Vu du Droit
Gilets jaunes : nous sommes le peuple
Anne-Sophie Chazaud
Lundi 19 novembre 2018 Au soir de la
manifestation des gilets jaunes du 17
novembre, incontestable succès populaire
avec plus de 280000 participants selon
les chiffres du Ministère de l’Intérieur
(ce qui laisse imaginer une mobilisation
bien supérieure au regard des pratiques
habituelles), parmi les quelques
centaines de révoltés qui tentaient
encore de s’approcher du Palais de
l’Elysée afin, disaient-ils, que le
président Macron entende le bruit de la
colère de ses propres oreilles et non
par médias interposés, l’un d’entre eux
déclarait au micro de BFMTV à l’adresse
du chef de l’Etat « avec notre pognon,
vous nous prenez notre liberté ».
LA REPUBLIQUE EN
MARCHE CENSITAIRE
Car c’est bien de
liberté qu’il s’agit, au premier plan,
derrière les grands principes, les beaux
discours et les mots creux. Celle qui a
été évoquée de manière menaçante dans
les jours qui ont précédé le mouvement,
celle d’aller et venir, de circuler. Les
mises en garde avec amendes et peines
d’emprisonnement ont été constamment
brandies par le gouvernement et les
préfets : tout blocage ferait l’objet
d’une répression impitoyable, entravant
la liberté fondamentale de circuler. On
n’avait jamais vu depuis longtemps un
discours aussi ouvertement répressif à
l’encontre d’un mouvement social et l’on
s’était pris à rêver que la même morgue
implacable fût employée contre les black
blocks, casseurs professionnels,
brûleurs de flics et racailles patentées
auxquelles on n’hésite pas à abandonner
des portions entières du territoire
national sans se demander si leur
présence néfaste nuit aux libertés
fondamentales de ceux qui sont obligés
de les côtoyer. Et qu’en est-il de la
liberté de circuler de ceux qui sont
sans cesse ponctionnés, taxés, comme
punis de ne pas appartenir à quelque
minorité ou communauté protégée ? Qu’en
est-il de la liberté lorsque le 15 du
mois on n’a plus rien ? Qu’en est-il de
la liberté lorsque la seule perspective
est le déclassement et la
paupérisation ? Qu’en est-il de la
liberté lorsqu’on en est réduit à payer
toujours plus pour simplement
travailler ?
Le paradoxe, et
cela a été quelquefois souligné, est que
La République en Marche, porte dans son
nom même le signifiant du mouvement, de
la mobilité. Elle se pose en ennemie de
l’immobilisme et la métaphore du
déplacement a souvent été centrale dans
les déclarations les plus contestables
et méprisantes à l’égard du peuple de la
part d’Emmanuel Macron. On se souvient
de ceux qui, luttant pour leur survie
économique n’avaient qu’à se bouger « au
lieu de foutre le bordel », de ceux à
qui il suffirait de « traverser la rue »
pour trouver du travail… Mais il y a les
privilégiés de la mondialisation
heureuse, qui peuvent habiter les
grandes métropoles et se déplacent en
trottinettes électriques ou survolent le
territoire avec du kérosène curieusement
non taxé, comme le rappelle dans un
excellent éditorial François Bousquet
pour le Figaro, et ceux qui n’ont pas le
choix, ces « ploucs émissaires » de la
France périphérique, périurbaine et
délaissée.
Finalement,
lorsqu’on y réfléchit bien, concernant
la cristallisation que représente cette
jacquerie moderne, cette révolte de la
vie chère, tout a déjà été dit en
filigrane car tout était déjà inscrit
dans le projet et les déclarations
macronistes, dans les paradoxes fumeux
et les impasses du « en même temps »,
dans la cassure reconnue par le chef de
l’Etat lui-même entre les élites et le
peuple et sans cesse accentuée depuis
l’accession au pouvoir de l’ancien
banquier qui n’a jamais arpenté de sa
vie une quelconque circonscription dont
il aurait eu à cœur de servir les
intérêts, de résoudre avec empathie les
problèmes, petits ou grands : la
politique, on le redécouvre, c’est,
sinon un métier, du moins une compétence
qui s’acquiert au contact des
populations, au service des populations,
au contact de ce peuple tant honni par
une idéologie hors-sol. Il ne suffit pas
pour cela de se jeter dans des bains de
foule opportunément mis en scène ou de
se frotter corps contre corps dans des
selfies douteux.
