Vu du Droit
L’Etat : un éléphant dans le salon de la
droite
Ambroise de
Rancourt
Lundi 15 avril 2019
Rien n’est plus instructif que
d’observer la lutte se jouant
aujourd’hui, au sein de la droite
française, quant au rôle de l’Etat. Être
français consiste aussi, c’est un fait,
à vivre avec l’idée de la force de
l’Etat. Savoir si notre étatisme est la
conséquence de notre tempérament
national ou s’il en est, au contraire,
la matrice, relève de la gageure – voire
d’un ennuyeux débat de la poule et de
l’œuf, d’autant plus que tout a été dit
sur le sujet. On ne pardonne rien à
l’Etat, mais on est habitué à lui
demander – et, c’est un fait, à lui
donner – beaucoup. De fait, notre bonne
vieille droite française est tiraillée,
aujourd’hui plus que jamais, devant les
deux faces de l’Etat, qu’elle cherche
désespérément à dissocier l’une de
l’autre.
Si l’on schématise très rapidement le
problème, la première face de cet Etat
est sa dimension régalienne – éducation,
police, justice, défense : autant de
matières où la droite estime que la
présence d’un Etat fort, voire
intransigeant, est non seulement
acceptable, mais souhaitable. La seconde
face est celle de la présence étatique
dans des matières que nombre d’autres
pays ont choisi de confier, en tout ou
partie, à la sphère privée – comme les
systèmes de santé ou de retraite, par
exemple, mais aussi les infrastructures
et activités économiques considérées
comme directement liées à l’intérêt
national. C’est cet argument qui a
justifié en France, notamment depuis
1945, la constitution d’un important
portefeuille de participations de l’Etat
dans nombre d’entreprises, géré par des
entités spécifiques, au premier rang
desquelles l’Agence des participations
de l’Etat et la Caisse des dépôts et
consignations.
Parallèlement à
cette omniprésence, l’Etat jouit
également de droits et de pouvoirs dits
exorbitants, c’est-à-dire plus
étendus que ceux des administrés –
lorsqu’il passe des contrats avec des
personnes privées, par exemple – voire
détenus exclusivement par lui, comme le
droit d’expropriation. Infamie
supplémentaire pour les libéraux
d’obédience lockienne ou hayékienne,
l’Etat jouit en France, en plus de ces
avantages, d’un privilège de
juridiction, qui lui confère le
droit de voir l’essentiel des litiges
l’opposant aux administrés être jugés,
non pas par les tribunaux judiciaires,
mais par les tribunaux administratifs.
On ne juge pas les pouvoirs publics, en
France, comme on juge les particuliers,
et ce n’est que très progressivement que
s’est construit, à partir de la fin du
XIXe siècle, un régime de responsabilité
propre à la puissance publique – alors
que le roi, sous l’Ancien Régime, était
réputé irresponsable.
La poule qui a
trouvé un couteau ?
Or, la droite
française se trouve, face à cet état de
fait, dans une situation ambivalente.
Car le poids de l’Etat, en France, se
traduit notamment par l’importance de la
dépense publique et, partant, des
prélèvements obligatoires. D’où un débat
de qualité très inégale sur la nécessité
et les moyens de réduire cette dépense,
dans le but de soulager une population
présentée comme étranglée par les
contributions toujours plus importantes
que lui réclame cet Etat encombrant,
obèse et pire encore, impécunieux –
l’expression favorite d’Agnès Verdier-Molinié,
grande prêtresse de l’IFRAP. Et cette
droite doit, aujourd’hui, choisir :
assumer l’héritage étatiste de la
France, ou en faire, d’une certaine
façon, table rase. Choisir entre un
poujadisme fondé sur une démagogie
fiscale irréaliste, et une doctrine
nationale-étatique conséquente
intellectuellement.
Il est probable que
nous allons assister, dans les années à
venir, à une lutte à mort, à droite,
dont le cœur sera précisément cette
question du rapport à l’Etat. D’un côté,
une tendance allant du Rassemblement
national à la ligne dite
« souverainiste » des Républicains, en
passant par Nicolas Dupont-Aignan : elle
reconnaît la nécessité d’un Etat fort,
et accepte l’idée de l’arbitraire
administratif comme outil de protection
des intérêts de la Nation ou des
citoyens ; c’est au nom de cette
nécessité que cette droite-là est
capable de prôner, par exemple, le
maintien de monopoles publics –
aéroports, barrages, système de santé.
