Vu du Droit
Affaire Delevoye :
Emmanuel Macron et
l’article 5 de la Constitution
Régis de Castelnau
Mardi 17 décembre 2019
L’invraisemblable
feuilleton Delevoye constitue une
illustration assez consternante de
l’état de dégradation des institutions
de notre République. Nous avons
désormais atteint tel un niveau de
corruption, au sens de corrosion, des
pouvoirs publics que notre charpente
institutionnelle est complètement
délabrée.
Nous avons dit dans ces colonnes comment
au plan juridique et en particulier
pénal, se posait le problème des
fonctions de Jean-Paul Delevoye depuis
sa première nomination au poste de
haut-commissaire il y a maintenant plus
de deux ans. Rappelons que dans un
premier temps celui-ci a assumé une
fonction de « haut-commissaire aux
retraites » sous un statut fabriqué
ex nihilo par une décision du président
de la République, sans théoriquement
avoir le statut de « membre du
gouvernement ». Cela ne l’a pas
empêché de conserver des responsabilités
nombreuses dont certaines grassement
rémunérées dans la sphère privée. Chargé
de la réforme des retraites, Jean-Paul
Delevoye en gardant des liens étroits
avec le monde des assurances privées
particulièrement intéressées par cette
réforme s’est mis ainsi en situation
plus que probable de « prise illégale
d’intérêts », infraction qui
sanctionne le mélange des casquettes
publiques et privées. On ajoutera que
les fonctions rémunérées ressemblent
quand même à ce que l’on appelle en
général et de façon impropre d’ailleurs
des « emplois fictifs ». Du même
type par exemple que ceux dont Pénélope
Fillon devra répondre au mois de février
prochain devant le tribunal
correctionnel de Paris. On nous a dit
lorsque la presse a révélé le pot aux
roses que c’était un oubli, une
étourderie, une erreur et qu’il n’y
avait là-dedans aucune malice, Jean-Paul
Delevoye étant de bonne foi. Est-il
possible de plus se moquer du monde ?
Comment croire, que pour un poste de
cette importance, qui a fait l’objet
d’un décret en conseil des ministres, et
donc d’une préparation minutieuse par
les services, personne ne se soit posé
la question des incompatibilités et des
risques d’infractions pénales ?
Malheureusement il
y a pire. Le 3 septembre dernier, en
application cette fois-ci de l’article
8 de la Constitution et sur
proposition du Premier ministre Édouard
Philippe, Emmanuel Macron a nommé
Jean-Paul Delevoye « haut-commissaire
aux retraites » membre du
gouvernement. Dossier une nouvelle fois
préparé par les services du Premier
ministre qui avaient nécessairement
connaissance de la situation
professionnelle du nouvel entrant.
Le journal le Monde confirme cette
évidence, tout autre présentation
étant purement et simplement
invraisemblable. On va à nouveau
rappeler les conséquences de l’article
23 de la Constitution qui prohibe pour
les membres du gouvernement toute autre
fonction professionnelle, qu’elle soit
rémunérée ou non. Il ne s’agit pas d’une
interdiction de cumul de rémunération
mais d’une incompatibilité dont
l’interdiction du cumul n’est que la
conséquence. Lorsque l’on est membre du
gouvernement, on ne doit dépendre
d’aucun autre lien hiérarchique,
d’aucune autre autorité que ceux
attachés à ses fonctions, exclusivement
dédiées à l’intérêt général national.
Cette séparation radicale a été voulue
par les constituants de 1958 pour
affranchir les ministres de sujétions de
nature à parasiter leur engagement
gouvernemental, dont le fonctionnement
des IIIe et IVe républiques avait donné
trop d’exemples. Dans sa nouvelle
configuration gouvernementale à compter
du 3 septembre 2019, Jean-Paul Delevoye
avait deux mois pour régulariser sa
situation et abandonner missions,
mandats, et rémunérations privées. Il ne
l’a pas fait et s’est donc trouvé dans
une situation d’incompatibilité qui le
rendait démissionnaire d’office à
compter du 3 novembre 2019. Jusqu’à la
révélation par la presse, cette
violation gravissime de la Constitution
s’est poursuivie au su, nous l’annonce
le Monde, du secrétariat général de
Matignon et par conséquent d’Édouard
Philippe. Qui n’y a vu semble-t-il aucun
inconvénient, pas plus que le président
de la République lui-même dont personne
ne peut croire qu’il ignorait cette
situation. Et s’abriter derrière l’adage
latin « de minimis non curat praetor
» traduit familièrement par : « le
chef ne s’occupe pas des détails »
est simplement une insolence. Comme si
les incompatibilités prévues
expressément dans la Constitution
étaient des détails. Il faut être clair,
Jean-Paul Delevoye déjà deux fois
ministre auparavant, savait très bien
quelle était sa situation, Édouard
Philippe et Emmanuel Macron aussi.
Alors, comment ne pas être catastrophé
par la déclaration du président de la
république
acceptant la démission de son
haut-commissaire « avec regret »
(!!!). Si l’on comprend bien, Monsieur
Macron regrette qu’il soit mis fin à une
violation de la Constitution qu’il
aurait dû être le premier à constater et
à sanctionner en prenant acte lui-même
de la démission d’office de Jean-Paul
Delevoye à compter du 3 novembre 2019 ?
Est-il nécessaire pourtant de rappeler
que toujours d’après la
Constitution de 1958 dans son article 5,
le chef de l’État « veille au respect
de la Constitution. Il assure, par son
arbitrage, le fonctionnement régulier
des pouvoirs publics ainsi que la
continuité de l’Etat » ?
Et si, hypothèse
invraisemblable, Emmanuel Macron n’avait
pas connu cette violation du texte
fondamental, l’article du Monde établi
qu’Édouard Philippe lui la connaissait.
Et le premier ministre a donc permis et
couvert une violation de la Constitution
et un «
fonctionnement irrégulier des
pouvoirs publics ». La
responsabilité de veiller au
fonctionnement régulier de ces pouvoirs
publics, donnée au président de la
république par l’article 5 de la
Constitution, lui impose évidemment de
démettre Édouard Philippe de son poste
de premier ministre, ou en tout cas
d’exiger sa démission. Ce probable refus
d’assumer les responsabilités que lui
imposent la loi fondamentale de la
république, cette acceptation de sa part
de comportements relevant manifestement
du droit pénal pour Jean-Paul Delevoye
avec la complicité des services du
secrétariat général du gouvernement,
commencent à bigrement ressembler à des
manquements à ses devoirs
constitutionnels.
Alors, on peut
déplorer ou être scandalisé par le
comportement de la Garde des Sceaux
Nicole Belloubet, qui se soucie de
l’impartialité de la justice comme d’une
guigne, et
qui vient sur les plateaux donner
des ordres au parquet à propos de
Jean-Paul Delevoye : « Jean-Paul
Delevoye n’a pas triché, il n’a pas
voulu tricher ». Circulez, il n’y a
plus rien à voir. On peut aussi pouffer
devant la
niaiserie ingénue de Gilles Legendre,
ou ricaner en entendant Sibeth Ndiaye
détecter de la « dignité »
dans le retrait du multicarte. Mais
s’agissant du chef de l’État, c’est tout
autre chose.
Cette façon pour
Emmanuel Macron d’accepter
tranquillement que se déploie autour de
lui une incontestable corruption, et ce
refus désinvolte de se comporter en
garant de la Constitution comme celle-ci
pourtant l’exige, pourrait bien inciter
certains à
relire l’article 68 du même texte….
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