MADANIYA
Le califat dans les imaginaires de
l’Islam sunnite 1/2
Roger Naba'a
Vendredi 1er décembre 2017
En 30 ans, deux califes assassinés,
quatre guerres civiles scellent
l’éclatement de l’Islam en trois islams
: Sunnite, Chiite, Kharijite.
Note de la rédaction www.madaniya.info
Le
califat est une notion exclusivement
sunnite. Contrairement aux analyses des
islamologues et autres islamophilistes,
le califat universel n’existe pas. Le
califat n’est pas universel, mais une
notion exclusivement sunnite, et l’on ne
comprendra rien au califat si on le
décontextualise, c’est-à-dire si on en
dé-sunnise l’histoire.
Retour
sur cette séquence historique, sanglante
que constitue le califat, «la plus
grande source de discorde au sein de la
Umma», selon l’expression du théologien
Al Ashari.
Trois
ans (2014-2017 : Telle aura été la durée
du magistère du Calife Ibrahim, alias
Abou Bakr Al Baghdadi, le plus court
dans l’histoire du califat islamique.
Salué
par la foultitude des djihadologues en
herbe comme l’aube d’une nouvelle
renaissance pan islamique, entraînant
rupture du partage du Moyen orient selon
le schéma Sykes Picot, le 5e califat de
l’histoire musulmane est apparu au vu de
sa pratique et de ses résultats comme
l’expression d’une pathologie passéiste,
d’une nostalgie de grandeur révolue.
Un délai
ultra court au regard de l’histoire,
mais qui aura opéré un bouleversement
majeur des données de la guerre de Syrie
et d’Irak. Parallèlement au travail de
sape de la coalition occidentale en
appui aux opérations au sol de ses
supplétifs kurdes, la reconquête de
l’Irak sur injonction de l’Ayatollah Ali
Hussayni Al Sistani a mis en relief la
contribution majeure des milices chiites
irakiennes «Al Hached Al Chaabi» (La
mobilisation Populaire) et des ses
parrains iraniens dans la défaite de
l’hydre djihadiste sunnite. A tout le
moins en Irak.
Pour aller plus loin sur le thème
Fin de la note de la rédaction
1 – Le
califat, la plus grande source de
discorde
Beyrouth, mars-juillet 2017. La
chute de Mossoul, capitale de L’État
Islamique, en juin 2017, trois ans après
la proclamation du califat, remet en
mémoire la problématique du califat en
terre d’Islam. À se référer à son
histoire (1), le califat est, ainsi que
l’a soutenu al-Ach’arī (2) en son temps,
« a plus grande source de discorde au
sein de la umma (…) Jamais principe
religieux n’a fait couler tant de sang
en islam».
Une
histoire effectivement sanglante. En
l’espace d’une trentaine d’années, entre
632, date de la mort du Prophète, et 661
l’assassinat de ‘Ali, sous ce califat
dit Bien Guidé (al-kulafā’ ar-rāchidun),
la umma islāmiyya fut ravagée par une
suite de fitan (plur. de fitna(3)) –
dont la plus traumatisante prit le nom
de «al-fitna al-kubra»(4) – toutes
ordonnées par la succession du Prophète.
Le
Prophète mort, le choix d’Abu Bakr (r.
632-634) pour lui succéder ne se fit pas
sans que sa nomination à la tête de la
umma ne soulevât des tempêtes en son
sein.
Il dut
même affronter une sédition (632-633)
qui, se généralisant rapidement
(Bahreïn, Nadjd, Yamāma, Yémen,
Hadramawt, ‘Umān), embrasa une grande
partie des tribus arabes du monde
islamique de l’époque et risqua de
mettre la umma en pièces.
2- Les
guerres d’apostasie : Hurub Ar-Ridda
Tout en
proclamant haut et fort qu’elles ne
reniaient pas l’islam et qu’elles
continueraient à le pratiquer, les
tribus arabes qui avaient été du vivant
du Prophète sous domination médinoise,
entrèrent en rébellion à sa mort,
dénièrent reconnaître les représentants
du «pouvoir central» de Médine -alors la
capitale de ce qui n’était pas encore un
empire-, refusèrent de continuer à payer
l’impôt et, plus grave, maint de leur
dirigeants s’érigèrent en successeur, en
khalīfa, voire certains en prophète.
