Palestine
La culpabilité de ceux qui haïssent et
l’innocence de ceux qui ont peur
Samah Jabr
Des soldats des troupes d'occupation
prennent ici plaisir à tirer à balles
réelles sur des manifestants
palestiniens à Nabi Saleh, le 26 mai
dernier. Deux semaines auparavant un
manifestant, au même endroit, avait été
abattu de la même façon - Photo : Haidi
Motola ActiveStills
Samedi 18 novembre 2017
Source :
Chronique de Palestine
Dans les nombreuses discussions
publiques auxquelles j’ai participé avec
des Occidentaux au sujet de la violation
des droits des Palestiniens, une
question est toujours posée : « Qu’en
est-il de la peur des Israéliens ? »
De même, combien de
fois avons-nous entendu des médias
occidentaux, et même le président des
États-Unis, parler de « haine
palestinienne » ? Ces mots considèrent
comme allant de soi la culpabilité de
ceux qui sont dans la haine et
l’innocence de ceux qui ont peur. Mais
en réalité, nous ne pouvons comprendre
ces préoccupations à propos des craintes
des Israéliens sans une analyse
préalable des accusations de haine
palestinienne.
L’un des problèmes
que pose cette dichotomie est la
présomption d’un état fixe et statique,
comme si les peurs des Israéliens et la
haine des Palestiniens étaient des
traits permanents, innés et ne variant
pas selon les membres des deux groupes.
Présupposer des caractéristiques
éternelles et unanimes permet de
maintenir la relation oppressive entre
l’occupant et l’occupé, et d’entraver
tout changement politique. Pour trouver
un moyen de s’extraire de ce présupposé,
cet essentialisme doit être
contextualisé et déconstruit.
Commençons par
clarifier la disproportion des craintes
des Israéliens au regard des dommages
réels que les Palestiniens leur
infligent. Israël dispose depuis
longtemps de l’une des armées les plus
puissantes au monde. Il donne en outre
des « leçons de sécurité » à d’autres
pays et leur fournit des armes qui leur
servent à opprimer les autres. Et pour
favoriser son occupation violente et
réprimer la résistance naturelle et
instinctive des natifs de Palestine,
Israël a enfermé les Palestiniens
désarmés entre des murs et a délégué à
certains Palestiniens le rôle d’imposer
ordre et silence dans ces cages. Grâce à
des stratégies durables et sophistiquées
destinées à détruire l’identité
collective palestinienne, Israël a fait
infiltrer tous les quartiers
palestiniens par des espions et des
collaborateurs. Dans chacune des
confrontations, le nombre de victimes
palestiniennes est cent fois plus élevé
que le nombre de victimes israéliennes.
Des milliers de Palestiniens se trouvent
dans des prisons israéliennes, et non
pas l’inverse. Des milliers de maisons
palestiniennes, et non pas israéliennes,
ont été démolies par des bulldozers. Et
pourtant, ce sont les Palestiniens
désarmés et apatrides qui sont invités à
se montrer prévenants vis-à-vis des
peurs israéliennes !
À la lumière de ces
faits, il est injuste et insultant que
la question des « craintes des
Israéliens » puisse être posée à un
Palestinien, dans la mesure où la
question elle-même révèle un déni
profond du long historique de la
violence israélienne. Le plaidoyer pour
l’empathie et la compréhension,
lorsqu’il est adressé à la victime même
de l’occupation israélienne, est
simplement absurde. Il est pourtant
attendu des Palestiniens qu’ils fassent
preuve de compréhension et apportent
leur réconfort face à ces peurs. Le fait
de s’y refuser est considéré comme une
preuve supplémentaire de la haine
palestinienne, ce qui viendrait
confirmer que les Israéliens ont raison
de les craindre.
Je comprends fort
bien les peurs d’origine traumatique
causées par l’histoire des Juifs
européens au cours du siècle dernier.
Mais pourquoi devrais-je, moi
Palestinienne, être appelée à apaiser
ces peurs passées alors que je suis
quotidiennement confrontée au présent
traumatisant de la Palestine occupée ?
Comment éprouver une grande empathie
pour cette tragédie historique
européenne alors que les menaces
israéliennes sur mon existence et ma
sécurité sollicitent continuellement mon
attention la plus urgente ?
La peur des
Israéliens n’est pas simplement
l’innocent héritage d’un passé
traumatique ; c’est un instrument
politique suspect, une manipulation
abjecte justifiant le traitement cruel
des Palestiniens. L’invocation des peurs
israéliennes fait taire les
protestations, qui insistent sur le fait
que l’ensemble des Israéliens est
impliqué dans l’occupation,
indépendamment d’éventuelles hésitations
individuelles à ce sujet. Et pire
encore, il va de soi qu’une telle peur
instrumentalisée ne peut être apaisée
tant que les Palestiniens n’auront pas
complètement disparu.
