxemburg a affirmé que
si la voie vers le socialisme reste un
territoire inconnu, seule une critique
libre et ouverte venue d’en bas peut
permettre de découvrir des solutions aux
inévitables défis imprévus et de
corriger les erreurs inhérentes à sa
construction : « L’hypothèse tacite qui
sous-tend la théorie de la dictature du
prolétariat élaborée par Lénine &
Trotski est la suivante : que la
transformation socialiste est une chose
pour laquelle une formule toute faite
est prête dans la poche du parti
révolutionnaire, et n’a besoin que
d’être menée énergiquement dans la
pratique. Malheureusement – ou peut-être
heureusement –, ce n’est pas le cas, ou
heureusement. Loin d’être une somme de
prescriptions toutes faites qui doivent
seulement être appliquées, la
réalisation concrète du socialisme […]
est quelque chose qui est complètement
caché dans les brumes du futur. Ce que
nous possédons dans notre programme
n’est autre que quelques indicateurs
principaux quant à la direction générale
à suivre […] Le socialisme, de par sa
nature même, ne peut être décrété ni
introduit par ukase […] Seule
l’expérience est capable de corriger et
d’ouvrir de nouvelles voies […] Toute la
masse du peuple doit y participer. »
On pourrait se
demander ce qu’il en serait dans le cas
où la découverte d’une vérité
contredirait l’autre idéal suprême de
justice. Mais il s’agit d’une fausse
opposition. Tout comme comme une fin
noble ne peut justifier des moyens
ignobles, la fin devant être aussi pure
que les moyens qui l’entraînent, l’idéal
de justice est aussi pur que la vérité
qui l’informe. Si quelque chose est
vrai, ce n’est pas seulement utile, aux
yeux de John Stuart Mill, c’est aussi et
nécessairement juste. Ou, comme le dit
Antonio Gramsci, « Dire la vérité,
parvenir ensemble à la vérité, est un
acte communiste et révolutionnaire. »
Seule la vérité est
utile. La vérité – les faits – est
décisive dans les joutes idéologiques et
intellectuelles ; la vérité ne peut
émerger que d’un discours sans entrave ;
l’indice de la liberté d’expression est
son universalité ; une cacophonie de «
vérités » concurrentes est indispensable
aux tentatives et aux erreurs de la
création d’un monde juste ; les vérités
résultant de critiques impitoyables ne
peuvent saper la justice, car celle-ci
est fondée sur la vérité.
Tel est l’héritage
historique du Parti Travailliste. Mais
cet héritage est maintenant attaqué, car
les représentants de la communauté juive
britannique exhortent le Parti à adopter
un code de censure.
***
Fidèle à ses
racines libérales voire libertaires, le
Parti Travailliste, jusqu’à récemment,
n’imposait aucune entrave à la liberté
d’expression de ses membres, mais
seulement à leur comportement. Son
règlement intérieur stipulait : «
Aucun membre du Parti ne doit adopter un
comportement qui, de l’avis du Comité
national constitutionnel (CNC), serait
jugé préjudiciable, ni réaliser des
actes qui, de l’avis de celui-ci,
porteraient gravement préjudice au Parti
[…] Le CNC ne tiendra aucun compte des
croyances et opinions de ses membres, ni
de leur simple expression. » Mais en
2017, le Parti, agissant apparemment à
la demande du mouvement juif anti-Corbyn
en son sein, a métamorphosé cette règle
en insérant des clauses qui empiétent
profondément sur la liberté
d’expression. La règle stipule
actuellement :
« Aucun membre
du Parti ne doit adopter un comportement
qui, de l’avis du Comité exécutif
national (CEN), serait jugé
préjudiciable, ni réaliser des actes
qui, de l’avis de celui-ci, porteraient
gravement préjudice au Parti. Le CEN
tiendra compte des codes de conduite en
vigueur et considérera tout incident
qui, à ses yeux, pourrait
raisonnablement être considéré comme une
preuve d’hostilité ou de préjudice
fondés sur l’âge, le handicap,
l’identité sexuelle originelle ou
réassignée, le mariage ou PACS, la
grossesse et la maternité, la race, la
religion ou les convictions, le sexe ou
l’orientation sexuelle comme des
comportements préjudiciables au Parti :
il s’agira entre autres d’incidents
impliquant le racisme, l’antisémitisme,
l’islamophobie ou toute forme de
langage, de sentiments, de stéréotypes
ou d’actes racistes, le harcèlement
sexuel, les brimades ou toute forme
d’intimidation envers une autre personne
basée sur une caractéristique protégée
déterminée par le CEN, où qu’elle se
produise, qui seront considérés comme
une conduite préjudiciable au Parti.
