Actualité
Rony Brauman : les déclarations
d’Emmanuel Macron « nourrissent et
amplifient l’antisémitisme »
Le président
français lors du dîner du Conseil
représentatif des institutions juives de
France,
le 20 février à Paris (Reuters)
Lundi 25 février 2019
Par Hassina Mechai
« En tant que juif et citoyen français,
je suis extrêmement choqué ». L’ancien
président de MSF explique l’extrême
dangerosité de l’assimilation de
l’antisionisme à l’antisémitisme
annoncée par le président français.
« L’antisionisme
est l’une des formes modernes de
l’antisémitisme. Derrière la négation de
l’existence d’Israël, se cache la haine
des juifs ». C’est
ainsi que le président français a
commenté, lors dîner du CRIF (Conseil
représentatif des institutions juives de
France), la récente hausse d’actes
antisémites en France.
Lors de ce
discours, Emmanuel Macron a annoncé que
la France suivrait désormais la dite «
définition de l’antisémitisme de l’IHRA
[International Holocaust Remembrance
Alliance] ».
Il a également
précisé qu’une loi serait proposée pour
réduire la diffusion en ligne de
discours de haine.
Selon la presse
israélienne, le Premier ministre
Benyamin Netanyahou a exprimé, lors d’un
appel téléphonique avec le dirigeant
français précédent le discours, sa
satisfaction devant l’adoption par la
France d’une définition de
l’antisémitisme incluant désormais
l’antisionisme.
Selon cette
définition de travail de
l’antisémitisme, « non contraignante »,
de l’IHRA, « l’antisémitisme est une
certaine perception des juifs qui
pourrait s’exprimer à travers la haine
envers les juifs. Les manifestations
verbales et physiques d’antisémitisme
peuvent être dirigées à l’encontre de
juifs ou de non-juifs ainsi qu’envers
leurs biens, envers des institutions de
la communauté juive ou des bâtiments
religieux ».
Si ce document de
travail indique des exemples clairs
d’antisémitisme – négation du génocide
juif, complotisme à tout crin, exclusion
des individus au nom de leur judaïsme –,
deux points soulèvent des
interrogations. Le document précise que
« les manifestations [d’antisémitisme]
pourraient inclure le ciblage de l’État
d’Israël, conçu comme une collectivité
juive. Cependant, des critiques d’Israël
similaires à celles formulées à
l’encontre de tout autre pays ne
sauraient être considérées comme
antisémites ».
Toutefois, dans les
onze exemples d’antisémitisme que
déploie le document, le point 6 pose
qu’est considéré comme antisémite le
fait de « refuser au peuple juif son
droit à l’autodétermination », ajoutant
« par exemple, en affirmant que
l’existence d’un État d’Israël est un
projet raciste ».
Toute la question
repose sur ce « droit à
l’autodétermination ». Est-il clos
depuis la création d’Israël en 1948 ou
s’accomplit-il à travers la colonisation
continue des territoires palestiniens
pratiquée depuis par l’État d’Israël ?
Autrement dit, ce « refus » portera-t-il
sur l’existence effective de l’État
d’Israël ou sur cette politique
d’expansion entendue comme un « droit à
l’autodétermination » non encore
abouti ?
Dans ce dernier
cas, c’est alors le propre droit à
l’autodétermination du peuple
palestinien, tout autant reconnu par la
résolution 181 de l’ONU du 21
novembre 1947, qui serait nié.
Toute critique de
la politique coloniale israélienne, et
de ses corollaires violents,
sera-t-elle ramenée à « refuser au
peuple juif son droit à
l’autodétermination », donc à de
l’antisémitisme ?
Un Palestinien
marche à proximité d'une colonie
israélienne (AFP)
De glissement en
glissement, la définition de l’IHRA
pourrait aboutir à la délégitimation
puis la pénalisation de toute critique
de la politique israélienne envers les
Palestiniens. Politique pourtant
contraire au droit international.
Le discours
d’Emmanuel Macron intervient dans un
contexte français très particulier,
entre tensions sociales sur fond de
manifestations des
Gilets jaunes et d’actes
antisémites.
Rony Brauman,
médecin, président de Médecins sans
frontières (MSF) de 1982 à 1994,
aujourd’hui directeur de recherche à la
Fondation MSF et professeur à
l’Université de Manchester (HCRI),
alerte sur l’extrême dangerosité de la
décision du président français.
Middle East
Eye : Emmanuel Macron a déclaré au
dîner du CRIF : « L’antisionisme est une
des formes modernes de l’antisémitisme »
et annoncé que la France le reconnaîtra
comme tel ». Mais deux jours avant, il
disait : « Je ne pense pas que
pénaliser l’antisionisme soit une bonne
solution ». Quelle est la portée
politique de ces hésitations et pourquoi
cette décision ?