Baptisée
du nom de hurub ar-ridda, cette première
fitna remettant en question le Pouvoir
central, ie le califat de Abu Bakr, fut
à l’évidence de nature politique plutôt
que religieuse comme on a voulu le faire
croire en les dénommant hurub
«ar-ridda», qui veut dire guerres
«d’apostasie».
Si, les
guerres de ridda matées, le califat de
‘Umar (r. 634-644) se passa sans fitna
qui remît en question l’unité et
l’unicité de la umma(5), la catastrophe
survint vingt-cinq ans après la mort du
Prophète, sous le califat de ‘Uthman (r.
644-656), pour se reconduire,
s’amplifiant, tout au long du califat de
‘Ali (r. 656-661)… et même au-delà.
Après
une période de fortes tensions induites
par le gouvernement de ‘Uthmān jugé
inique et parentiste, il fut assassiné
chez lui, à Médine, en 656. Comme le
diront les chroniqueurs, le meurtre de
‘Uthman aura été «al-bāb al-maftūh
lil-fitna» [La porte ouverte à la
«discorde et la guerre civile»]. Et
effectivement, de cet assassinat, en soi
déjà une crise, se foisonna une suite
dérèglée de fitan plus graves les unes
que les autres et toujours ordonnée à la
succession du Prophète.
À la
mort de ‘Uthman, les Médinois choisirent
de prêter allégeance (bay’a) à ‘Ali dans
l’urgence, traduisant leur désarroi
quant à la possible décomposition de la
umma. Mais cette élection ne satisfit
pas tout le monde : notamment ‘Aycha,
veuve du Prophète, et deux de ses
Compagnons, az-Zubayr et Tālha qui
avait, lui, des prétentions au califat ;
notamment aussi Mu’āwiya, alors
gouverneur de Damas et proche cousin de
‘Uthman, qui refusa la bay’a tant que
‘Ali, accusé d’être leur complice,
n’aura pas vengé ‘Uthman en arrêtant ses
assassins; notamment enfin des
khārijites ou khawārij, qui, eux, se
révoltèrent mais en un sens totalement
différent. On y reviendra.
3- La
bataille du Chameau (656) et la bataille
de çiffin (657), dont l’enjeu est la
succession du prophète
Cette
suite réglée de crises devait
s’engendrer en une suite réglée de trois
batailles sanglantes et d’un assassinat
dont l’enjeu était encore et toujours
commandé par la succession du Prophète.
La
première d’entre elles, fut la Bataille
du Chameau (656) qui mit aux prises ‘Ali
contre ‘Aycha et ses alliés, les deux
Compagnons du Prophète.
Après
Hurub ar-ridda, la Bataille du Chameau
fut la seconde des grandes batailles qui
opposa les armes à la main, les premiers
musulmans entre eux.
Certes,
‘Ali en sortit vainqueur, mais la
contestation de son califat ne prit pas
fin pour autant, car dans la même
foulée, se coulant l’une dans l’autre,
l’année suivante s’accomplit en Syrie la
troisième grande bataille des musulmans
entre eux, celle de Çiffīn (657) qui
opposa ‘Ali à Mu’āwiya.
4- La
sortie des Kharijites et la bataille de
Nahrawān (658-659)
Enfin,
dans la coulée de cette bataille, une
autre fitna, encore plus grave quoique
d’un autre genre, opposa ‘Ali à certains
de ses partisans. En effet, face au
risque de perdre la bataille de Çiffīn,
dont son armée était en passe d’être
défaite, Mu’āwiya ordonna à ses hommes
de brandir des Corans au bout de leur
lance afin de réclamer un arbitrage
humain. Après hésitation, ‘Ali finit par
accepter l’arbitrage humain. Son
acceptation eut deux suites majeures.