Le CNC ne tiendra aucun compte des
croyances et opinions de ses membres, ni
de leur simple expression, sauf dans
les cas incompatibles avec les objectifs
et les valeurs du Parti, avec les codes
de conduite convenus ou avec un
préjudice à l’encontre de toute
caractéristique protégée. »
(c’est moi qui souligne)
Aucun des termes
notoirement sensibles de ce Code de
restriction de la liberté d’expression –
« racisme, antisémitisme, islamophobie
ou tout autre forme de langage… racistes
» – n’est défini, ce qui en soi ne peut
que jeter un voile sur la liberté
d’expression : Qui doit déterminer et
comment sera-t-il établi qu’une ligne
rouge a été franchie ? De plus, le
règlement interdit, en tant que
sous-catégorie distincte, tous «
sentiments » préjudiciables. Si cela
dénote des sentiments non verbaux (car
autrement, cela relèverait simplement du
« langage raciste »), alors le Parti
Travailliste est maintenant engagé dans
la tâche impossible et morne de
contrôler non seulement la parole, mais
aussi les pensées et sentiments de ses
membres. Si la camarade X refuse de
fréquenter des hommes asiatiques, si le
camarade Y refuse de fréquenter des
filles musulmanes et que la camarade Z
ne fréquente que des hommes juifs (car
elle est orthodoxe), seront-ils traînés
devant le CNSD (Comité national des
sentiments douteux) ?
Même si le code de
conduite révisé interdit explicitement
l’antisémitisme, les représentants du
judaïsme britannique ont lancé un
ultimatum au Parti Travailliste : il
doit également intégrer la définition de
l’antisémitisme de l’IHRA dans toutes
ses parties – sinon gare à lui ! Pour
commencer, il est difficile de
comprendre pourquoi les Juifs
mériteraient un traitement spécial. En
effet, de toutes les catégories
protégées par le règlement, les Juifs
britanniques sont les plus riches, les
mieux organisés, les plus
stratégiquement placés et les moins
sujets à « l’hostilité et aux préjugés
». Si les organisations communautaires
juives peuvent si ouvertement,
effrontément et sans relâche, imposer
leurs exigences au Parti Travailliste,
c’est à cause du pouvoir politique
énorme qu’ils peuvent exercer et de
l’immunité politique dont ils jouissent.
De plus, l’exigence est assez malséante,
car elle implique que les vies juives
seraient plus dignes – car méritant un
traitement de faveur. Elle rappelle le
chauvinisme ethnique nauséabond en jeu
dans la stipulation selon laquelle
l’Holocauste doit être séparé des «
autres génocides ».
Il est encore plus
troublant que la définition proposée
porte si peu sur l’antisémitisme en soi
et tellement sur Israël. Les défenseurs
d’Israël disent souvent que l’État juif
devrait être traité et jugé comme tout
autre État ; de fait, ils ne cessent de
répéter que ne pas le traiter ou le
juger comme les autres États est
antisémite. Mais aucun autre État au
monde ne bénéficie d’une dérogation
spéciale dans le Code de conduite du
Parti Travailliste ; de fait, aucun
autre État n’y est même mentionné. La
communauté juive britannique
impose-t-elle un Code antisémite – car
discriminatoire, même « positivement » –
au Parti Travailliste ? On peut aussi
être perplexe quant au fait qu’Israël
figure de manière si proéminente dans
une définition dont le sujet est
l’antisémitisme. Considérez ce scénario.
Les
Rastafariens (ou Rastas)
afrocentriques, basés en Jamaïque,
vénéraient l’empereur Éthiopien Haïlé
Sélassié. Au début des années 1970,
Sélassié s’est rendu coupable de crimes
contre l’humanité, ayant été responsable
d’une famine massive dans son pays qu’il
a dissimulée. Si les Rastas formaient
une Alliance internationale pour la
mémoire de l’esclavage, et si cet organe
mettait en place une définition de
l’anti-rastafarianisme interdisant
toutes critiques à l’encontre de
l’Ethiopie, serait-il si difficile de se
rendre compte que leur impulsion n’était
pas de combattre « les préjugés et
l’hostilité » contre les Rastas, mais
plutôt d’immuniser leur Etat Sacré de
tout examen légitime ?
