Interview de Salim
Lamrani
Relations bilatérales
Washington – La Havane.
"Tout est pardonné"?
Par Maxime Perrotin
© Salim Lamrani
Lundi 28 mars 2016
Sputnik:
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Maxime Perrotin
Barack Obama
ouvrait dimanche dernier un chapitre
inédit dans les relations, souvent
orageuses, entre les États-Unis et l’île
des Caraïbes, en se rendant en visite
officielle à La Havane du 20 au 22 Mars,
près de 54 ans après le début de
l’embargo américain.
Dimanche 20 mars, Air Force One
atterrissait sous une pluie battante à
l'aéroport de La Havane et Barack Obama
entamait une visite "historique" sur
cette île des Caraïbes; une île dont le
sol a été foulé pour la dernière fois
par un président américain en 1928.
C'est donc 88 ans et 14 présidents
américains plus tard que Barak Obama
entamait cette visite officielle encore
impensable il y a deux ans, le
réchauffement diplomatique entre
Washington et
La Havane n'ayant en effet débuté
qu'un 17 décembre 2014, à l'occasion
d'un discours simultané des deux
présidents depuis leurs capitales
respectives.
Un évènement
censé marquer l'avènement d'une nouvelle
ère dans les relations
américano-cubaines, une ère de
rapprochement entre les deux États
voisins qu'Obama entend rendre
"irréversible" par sa visite. Tout est
donc pardonné?
Pardonnée, la crise des missiles? Cet
épisode paroxystique de la guerre
froide, lorsqu'en octobre 1962 l'URSS
voulut répondre au déploiement de
missiles Jupiter américains en Turquie
en plaçant ses propres missiles R-12, à
Cuba à 200 kilomètres des côtes de
Floride. La découverte de l'installation
des rampes de lancement avait provoqué
le blocus maritime de l'île par la
marine américaine. Si Moscou accepta de
retirer ses installations, Washington
dut en contrepartie s'engager à ne pas
envahir Cuba et renoncer à ses missiles
installés en Turquie.
Pardonnée la réforme agraire? Une
redistribution à laquelle s'étaient
violemment opposées les compagnies
américaines et qui allait entrainer en
représailles leur nationalisation durant
l'été 1960.
Pardonnée le débarquement de la baie
des cochons? Où 1400 exilés cubains,
bien que sponsorisés et entrainés par la
CIA ne parvinrent pas à mettre en échec
le gouvernement castriste. S'il s'avère
toutefois que leur déroute aurait dû
permettre de justifier une intervention
de l'US Air-Force aux yeux de l'opinion
publique, John Kennedy ne franchit
jamais le pas.
Pardonné, Guantanamo? Cette base navale
américaine depuis laquelle les troupes
US pouvaient menacer l'île et dont
Washington s'est dispensé de régler le
loyer au trésor cubain depuis 1959 et
l'avènement de Fidel Castro.
Pardonnées,
également, les nombreuses tentatives
d'assassinats à l'encontre du leader
cubain? "quasiment toute dirigée par la
CIA", 638 tentatives pour être précis.
Ce qui a valu à Fidel Castro d'entrer en
2011 au Guinness des records comme "la
personne qu'on a le plus souvent tenté
d'assassiner".
Un nombre record de tentatives qui
témoigne de l'obsession américaine face
à cet ilot communiste. Une obnubilation
qui deviendra telle, qu'en 1962 la CIA
ira jusqu'à suggérer d'assassiner des
citoyens américains sur les plages de
Floride, ou même d'abattre un avion de
ligne dans l'espace aérien cubain, afin
de justifier aux yeux de l'opinion
publique une intervention armée sur
l'île.
Apparemment, non, tout n'est pas
pardonné. Le temps est peut-être au
"réchauffement" entre le des deux pays,
mais le différend qui oppose Cuba aux
États-Unis, vestige de la guerre froide,
n'est pas soldé. Pour preuve, le régime
de sanctions américaines à l'égard de
l'île est toujours de vigueur.
Mais selon Salim Lamrani, maître
de conférences à l'université de la
Réunion, spécialiste des relations entre
Cuba et les États-Unis, c'est avec cette
attitude des autorités américaines — qui
n'a jamais porté ses fruits — que Barack
Obama compterait prendre ses distances:
"Je crois que le
président Obama a fait un constat
extrêmement lucide: il s'est rendu
compte que la politique hostile
appliquée à Cuba depuis près d'un
demi-siècle avait échoué. Elle est
anachronique, puisqu'elle remonte à la
Guerre Froide, elle est cruelle puisque
les sanctions économiques affectent les
catégories les plus vulnérables de la
société cubaine, et elle est inefficace
parce que loin d'isoler Cuba sur la
scène internationale ce sont les
États-Unis qui se retrouvent isolés dans
leur politique vis-à-vis de Cuba."
Isolés sur la
scène internationale? Les États-Unis
l'étaient bien à l'ONU, puis que cet
embargo vieux de 54 ans y est condamné
chaque année, depuis 24 ans, en
Assemblée générale — seuls les
États-Unis et Israël continuant, jusqu'à
ce jour, à le soutenir.