Rony Brauman :
Je constate mais ne peux expliquer les
volte-face et hésitations successives
d’Emmanuel Macron sur cette question de
l’antisionisme désormais assimilé à
l’antisémitisme. C’est là un sujet
délicat qui se frotte à plusieurs
possibilités. Ce sont probablement les
hésitations du pouvoir qui se retrouvent
dans ces atermoiements.
Il s’agit de
criminaliser des positions critiques
sans toutefois faire de l’antisionisme
un délit d’opinion de façon claire. Mais
in fine, cela reviendra au même,
car ce délit d’opinion sera de toute
façon mis en place de façon détournée
Emmanuel Macron n’a
pas annoncé vouloir introduire
l’antisionisme dans le code pénal. Mais
sa décision de lier antisémitisme et
antisionisme va fournir, de façon
détournée, un cadre d’interprétation
juridique et judiciaire applicable
contre la campagne BDS [Boycott,
Désinvestissement, Sanctions]. Cela
pourrait servir aussi contre des gens
qui soutiennent ce boycott, qui
pourraient être alors inquiétés.
Par ce biais, il
s’agit de criminaliser des positions
critiques sans toutefois faire de
l’antisionisme un délit d’opinion de
façon claire. Mais in fine, cela
reviendra au même, car ce délit
d’opinion sera de toute façon mis en
place de façon détournée, et il ne vaut
que pour certains propos, ceux qui
concernent les juifs. Ce faisant, on
jette de l’huile sur le feu qu’on
prétendait éteindre.
Car comment mieux
suggérer implicitement que les juifs
doivent bénéficier d’un statut
particulier, que les sionistes seraient
mis par le pouvoir à l’abri de la
critique et qu’Israël serait ainsi
sanctuarisé contre les critiques
sévères ? Comment mieux nourrir les
théories complotistes qu’en se livrant à
ce genre de manœuvres ? Il y a là un
cheminement intellectuel qui m’échappe.
C’est désastreux.
MEE :
Existe-t-il un seul antisionisme ? Le
Bund polonais, certains juifs
orthodoxes, certains mouvements du
judaïsme libéral américain ont pu se
qualifier ou se qualifient comme
antisionistes par exemple…
RB : Il y a
effectivement plusieurs formes
d’antisionisme. À l’origine,
l’antisionisme était l’opposition,
d’ailleurs majoritairement juive, au
mouvement national juif. Ce dernier
était très minoritaire parmi les juifs
européens. Ceux qui se vivaient comme
assimilés y voyaient le risque d’être
soupçonnés de double allégeance ; quant
aux orthodoxes, ils y voyaient un
détournement impie de la Bible, seul le
messie étant habilité selon eux à
rassembler le peuple d’Israël.
Rappelons-nous au passage que les juifs
établis depuis toujours en Palestine,
eux, n’étaient pas en faveur d’un État
juif.
Après la création
d’Israël, l’antisionisme a pu être
compris de deux façons. D’abord, comme
la continuation d’un refus de
l’existence même de l’État d’Israël en
tant qu’État juif. Mais c’est là une
opinion abstraite car après tout, cet
État existe et se déclarer contre cet
État n’a qu’une portée symbolique mais
aucune portée pratique.
En France, l’Union
juive française pour la paix
fait
entendre une autre parole juive
Lire
Cette opinion peut
cependant exister et les gens qui
étaient antisionistes jusqu’en 1948, de
même que leurs héritiers intellectuels,
ont le droit de persister dans cette
conviction sans être taxés
d’antisémites.
La seconde
acception de cette notion d’antisionisme
relève de l’opposition à la colonisation
de la Cisjordanie, au blocus de Gaza, à
la politique de l’État israélien, sans
pour cela contester la réalité et
l’existence de l’État d’Israël.
C’est ce que
montrent des enquêtes, où l’on constate
fréquemment que des gens se disent
antisionistes tout en étant, ou plutôt,
parce qu’ils sont en faveur de la
solution à deux Etats : une partie de la
Palestine mandataire revenant aux
Palestiniens et l’autre, au demeurant la
plus importante, aux Israéliens.
Antisioniste veut alors dire favorable à
l’évacuation des territoires occupés.
J’observe un
mélange, voire une confusion de ces deux
acceptions. À titre personnel, je ne me
définis pas comme antisioniste mais
comme post-sioniste, a-sioniste ou
non-sioniste. Je veux dire par là que
c’est dans une construction politique
post-nationaliste que se trouve à mon
sens la solution du conflit.
Les deux
populations vivent de facto dans un seul
État, sous une même autorité, mais l’une
a tous les droits, l’autre n’en a aucun.
Je pense que c’est le démantèlement de
ce système d’apartheid qui est à l’ordre
du jour.
MEE :
Emmanuel Macron s’est référé à la
définition de l’IHRA. C’est cette même
définition en onze exemples qu’a fini
par
adopter le parti travailliste
britannique en septembre dernier.
Qu’est-ce que cet organisme ?