DES AIDES POUR
PAYER DES TAXES POUR PAYER DES AIDES
POUR PAYER DES TAXES…
Par-delà
l’incompréhension concrète de ce qu’est
la vraie vie des vrais gens, il y a
l’incompréhension plus préoccupante d’un
phénomène socio-économique pourtant très
clairement et intelligemment décrit par
Christophe Guilluy dans son dernier
ouvrage No Society consacré à la
fin de la classe moyenne occidentale.
Parmi les mesures annoncées par
l’exécutif pris de panique afin
d’essayer de désamorcer le conflit, et
dans la grande tradition
libérale-socialiste dont le macronisme
est la parfait parangon, on propose de
mettre en place des aides, de toute
façon dérisoires au regard des
investissements que représenterait pour
les particuliers un changement
autoritaire de matériel énergétique, de
véhicules, aides qui seraient bien
évidemment financées par encore plus de
prélèvements sur les classes moyennes
qui, elles, n’appartiennent pas aux
catégories « les plus défavorisées »
auxquelles ces aides seraient allouées
–et qui, du reste ne demandent pas
l’aumône, d’autant qu’on leur reprochera
dans le même temps avec mépris de coûter
un « pognon de dingue »- : ce que
propose l’exécutif revient donc à
accentuer encore la pression sur ces
ménages moyens, lesquels finiront
inéluctablement par grossir les rangs
des catégories qu’ils sont supposés
aider. Cette France méprisée, comme elle
l’est encore par Benjamin Griveaux
parlant de ceux qui « fument des clopes
et roulent au diesel », ce même Benjamin
Griveaux dont il faut rappeler que sa
parole est celle du gouvernement, donc
pas une parole anodine ou anecdotique,
qui confond dans un mélange d’inculture
crasse et d’inconscient robuste Charles
Maurras et Marc Bloch en évoquant le
« pays légal » et le « pays réel ». On
ne sait si c’est le méchant nationalisme
populiste constamment fustigé par le
macronisme qui s’est ainsi dérobé dans
le discours du porte-parole
gouvernemental, comme l’expression de
quelque chose qui est décidément
impensable et impensé pour cet exécutif,
-chassez l’inconscient par la porte il
revient par la fenêtre, disait Freud-,
ou bien si c’est la crainte du bloc(h)age
qui pétrifie le mouvement en marche au
point de ne pouvoir pas même être
prononcé.
Incompréhension.
Mépris. Mépris symbolisé par
le dessin grossier et tellement
révélateur de Xavier Gorce qui a
déclenché des réactions immédiates sur
les réseaux sociaux et qui a le mérite
de parfaitement bien représenter ce
dédain bobo pour une France périphérique
et déclassée dont on a pourtant de la
peine à croire qu’il soit si caricatural
et bas de plafond. Mépris
pseudo-intellectuel, mépris culturel,
mépris de classe d’une rare violence,
réelle et symbolique : toutes les formes
du mépris que, dans le fond, ce
mouvement des gilets jaunes combat.
LES PAUVRES :
COUPABLES, FORCEMENT COUPABLES…
Il y a, aussi, la
culpabilisation. Culpabilisation sur
fond de chantage écologique, d’une part,
quand bien même les privilégiés donneurs
de leçons anti-populistes prennent
l’avion et polluent l’atmosphère au
kérosène pour se rendre dans leurs
résidences secondaires des Baléares ou
d’ailleurs, peu importe où, le monde est
leur terrain de jeu, les distances pas
davantage que les identités
territoriales ou nationales n’ont de
sens pour ces gens-là. Exit l’exit tax,
empapaoutée la flat tax. Le verdict est
clair : les coupables, ce sont les
prolos et, comme disait Alphonse Allais,
on va faire payer les pauvres, d’accord
ils n’ont pas beaucoup d’argent mais ils
sont nombreux.