Un embargo qui s'est montré peu
efficace, puisque si Fidel Castro a bien
fini par céder le pouvoir, ce fut en
2006 au profit de son frère Raoul,
auquel Barack serre aujourd'hui la main.
Le changement de "Lider Maximo" n'a en
revanche entrainé quasiment aucun
changement dans la politique intérieure
de Cuba.
Nous assistons donc à un virage à
180° de la politique étrangère
américaine, qui, s'il est bienvenu pour
la population cubaine et la communauté
internationale, peut surprendre. Quant à
notre expert, il attend plus de Barack
Obama que des discours, si peu de temps
avant la fin de son mandat.
"D'un
point de vue formel, la politique a
changé, puisque le président Obama
reconnait que les mesures agressives et
brutales imposées à Cuba depuis plus
d'un demi-siècle sont mauvaises et il
est temps qu'elles changent; il a lancé
un appel au Congrès afin de mettre un
terme aux sanctions économiques. Mais il
est vrai que, malgré les quelques
mesures qui ont été prises depuis le 17
décembre 2014, visant à alléger
certaines restrictions, il n'a, à ce
jour pas fait usage de ses prérogatives
en tant que chef de l'exécutif pour
mettre un terme aux sanctions
économiques. Il peut, en tant que
président des États-Unis, éliminer 90%
des sanctions économiques, il y a très
peu de facteurs qui dépendent de
l'accord du Congrès."
Pour Salim Lamrani, les pouvoirs
d'Obama sur la question cubaine sont
plus larges qu'ils n'y paraissent. Une
opinion qui tranche avec l'habituel
discours présentant un président
démocrate, pieds et poings liés par un
Congrès majoritairement républicain.
Notre expert prend l'exemple du
tourisme. Si le président américain ne
peut directement autoriser ses citoyens
à se rendre à Cuba comme touristes
ordinaires (alors qu'ils peuvent aller
en Corée du Nord ou en Syrie…), il
pourrait contourner le problème.
"Il est une mesure extrêmement simple
que le président pourrait prendre: il
pourrait simplement élargir la
définition du voyage culturel qui est
actuellement autorisé, il pourrait dire
demain que n'importe quel citoyen des
États-Unis, qui se rendrait à Cuba et
qui s'engagerait au moins à visiter un
musée, pourrait intégrer la catégorie du
voyage culturel, et il mettrait donc le
Congrès devant le fait accompli, parce
qu'en élargissant cette définition il
autorisait
de facto
le tourisme ordinaire à Cuba."
Salim Lamrani enfonce le clou avec
un autre exemple, sur le plan économique
cette fois:
"Obama ne peut pas — selon la
législation — permettre aux filiales des
entreprises américaines installées à
l'étranger d'avoir des relations
commerciales avec Cuba, mais il peut
permettre aux entreprises-mères
installées aux États-Unis d'avoir des
relations commerciales avec Cuba: donc
vous imaginez bien que si Cuba peut
entretenir des relations avec Ford aux
États-Unis, elle n'a pas besoin de
solliciter la filiale de Ford au Panama
pour importer des voitures."
Pour notre
expert, rien ne s'oppose donc à la levée
de ces sanctions, qu'il juge
incompréhensibles et qui opposent deux
peuples proches aussi bien
géographiquement qu'historiquement. Pour
Salim Lamrani, rien — si ce n'est un
minimum de courage politique et de bonne
volonté — n'empêche le président
américain de passer le pas de la levée
des sanctions.
"Tout est une question de
volonté politique, alors est-ce qu'il
attend les derniers jours de son mandat
pour prendre ses dispositions? Mais d'un
point de vue légal, absolument rien
n'empêche le président Obama de prendre
ces mesures. D'un point de vue politique
non plus, puisqu'il faut savoir qu'une
immense majorité de la communauté
internationale exige depuis près de 25
ans la levée des sanctions économiques,
il faut également savoir que 75% de
l'opinion publique aux États-Unis
souhaite une normalisation des relations
avec Cuba."
En juillet
2014, soit 5 mois avant l'annonce de
l'intention américaine de se rapprocher
de Cuba, Vladimir Poutine, en
déplacement à Cuba, avait décidé
d'effacer 90% des créances de l'île,
alors estimées à près de 35 milliards de
dollars. Une somme dont 10% devant être
alloué au financement de projets communs
entre les deux pays.
De son côté, la France s'affirme
"résolument aux côtés de Cuba dans la
levée de l'embargo", et met en avant ses
bonnes relations avec La Havane. Le 11
mai 2015, François Hollande devenait le
premier chef d'État français à se rendre
à Cuba… une visite qui avait été
prudemment annoncée deux jours après
l'annonce de la normalisation des
relations entre Washington et La Havane.
Docteur ès
Etudes Ibériques et Latino-américaines
de l’Université Paris IV-Sorbonne, Salim
Lamrani est Maître de conférences à
l’Université de La Réunion, et
journaliste, spécialiste des relations
entre Cuba et les Etats-Unis.
Son nouvel ouvrage s’intitule Cuba,
parole à la défense !, Paris,
Editions Estrella, 2015 (Préface d’André
Chassaigne).
Contact :
lamranisalim@yahoo.fr ;
Salim.Lamrani@univ-reunion.fr
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