Le prétexte de la
peur offre une excuse pour le crime et
absout de leur responsabilité les
criminels « effrayés », en attribuant
faussement la responsabilité du crime
aux victimes « effrayantes ». N’est-ce
pas ce qui est impliqué par la mal
nommée « islamophobie » ? Pourquoi les
préjugés et les crimes dirigés contre
les juifs sont-ils qualifiés
d’antisémitisme, alors que les préjugés
et les crimes contre les musulmans
– dont beaucoup sont également des
sémites – ne sont pas qualifiés de
crimes et de haine antimusulmans ? On y
préfère le terme minimisant
d’« islamophobie », qui sous-entend que
la haine, le racisme et le passage à
l’acte criminel de l’agresseur sont
justifiés parce qu’il souffrirait
d’anxiété et de peurs irrationnelles.
Pour être juste, un
certain degré de peur de la part des
Israéliens n’est pas sans raison : la
crainte qu’une petite partie de leur
violence puisse se retourner contre eux
les hante. Cette crainte prend rarement
la forme de fusées ou de bombardements,
mais plutôt celle d’un jeune Palestinien
essayant de punir Israël en lançant une
pierre ou en poursuivant un soldat
israélien avec un tournevis. Et de tels
événements se produisent parce que les
Nations unies et les dirigeants
palestiniens se montrent incapables de
tenir les Israéliens pour responsables
de leurs crimes.
Attribuer un
sentiment de peur aux Israéliens
favorise une identification et une
empathie à leur égard, tandis
qu’attribuer le caractère dégradant de
la haine aux Palestiniens engendre
répulsion et aversion à leur encontre.
Il existe une haine
de l’État d’Israël parmi les
Palestiniens, mais cette haine n’excède
pas la haine inévitable que tout groupe
opprimé et colonisé ressent à l’égard du
collectif qui perpètre contre lui des
crimes sans fin. Les Palestiniens ne
détestent pas les Israéliens en tant que
juifs, mais comme participants au
système responsable de leur oppression
politique. Les Palestiniens ne sont pas
nés avec de la haine ; la haine se
développe comme une réaction appropriée
à l’ensemble des expériences odieuses
qui caractérisent la vie sous
occupation. Le peuple de Palestine n’est
pas connu pour son antisémitisme ; il a
accueilli les pèlerins d’Afrique comme
les réfugiés d’Arménie. Avant
l’occupation, de nombreux Palestiniens
musulmans et chrétiens étaient mariés à
des juifs vivant en Palestine. Mais,
comme toute nation, les Palestiniens
exècrent le vol de leur terre, les
souffrances et les humiliations que
l’occupation leur inflige. C’est une
haine légitime, qui distingue ce qui
blesse de ce qui protège, et encourage
la résistance à l’oppression plutôt que
la soumission au désespoir.
S’attendre que les
Palestiniens soient exempts de haine ou
de sentiments négatifs à l’égard
d’Israël, c’est comme s’attendre à ce
qu’une femme violée ait de l’empathie
pour son violeur. Ce serait un exemple
du syndrome de Stockholm – au mieux une
dissociation du Moi –, psychologiquement
plus dangereux encore que la haine
elle-même. Ce syndrome entraînerait
finalement une intériorisation de cette
haine, qui s’exprimerait alors de
manière destructrice au sein de la
communauté opprimée.
Ce qu’Israël craint
réellement, c’est sa propre « ombre »
obscure, c’est sa violence et sa haine
immenses, non assumées et projetées sur
les Palestiniens.
Ce n’était pas la
peur mais la haine qui a permis à Israël
de commettre des massacres pour évacuer
brutalement les villes et villages de
Palestine, et qui motive les soldats à
tuer des prisonniers menottés ou des
blessés inconscients. C’est la haine qui
incite les colons à brûler vifs des
Palestiniens et à déraciner les vieux
arbres de Palestine. C’est bien un
discours de haine que profèrent les
soldats israéliens qui traitent les
Palestiniens de « bêtes à deux pattes »,
de « cafards drogués » et de
« crocodiles réclamant toujours plus de
chair ». C’est un discours de haine qui
non seulement encourage les actes
haineux commis au nom de l’occupation,
mais légitime aussi le nettoyage
ethnique. Car n’est-ce pas là le
traitement que l’on se doit de réserver
aux cafards ?
Plutôt que de
critiquer les Palestiniens pour leur
haine et d’excuser les Israéliens pour
leur peur, le plus constructif serait
d’aider Israël à distinguer la réalité
du fantasme. Cela impliquerait
d’admettre la haine et la cupidité
d’Israël, et de reconnaître que la fin
de son odieuse occupation constitue le
seul recours contre ses peurs.
Samah Jabr est
psychiatre et psychothérapeute à
Jérusalem. Elle milite pour le
bien-être de sa communauté, allant
au-delà des problèmes de santé mentale.
Elle écrit régulièrement sur la santé
mentale en Palestine occupée.
2 novembre 2017
– Transmis par l’auteure – Traduction :
Chronique de Palestine
& Judith Lefebvre
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