Culpabilisation
ensuite quant au mouvement de révolte
lui-même : théâtralisation des risques
représentés par le fameux « blocage »,
dramatisation du bilan,
instrumentalisation de la mort tragique
d’une manifestante écrasée par une femme
prise de panique. S’il y a des morts ou
des blessés, on vous aura prévenus, ce
sera de votre faute et vous en serez
tenus pour responsables. Ce ne sera pas
de la faute d’une crise accidentelle de
panique dans un cas, ni dans les autres
cas de la faute des individualistes
teigneux qui sont prêts à rouler sur des
manifestants et même parfois à tirer
avec des armes à feu, ayant parfaitement
bien intégré que dans une start-up
nation c’est la loi du chacun pour soi
et un perpétuel Koh-Lanta social qui
règnent. Ce ne sera pas parce que la
société aura été inlassablement
fracturée en montant les gens les uns
contre les autres, en traitant les uns
ou les autres de lépreux, de fainéants,
de pauvres cons quitte ensuite à
pleurnicher sans cesse sur le risque de
guerre civile larvée au sein d’une
communauté nationale désunie. Non. Ce
sera encore la faute du peuple qui
manifeste. Et du reste, quel mouvement
social fondé sur la dureté de la vie se
déroule comme au pays des Bisounours,
sans heurts, sans débordements aussi
regrettables et dramatiques soient-ils ?
Toute la journée du 17 novembre, on a
entendu la petite ritournelle des médias
que l’on aurait juré tout droit sortis
de l’ORTF reprenant la parole
officielle, déplorant que le mouvement
ait tendance à ne pas rester « bon
enfant », comme si la colère du peuple
ne pouvait qu’être celle d’un enfant
autorisé à taper un peu du pied par
terre mais appelé à rester sage tout de
même, comme si tout ceci n’était qu’une
petite et gentillette distraction du
week-end. Les manifestants ne sont pas
des enfants, ni bons ni mauvais, ce sont
les membres du peuple en colère, ce sont
eux les adultes, et s’ils sont
responsables de quelque chose, ils le
sont dans le sens où ils prennent en
responsabilité leur destin en main
contre les élucubrations irresponsables
d’élites déconnectées.
LA
« RECUPERATION », ET ALORS ?
Quand enfin
l’incompréhension, le mépris, la
culpabilisation n’auront pas fonctionné,
on essaiera le soupçon de la fameuse
« récupération ». Ce grand mot arboré
depuis des mois en cache-sexe de
l’absence de colonne vertébrale et de
culture politique. On l’avait déjà
beaucoup entendu lors de l’affaire
Benalla : l’opposition parlementaire,
unanimement, aurait « récupéré » le
scandale. O surprise, ô stupéfaction :
oui, l’opposition parlementaire,
l’opposition politique est là pour ça,
dans une démocratie normale, n’en
déplaise aux novices de la politique qui
confondent la gestion d’entreprise et la
marche des nations, précisément pour
entendre et reprendre les
mécontentements, les interrogations, les
questionnements, les colères. Sinon, qui
le fera ? En quoi est-ce mal ? Il en va
de l’essence même de la démocratie et il
importe peu, en l’occurrence, de savoir
si, ensuite, ces partis politiques
capitaliseront dans les urnes sur le
mécontentement. Dans le pire ou dans le
meilleur des cas, c’est exactement leur
travail et leur raison d’être. A ne pas
vouloir le comprendre, on prend le
risque de se retrouver en face à face,
comme c’est le cas ici, avec le peuple,
sans intermédiaire puisqu’on a
précisément et délibérément disqualifié
les intermédiaires, le peuple qui
scande comme à chaque fois l’énoncé
faussement tautologique le plus vibrant
et émouvant qui soit « Nous sommes le
peuple », et alors, il ne faut pas faire
mine ni de s’en étonner, ni de s’en
plaindre.
Crédit
photo: Des «gilets jaunes» à Nice le 15
novembre 2018 | Valery Hache / AFP
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