On peut lire ceci
dans la définition de l’antisémitisme
par l’IHRA :
«
L’antisémitisme est une certaine
perception des Juifs, qui peut être
exprimée via une forme de haine envers
les Juifs. Les manifestations
rhétoriques et physiques de
l’antisémitisme s’adressent aux
individus Juifs ou non Juifs et / ou à
leurs biens, aux institutions
communautaires juives et aux
installations religieuses. »
Il est largement
admis que cette définition incohérente,
illettrée et maladroite ne fournit
aucune indication sur ce qui constitue
de l’antisémitisme. Elle stipule que
c’est « une certaine perception », mais
cette « certitude » s’avère plutôt
incertaine, car « elle peut être
exprimée via une forme de haine envers
les Juifs », ce qui revient à dire
qu’elle peut également ne pas l’être.
Mais le fait est qu’il est impossible de
définir l’antisémitisme. En outre, même
si une définition intelligible était
conçue, son utilité serait douteuse,
sinon celle d’être jetée au visage comme
une épithète flétrissante. Les termes
péjoratifs ne font pas avancer
grand-chose. Autrement dit, leur
avantage supplémentaire, leur valeur
ajoutée, est de zéro ; si on s’en
dispensait, personne n’y perdrait quoi
que ce soit.
Le terme
antisémitisme est généralement défini
comme « l’hostilité envers les Juifs en
tant que Juifs ». Mais un antisémite
nierait qu’il déteste les Juifs en tant
que Juifs ; il dirait plutôt que c’est à
cause de tel ou tel trait négatif
inhérent à eux qu’il les hait – la
parcimonie, le clanisme, l’arrogance. Il
en va de même pour le raciste qui
déteste les Noirs. Il objecterait sans
doute que son aversion ne découle pas du
fait qu’ils sont Noirs, mais bien parce
que ce sont des voleurs et des violeurs.
La question est alors empirique. En
d’autres termes, une telle accusation ne
peut être réfutée par l’épithète « vous
êtes un raciste ». Une telle réplique
clôt la discussion au moment même où
elle est la plus nécessaire. Ne
serait-ce pas un manquement au devoir si
un enseignant étiquetait de manière
abusive un élève qui ne ferait
qu’exprimer de bonne foi un avis
politiquement incorrect ? L’un des rôles
d’un parti politique, et pas des
moindres, est d’ordre pédagogique, tant
à l’intérieur qu’à l’extérieur. « Un
homme insulte, suppose Malcolm X, parce
qu’il n’a pas les mots pour dire ce
qu’il pense. » On peut observer quelque
chose de similaire chez ceux qui, par
réflexe, lancent des épithètes comme «
antisémite » ou « raciste ». Ces
insultes ne sont que des substituts
rachitiques, ignorants et débraillés de
la dialectique rationnelle. Si celui qui
y recourt a la chance de posséder les
outils intellectuels pour s’engager dans
une telle dialectique, c’est en outre un
manquement inexcusable.
Il est probablement
juste que les personnes foncièrement
intolérantes et pétries de préjugés
soient insensibles à la raison, et qu’il
est donc vain de tenter de les en
dissuader. « Si vous ne pouvez pas
convaincre un fasciste, a déclaré Léon
Trotski, familiarisez sa tête avec le
trottoir. » Mais qui est parfait au
point de n’avoir absolument aucun des
préjugés « locaux » ? Il ne peut
certainement pas être juste de penser
que toute croyance irrationnelle est,
par essence, imperméable à la raison. «
La passion antisémite, a déclaré
Jean-Paul Sartre dans Réflexions sur
la question juive, devance les faits
qui devraient la faire naître. » Si cela
était vrai, il serait inutile de la
contrer par des faits. Mais Sartre ne
dessinait que le portrait interne des
antisémites farouches, pour qui la
bigoterie était le fruit empoisonné
d’une « attitude globale » et d’une «
conception du monde », née en définitive
d’une « peur devant la condition humaine
». Dans le cours ordinaire des
événements, parmi les spécimens
ordinaires de l’humanité, la raison
conserve son pouvoir de persuasion ; ou,
en tout état de cause, il n’existe aucun
motif a priori pour renoncer à essayer
de dialoguer, encore moins pour
remplacer le pour ou contre par des
épithètes totalement et intrinsèquement
inadéquates.