Par rapport à son ennemi, l’arbitrage
lui ayant été favorable, Mu’āwiya
légitima sa désobéissance à ‘Ali et se
fit proclamer calife en 660, avec pour
capitale Damas. Deux califes désormais,
régnaient sur la umma, Mu’āwiya à Damas
en Syrie, ‘Ali à Kūfa en Iraq où il
s’était replié avec ses partisans.
Seconde
suite majeure. Qu ‘Ali eût accepté
l’arbitrage humain est précisément ce
que refusèrent certains de ses partisans
qui se révoltèrent contre lui, car, pour
eux, il est impossible de sceller le
sort d’une bataille par l’arbitrage
humain, puisque «Lā hukma illā
li-Allāh»/«Lā hukma illā-lillāh» [Il n’y
a d’arbitrage/de jugement que de celui
de Dieu].
Ils
décidèrent donc de «sortir» -(kharaja
d’où leur nom : khārijites/khawārij, les
«sortants»)(6)- des rangs de ‘Ali. Les
considérant comme «sortis» de la umma,
‘Ali déclencha la quatrième des grandes
batailles de ce califat «Bien Guidé», la
terrible Bataille de Nahrawān (658-659)
qui se conclut au profit de ‘Ali par une
non moins terrible répression contre les
khārijites, on a parlé de massacre. Et
ce fut un khārijite qui lui asséna, en
661, le coup de poignard qui lui sera
fatal.
Avec
l’assassinat d‘Ali prit fin le mal nommé
califat Bien Guidé qui fut à l’évidence
des faits un «califat fitnique».
5- En
30 ans, deux califes assassinés, quatre
guerres civiles scellent l’éclatement de
l’Islam en trois islams : Sunnite,
Chiite, Kharijite
En
l’espace de seulement trente ans, pour
raison de succession, deux califes
auront été assassinés, quatre guerres
civiles auront ensanglanté la umma, deux
califes en guerre auront régné ensemble,
et enfin mais surtout, le terme de ce
califat aura définitivement scellé
l’éclatement de l’Islam en trois islams
:
l’islam
sunnite, l’islam chiite et l’islam
khārijite.
En
l’espace de trente ans, ce califat des
Premiers temps aura été vécu en
contradiction frontale avec tout ce que
les musulmans en attendaient ; de son
fait les musulmans – qui ne
s’attendaient pas que l’horizon
islamique fût inaccessible, que les
temps post prophétiques fussent si
conflictuels, si profondément traversés
par la fitna, ni si en contradiction
avec les idéaux de l’islam ; les
musulmans donc firent l’expérience de
l’impossible unité de la umma.
Et
pourtant !
6 -Le
hiatus entre une réalité sanglante et la
représentation mythifiée du Califat
Deux
siècles après ces tragiques événements,
à partir du VIIIe siècle bien que le
fond de l’air en eût été plein depuis
les grondements de la fitna, la fiction
des Khulafā’ Rāshidūn -comme un
pressentiment vers la fin du califat dit
Bien Guidé, comme une présomption sous
les Omeyyades et enfin comme une
conviction partagée par la «umma
sunnite» avec et depuis les Abbassides-
s’imposa à tous, si ce n’est comme un
«fait» en tout cas comme une «vérité»;
et pour près de douze siècles, du VIIIe
à nos jours, le califat dit Bien Guidé a
représenté – et représenterait toujours
(?) – pour la majorité des peuples
musulmans sunnites, la vérité par
excellence de l’«État islamique».
Comment
expliquer ce(t) hiatus entre une réalité
sanglante sans cesse avérée et sa
représentation mythifiée ?
Comment
expliquer que le Califat de paix et
d’unité fantasmé en âge d’or, ait pu
naitre d’une période califale (7) faite
de discordes, de troubles,
d’assassinats, de massacres et de
guerres civiles, à répétition ?
Comment
ce qui a existé, un califat fitnique,
«malheureux (8)», a-t-il donné naissance
à ce qui n’exista jamais et dont les
musulmans n’avaient nulle expérience, le
«califat « Heureux »(9)» dit des Bien
Guidés ?