RB : À
l’origine, l’International Holocaust
Remembrance Alliance n’avait aucun
rapport avec Israël. Son but était,
notamment en Europe, d’entretenir la
mémoire du génocide juif.
À l’instar d’autres
ONG pro-israéliennes, l’IHRA a entrepris
aussi de lutter contre l’antisémitisme.
Cette lutte, dont je ne discute
évidemment pas le bien-fondé, ne se fait
cependant pas du point de vue de la
négation du génocide juif mais du point
de vue de la critique d’Israël.
Comment mieux
nourrir les théories complotistes
qu’en
se livrant à ce genre de manœuvres ?
C’est désastreux
Ce glissement et
cette façon de faire, voulus par le
lobby israélien en Europe, sont
extrêmement pervers et cela ne peut que
nourrir le complotisme et nuire à toute
forme de critique politique d’Israël.
L’État d’Israël est
cité à neuf reprises dans les exemples
qui accompagnent la définition afin
d’illustrer sa mise en application.
C’est dans cet esprit qu’à l’occasion de
la tenue à Paris, en 2017, d’une
conférence sur l’étiquetage des produits
en provenance des territoires occupés,
que le CRIF a déclaré que cette réunion
internationale était « pire que
l’affaire Dreyfus ». Netanyahou, de son
côté, l’a qualifiée d’antisémite !
MEE :
Dans le contexte social français actuel,
cette décision prise par Emmanuel Macron
de lier sionisme et antisémitisme
n’est-elle pas dangereuse d’abord pour
les Français de confession juive ?
RB : Il y a
là une instrumentalisation perverse de
l’antisémitisme qui sert en l’occurrence
à disqualifier un mouvement social,
celui des Gilets jaunes. Cette
instrumentalisation a pour effet pervers
de placer les juifs dans le cercle
fantasmé des puissants, des dominants,
de ceux qui maîtrisent les discours et
les médias. Ils seraient ceux qui
imposent leur vérité et leur description
des situations au détriment de tout le
reste. C’est là un jeu extrêmement
dangereux.
À titre personnel,
en tant que juif comme en tant que
citoyen français, je suis extrêmement
choqué par les déclarations d’Emmanuel
Macron.
MEE : En
Israël, les élections d’avril se
préparent à coup d’alliances entre,
par exemple, Benjamin Netanyahou et
le mouvement raciste kahaniste. Une
autre alliance, contre lui cette
fois, s’est faite entre ses principaux
rivaux, dont Benny Gantz et Yaïr Lapid.
Selon la presse israélienne, Emmanuel
Macron a confirmé personnellement à
Benyamin Netanyahou sa décision de lier
antisémitisme et antisionisme, juste
avant de faire son discours devant le
CRIF. Est-ce là une ingérence dans la
politique israélienne, et vice versa ?
RB : Ces
circonstances aggravent encore plus
l’indécence de cette situation. Benyamin
Netanyahou avait déjà été invité à la
commémoration de la rafle du Vel d’Hiv
l’an passé. Il l’avait auparavant été
par Manuel Valls alors Premier ministre.
Il y a là une
instrumentalisation perverse de
l’antisémitisme qui sert en l’occurrence
à disqualifier un mouvement social,
celui des Gilets jaunes
Or, il n’y avait
pourtant aucune raison à cette
invitation. Sinon à créer un amalgame
dangereux entre juif, sioniste et
politique israélienne. C’est là une
confusion qui ne peut être que renforcée
par ce genre de pratiques et de
déclarations.
J’y vois même une
sorte de
« double blind » ou
d’injonctions contradictoires constantes
: il ne faut pas confondre les juifs et
Israël, donc ne pas utiliser la
politique israélienne contre les juifs.
Mais d’un autre côté, les juifs et
Israël sont constamment confondus
puisque quand sont commémorées des
atrocités commises contre les juifs, on
le fait aux côtés du Premier ministre
israélien.
MEE :
Plutôt qu’antisionisme = antisémitisme,
n’observe-t-on pas une autre équation
qui poserait que désormais, de nombreux
partis politiques ou dirigeants
d’extrême droite ouvertement sionistes
le sont sur la base d’une vision
antisémite des juifs ?
RB :
Benjamin Netanyahou s’est effectivement
acoquiné avec la pire racaille d’extrême
droite, du Brésilien Jair Bolsonaro à
l’Autrichien Heinz-Christian Strache, du
président philippin à d’autres
dirigeants ouvertement racistes. Quand
on observe les alliances internes que le
Premier ministre noue avec des
mouvements explicitement racistes et
violents, cela ajoute à ce sentiment de
dépit et d’outrage qu’on ne peut que
ressentir après la déclaration
d’Emmanuel Macron.
L’antisémitisme n’a
attendu ni le sionisme ni la création
d’Israël pour s’alimenter. Mais on ne
peut que constater que de tels
comportements et déclarations le
nourrissent, l’amplifient, en
élargissent la portée. Tout cela est
très dangereux.
® Middle
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