Dans un raffinement
de la définition commune, le philosophe
britannique Brian Klug propose que
l’antisémitisme soit défini comme « une
forme d’hostilité envers les Juifs en
tant que Juifs, où les Juifs sont perçus
comme autre chose que ce qu’ils sont ».
Elle devient néanmoins une question
empirique requérant une approche
empirique : est-ce que les Juifs en
général sont autre chose que ce qu’ils
sont perçus être ? Mais il y a une autre
faille dans la définition de Klug. Les
Juifs allèguent souvent que les
antisémites leur en veulent parce qu’ils
sont plus intelligents et donc plus
accomplis. En fait, Wilhelm Marr, qui a
inventé le terme d’antisémitisme, a
décrit les Juifs comme « flexibles,
tenaces et intelligents » (bien que dans
un excès destructeur). Après tout, ils
ont peut-être mis le doigt sur quelque
chose : les Juifs pourraient être
supérieurs aux autres. Le QI moyen des
Juifs ashkénazes est nettement supérieur
à celui de tout autre groupe ethnique
dans le monde. Mais si, selon Klug,
l’antisémitisme est la perception des
Juifs comme « autre chose que ce qu’ils
sont », alors le ressentiment viscéral
de l’antisémite face aux Juifs ne
saurait être antisémite – car il
correspondrait à une réalité.
Le code de conduite
du Parti Travailliste a jusqu’à présent
fidèlement honoré son héritage
libertaire en permettant à toutes les
idées, même les plus bizarres ou les
plus nocives, de se faire entendre. Sous
l’impulsion des Juifs anti-Corbyn du
Parti Travailliste, ses dirigeants ont
ajouté au code des tombereaux de boue
verbale qui ont pollué le principe
vénérable de la liberté d’expression.
Maintenant, les élites juives
britanniques terrorisent Corbyn pour
qu’il accepte une prétendue définition
de l’antisémitisme qui, premièrement,
est et ne peut être que du charabia,
deuxièmement, constitue un
traitement de faveur ethnique
exemplaire, troisièmement, n’est
pas seulement inutile, mais étouffe un
débat vital, et quatrièmement,
n’a presque rien à voir avec
l’antisémitisme et presque tout à voir
avec la volonté de protéger Israël de
condamnations légitimes. En somme, pour
désintoxiquer son code de conduite, le
Parti Travailliste devrait jeter le
texte révisé aux ordures, rejeter dans
son ensemble et dans toutes ses parties
le texte de l’IHRA et revenir à ses
racines radicales.
***
La définition de
l’antisémitisme par l’IHRA comprend 11
exemples. Sept d’entre eux concernent la
critique d’Israël. Si le Parti
Travailliste adopte ces tabous, les
recherches universitaires sérieuses
seront abolies, tandis qu’Israël
deviendra le bénéficiaire d’un double
standard pernicieux. Considérez ces
exemples d’antisémitisme allégué tirés
du texte de l’IHRA :
« Refuser au
peuple juif son droit à
l’autodétermination, par exemple, en
affirmant que l’existence de l’État
d’Israël est une entreprise raciste.
» Mais selon Benny Morris, le plus grand
historien israélien, « le transfert
[c.-à-d. l’expulsion des Palestiniens]
était inévitable et inhérent au sionisme
», tandis que selon l’écrivain israélien
Ari Shavit, dans son best-seller
largement plébiscité, Ma Terre
promise, « Si le projet sioniste
devait aboutir, Lydda (ville
palestinienne où un massacre de la
population arabe – hommes, femmes et
enfants – a été perpétré en 1948) devait
disparaître. » En somme, si la création
d’Israël entraînait nécessairement un
nettoyage ethnique de la population
autochtone, la réalisation du droit du
peuple juif à l’autodétermination ne
pouvait être qu’une entreprise raciste.