Le
paradoxe intrigue ! Quand bien même l’on
serait réduit à des explications
conjecturales, tentons quand même
l’aventure de nous l’expliquer !
Aventure que bien d’autres avant ont
tentée.
Mais il
me semble qu’au regard de ce que j’ai lu
sur cette question – et Dieu sait la
masse de ce que je n’ai pas lu -, il me
semble que l’hypothèse retenue
régulièrement repose, explicitement ou
implicitement, sur l’opposition «réalité
vs imaginaire/irréalité», en
l’occurrence, la «réalité» fitnique du
califat vs la «vérité imaginaire» d’un
Califat Bien Guidé perçu comme promesse,
celui-ci ne venant pas prendre la place
de celui-là, s’y substituer pour
l’effacer de la «mémoire de ces lieux»,
mais pour le chevaucher actant ainsi une
bien étrange valse entre le «fait» de
l’histoire et la «vérité» de la
promesse. Mais une promesse ne peut se
comprendre si l’on omet de prendre en
compte celui qui fait confiance à la
parole donnée, car quel sens aurait une
promesse si elle n’avait pas un
bénéficiaire qui croit à sa possible
réalisation ?
À
l’opposition radicale retenue par cette
lecture «réaliste», le libre jeu de
l’imaginaire en cette circonstance me
semble avoir été beaucoup plus subtil et
plus complexe dès lors que cette
opposition vue autrement ou sous un
autre angle, pourrait n’être que la
forme sensible d’autres oppositions qui
en constitueraient comme son imaginaire
premier ?
«C’est
précisément l’avantage d’une action
symbolique que, agissant par elle-même,
elle peut recevoir de multiples
interprétations et dire à chacun, selon
son point de vue, une chose nouvelle.»
Johann Gottfried Herder, Sämtliche Werke,
vol. 20, cité par Barbara Stollberg-Rilinger,
«La communication symbolique à l’époque
pré-moderne. Concepts, thèses,
perspectives de recherche», Trivium [En
ligne], 2 | 2008, mis en ligne le 24
octobre 2008,
http://trivium.revues.org/1152 «Le
symbole exprime ce qui ne peut être dit
que par lui.» André Malraux.
Pour
essayer de cerner l’imaginaire dont il
est question, le mieux serait de revenir
à l’horizon d’attente des musulmans de
ce temps-là tel qu’il transparait dans
la nostalgie du temps prophétique où
elle s’origine.
Et
effectivement, il me semble, que c’est
que de là, du moment de son irruption et
non d’elle-même que la fiction du
Califat Bien Guidé tire son sens et sa
force : de son inscription dans le
contexte fitnique d’alors. C’est bien
pour cela, je crois, qu’elle ne s’est
pas construite pour «produire» une
«autre réalité», une sorte de
«contre-réalité» qui aurait falsifié les
faits passés ; mais par le détour du
contrepoint, il s’agissait de
s’«inventer» une «vérité» autre que
celle charriée par la «réalité fitnique».
7 – On
ne succède pas au prophète
Or donc
la fitna s’étant confondue dans
l’imagerie musulmane à un effondrement,
elle s’est engendrée en une crise «des
signes». Bien qu’éprouvée et reconnue au
plan des faits et de l’histoire, cette
crise des signes est demeurée néanmoins
«invisible» sur un autre plan, car la
reconnaître menaçait et menace toujours
d’ébranler les fondations d’une Loi
fondamentale vécue comme sacrée : ce qui
est reconnu c’est la crise de la
succession califale qui donna lieu au
califat fitnique ; mais ce qui est
méconnu c’est l’impossibilité (de
fait/de droit ?) d’une telle succession
: on ne succède pas au Prophète.
Qu’elle
soit méconnue, signifie que cette crise
relève de l’indicible, de
l’irreprésentable et dès lors du
méconnaissable.
Non
reconnue, elle demeure suspendue, sans
lieu propre dans la compréhension de la
totalité de ce qui se passe : on ne
tient pas compte de ce qui s’est passé
et on continue de fonctionner comme la
succession prophétique était possible ;
on continue d’agir et de penser comme si
le ciel, le soleil, les éléments et les
hommes n’avaient pas changé d’ordre, de
mouvement et de puissance et ne sont pas
différents de ce qu’ils étaient
autrefois.
Notes
1- Tous les
éléments qui suivent ont fait l’objet
d’une narration historique issue de la
tradition sunnite de l’époque ‘abbasside
et transmise par les chroniqueurs des
VIIIe-IXe siècles – soit
quelque deux siècles après l’avènement
des faits. Cette narration
chrono-graphique constitue le canon
historique chez les sunnites. Quand bien
même les faits ne pourraient être avérés
«scientifiquement», il reste que c’est
cette narration, autant dans sa forme
que dans son contenu, qui a marqué et
marque toujours les esprits et c’est en
elle que se fournit le matériel de
l’imaginaire des Musulmans sunnites.
Les chiites, par
contre, attachés au principe
«généalogique» de transmission du
pouvoir: ‘Ali, cousin et gendre du
Prophète, époux de sa fille Fātima et
père de ses deux petits-fils, Hasan et
Husayn, et donc «le plus « proche »
de ses Compagnons», aurait dû en
toute légitimité «généalogique» lui
succéder comme premier calife de
l’islam; ce qui ne fut pas le cas. Aussi
dénieront-ils toute légitimité aux
califes, bien guidés ou pas, qui se
succéderont. Rompant d’ailleurs
radicalement avec le sunnisme, ils ont
substitué l’Imamat au Califat.
Quant aux
kharijites, eux, ils refusent le
principe que le calife soit désigné
parmi les membres de la famille du
prophète ou parmi les Arabes appartenant
à la tribu qurayshite.
Aussi tout mon
propos sera-t-il consacré à la fiction
sunnite des Califes Bien Guidés.
2- (874-936).
Éminent théologien du IIIe/H-IXe).
3- Passons sur ses
origines qui ne servent pas ici. Le mot
de fitna désigne, historiquement,
la sécession qui se manifesta au sein de
la umma sous les califats de ‘Uthmān/‘Ali
et donna lieu à une suite de guerres
civiles et de batailles rangées. Cf.
Supra. Relevant de la mémoire
collective, douloureusement vécue dans
le silence, nulle commémoration ne vient
la rappeler au souvenir des siens,
fitna désigne depuis ces événements
délétères, désaccords, discordes ou
divisions au sein de la umma porteurs de
guerre civile.
4- «La Grande
Épreuve» ou «La Grande Discorde». Elle
prend fin cinq ans plus tard, en 661
avec l’assassinat de ‘Ali et le califat
de Mu’āwiya, mais qui dut affronter une
agitation chiite, des émeutes kharijites
et une opposition doctrinale sunnite. Si
stricto sensu, la Grande discorde prit
fin en 661, elle ne prit fin
«officiellement» que pour se reconduire
intensément sur une période assez longue
qui s’est étalée sur quelque soixante
ans, puis pour labourer toute l’histoire
du califat islamique. Dénommée «al-Kubra»
(La Grande), parce qu’il y en a eu
beaucoup, beaucoup d’autres mais de
moindre ampleur en tout cas dans
l’imaginaire des musulmans. Prenant donc
fin sans réussir à s’évacuer de
l’histoire, la fitna serait
consubstantielle à l’histoire de l’islam
post prophétique ; et parmi ces fitan/s
qui ont reconduit la «Kubra», deux, en
raison des conséquences qu’elles ont eu
sur le cours des évènements,
mériteraient qu’on s’y intéresse : 1)
le «martyr» de Husayn, fils de ‘Ali,
lors de la Bataille de Karbala (680),
qui donnera naissance au chiisme ; 2)
la fitna de ‘Abdallah b. az-Zubayr
(681-693) qui, refusant la bay’a au
calife Yazid Ier, intronisé par Mu’āwiya
son père, s’autoproclama Calife (681)
fort de sa légitimité parentale avec Abu
Bakr dont il est le petit-fils.