« Appliquer deux
poids, deux mesures en exigeant d’Israël
un comportement qu’on n’attend ni ne
demande à aucune autre nation
démocratique. » Mais loin d’imposer
à Israël une norme plus stricte, les
détracteurs de l’Etat hébreu n’ont fait
que dénoncer l’immunité inégalée
d’Israël. Par exemple, depuis 1979, le
Conseil de sécurité des Nations Unies a
condamné à plusieurs reprises la
politique israélienne de construction de
colonies de peuplement dans les
territoires palestiniens occupés,
qualifiée de « violation flagrante » du
droit international, tandis qu’en 2004,
la Cour internationale de Justice avait
unanimement déclaré que les colonies de
peuplement israéliennes « constituaient
une violation du droit international ».
Cependant, Israël persiste dans sa
politique de colonisation, tandis que
l’ONU, qui a imposé à maintes reprises
des sanctions à d’autres États membres,
n’en a jamais imposé à Israël, même si
sa politique de colonisation constitue
un crime de guerre et un crime contre
l’humanité au sens du Statut de Rome de
la Cour pénale internationale.
« Utiliser les
symboles et les images associés à
l’antisémitisme classique (par exemple,
les affirmations selon lesquelles les
Juifs ont tué Jésus ou les accusations
de meurtre rituel d’enfants chrétiens)
pour caractériser Israël ou les
Israéliens. » Mais la hasbara
(propagande) israélienne elle-même
exploite à l’envi et sans aucune pudeur
l’accusation de « meurtre rituel » afin
de faire taire les critiques en
inversant ses effets. Ainsi, la simple
mention des enfants palestiniens
réellement tués par Israël entraîne
généralement des inversions accusatoires
de « campagne mondiale d’accusations de
crimes rituels contre Israël ».
« Établir des
comparaisons entre la politique
israélienne contemporaine et celle des
nazis. » Mais d’une part, sur tout
le spectre politique, les Israéliens
font librement ces analogies qui font
frémir, tandis qu’Israël a
officiellement et systématiquement
décrit ses antagonistes comme des
réincarnations d’Hitler – qu’il s’agisse
de l’Egypte de Nasser, de l’Irak de
Saddam Hussein, de l’Iran, du Hezbollah
ou du Hamas, tous ont été traités de
nazis. En effet, le Premier ministre
Benjamin Netanyahu a, défiant de manière
folle l’exigence d’avancer le moindre
élément de preuve, déclaré que l’Iran
pouvait représenter une menace encore
plus grande pour l’humanité que Hitler,
et que l’Holocauste a été conçu et
orchestré par un dirigeant palestinien,
et non par Hitler.
« Tenir
collectivement les Juifs pour
responsables des actes de l’État
d’Israël ». Mais en se présentant
comme l’État-nation du peuple juif,
Israël lui-même implique collectivement
les Juifs dans ses actions, tout comme
Netanyahu implique collectivement les
Juifs lorsqu’il se désigne comme le
« représentant du peuple juif tout
entier. » [Partout dans le monde, les
Juifs qui soutiennent farouchement
Israël et accusent ses critiques
d’antisémitisme ne font que donner
crédit à l’amalgame Israël / Judaïsme.]
En somme, ces
exemples d’antisémitisme prétendument
caché derrière des critiques d’Israël
comprennent des descriptions factuelles
précises de critiques d’Israël (premier
exemple), des descriptions factuelles
inexactes de ses détracteurs par ses
chiens de garde (second exemple), et des
pratiques douteuses dont Israël est
lui-même, sinon plus, du moins tout
aussi coupable que ses critiques
(troisième, quatrième et cinquième
exemples). Si le Parti Travailliste
adopte cette définition de
l’antisémitisme, il deviendra une dupe
volontaire de la hasbara
israélienne ; cela déshonorera les
nobles traditions du Parti ; et cela
trahira la promesse de Jeremy Corbyn de
mettre le Parti sur un nouveau chemin de
défense de la vérité et de la justice,
où qu’elles se trouvent et quel que soit
le prix à payer.
[*] Je remercie
Maren Hackmann-Mahajan, Deborah Maccoby
et Jamie Stern-Weiner pour leur
contribution.
Fils de survivants d’Auschwtiz et
du Ghetto de Varsovie, autorité
internationale sur le conflit
israélo-palestinien, Norman Finkelstein
est notamment l’auteur de L’Industrie de
l’Holocauste : Réflexions sur
l’exploitation de la souffrance des
Juifs.
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