L’instabilité du califat omeyyade à ses
débuts aidant, b. az-Zubayr réussit à
gouverner le Hijāz dix ans durant, de
683 à 693. Recevant de nombreuses
allégeances, il étendit son califat
jusqu’à Basra en Iraq. Ce n’est qu’en
693, que le Calife de ‘Abdel Malik put
redresser la situation, son armée
s’empara de La Mecque où ‘Abdallâh fut
tué. Suite grave, certes! Ça semble
devenir la règle puisque, pour la
seconde fois de sa courte carrière, une
soixantaine d’années, la umma
impuissante assistait à l’existence de
deux califats : 1) Mu’āwiya /
‘Ali ; 2) Yazid Ier & ‘Abdel
Malik / ‘Abdallah b. az-Zubayr.
Décidément cette séquence
postprophétique fut bien «malheureuse»/Cf.
Note 7.
Ceci étant, la
demeure de l’islam connut, entre 656 et
813, une autre séquence fitnique: pas
moins de quatre guerres civiles, des
dizaines de révoltes, des assassinats de
succession califale comme, entre autres
exemples, celui d’al-Amīn (fils de Hārūn
ar-Rachīd) tué durant sa tentative de
fuite de Bagdad, sa capitale assiégée
par son frère al-Ma’mūn, établi calife
en 833.
5- Certes, le
calife ‘Umar fut assassiné, mais son
meurtre ne relève pas de la politique et
encore moins de la succession du
Prophète ; aussi cet assassinat ne
concerne-t-il pas mon propos.
6- Les Khawārij («
les sortants ») doivent leur nom bien
mieux qu’à une épithète générique
exprimant l’idée qu’ils étaient « sortis
» de la communauté des Croyants (la umma),
ainsi qu’on l’a interprété plus tard, à
une époque assez reculée, au fait qu’un
grand nombre de partisans de ‘Ali,
sortirent (kharaja) en cachette de Kūfa
où ‘Ali et ses partisans s’étaient
retirés, pour rejoindre le camp d’Ibn
Wahb (le chef des khawārij). Mais la
légende a des droits sur les faits que
l’histoire n’a pas toujours. Cf.
« K̲h̲ārid̲j̲ites », Encyclopedie de
l’islam.
7- Califat s’écrira
avec une majuscule quand il réfère au
Califat idéal, imaginaire, utopique…,
objet de discours et de récits plutôt
que de la réalité ; et avec une
minuscule quand il réfère à la réalité
historique d’un califat.
8- Cf. Note
suivante.
9- Comme Aristote
l’avait noté, il est des énoncés – comme
la demande, la prière, le souhait, le
vœu, le conseil, l’ordre, Etc. – qui se
présentent comme des énoncés qui n’ont
pas de valeur de vérité. Il serait
absurde qu’à l’exclamation : «Je
souhaite qu’il vienne!», il soit répondu
: «C’est vrai/C’est faux». Néanmoins, si
ces énoncés n’ont pas de valeur de
vérité, ils ont une «valeur de
réalisation» : la demande, la prière, le
souhait, le vœu, … peuvent être exaucés
ou pas, le conseil suivi ou pas, l’ordre
obéi ou pas. Aux valeurs «Vrai/Faux»,
Wittgenstein substitue pour ce genre
d’énoncés les valeurs
«Heureux/Malheureux»: «Heureux» quand
l’énoncé est réalisé selon le souhait,
le vœu… et «Malheureux» dans le cas
contraire.
Évidemment le
califat n’est pas un énoncé. Néanmoins
il nous a semblé suggestif d’emprunter à
Wittgenstein ses appellations d’Heureux
et de Malheureux (en en détournant
quelque peu le sens), puisque le califat
réel (les califes qui se sont succédé
tout au long de l’histoire de l’Empire
islamique) se sont «mal réalisés/ d’où
notre appellation de «califat
malheureux» ; et que le Califat idéal –
qui correspond à une Idée du Califat,
avec un «I», comme pour suggérer qu’elle
aurait à la manière des Idées de Platon
à se réaliser -, Idée dont la vocation
est de précisément «éponger» le califat
fitnique.
Reçu de René Naba pour publication
Le
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