De l’autre, une ligne allant de Laurent
Wauquiez à Emmanuel Macron, mettant en
avant la nécessité d’un désengagement de
l’Etat, dont l’omniprésence est vue
comme une entrave à la fluidité de
l’économie et à l’initiative
individuelle ; s’agissant de M. Wauquiez,
cette ode au retrait de la puissance
publique se double d’un discours
volontiers conservateur sur le plan des
mœurs. En quelque sorte, il s’agit de
transplanter, en France, une sorte de
conservatisme britannique plus ou moins
bien digéré – ce qu’avait tenté de
faire, en 2017, François Fillon.
Il est permis,
aujourd’hui, de douter de la pertinence
de la seconde option. Politiquement,
elle semble au mieux simpliste, au pire,
extrêmement naïve.
L’impasse de l’État
maigre
Simpliste, car le
lien incestueux existant, en France,
entre l’Etat, ses citoyens et la sphère
économique, fut précisément l’un des
atouts-maîtres de notre pays, notamment
dans l’après-guerre ; mais aussi parce
que l’Etat, après trente ans de recul
généralisé, est de retour depuis
plusieurs années, voire décennies, dans
le monde entier. Il est assez ironique,
à ce titre, de voir une partie de la
droite française vivre sa révolution
libérale post-étatique avec trente ans
de retard – une vieille habitude des
élites françaises. Les mauvaises langues
diront qu’il n’y a là rien d’étonnant,
venant d’un camp ayant été capable
d’envoyer un homme se réclamant de
Margaret Thatcher à la dernière
présidentielle.
Mais cette ligne
est aussi naïve, parce que rien
n’indique la présence d’une lame de fond
anti-étatiste dans l’opinion française.
Au contraire, un mouvement comme celui
des Gilets jaunes semble nous indiquer,
avec vigueur, que l’attente de l’opinion
des catégories les plus modestes est
aussi celle d’une présence accrue de
l’Etat, à travers ses services publics.
C’est en cela qu’il est aussi absurde de
ne voir dans ce mouvement qu’une révolte
contre l’excès d’impôt – ce dont rêvent
les touchants tenants d’un Tea Party
à la française – que de n’y voir
qu’un appel désespéré au rétablissement
de l’ISF – ce qui est peu ou prou devenu
l’analyse dominante dans les rangs de la
gauche radicale.
La macronie : des
parvenus se réjouissant de leurs
passe-droits
L’existence même
d’un débat entre ces deux options paraît
d’autant plus consternante qu’Emmanuel
Macron semble s’affirmer, au fil de son
mandat, comme ayant fait le choix d’un
compromis absurde et calamiteux. A
savoir : retirer l’Etat des domaines où
le peuple semble réclamer sa présence, à
commencer par les hôpitaux, maternités
et écoles en zones rurales, tout en la
renforçant là où elle semble aussi peu
acceptable politiquement qu’improductive
économiquement, c’est-à-dire dans la
sphère économique, via de coûteuses et
inefficaces exonérations fiscales.
Exploit d’autant plus retentissant qu’il
ne se traduit pas, dans les faits, par
une baisse significative de la pression
fiscale pesant sur les contribuables. En
somme : ni le beurre, ni l’argent du
beurre.
En réalité,
Emmanuel Macron indique presque, depuis
deux ans, l’exact opposé de la voie
qu’une droite intelligente et réaliste
pourrait dessiner. Car la mise en scène
de l’autorité de l’Etat en politique
intérieure est à la mesure de
l’impuissance étatique consentie par le
Président en matière économique et sur
la scène internationale – que
d’humiliations cet homme a-t-il subies
face à l’Allemagne en deux ans !
L’autorité est une notion
traditionnellement ancrée à droite ;
mais sa signification absolue est
faible. Car elle peut aussi bien être
celle du peuple, incarné notamment par
son Etat, face aux forces s’opposant à
l’intérêt général ; mais elle peut aussi
être celle de la matraque, face aux
manifestants s’opposant à l’abandon de
leurs départements par la puissance
publique, ou demain peut-être, à la
privatisation de leurs entreprises
nationales, au nom de retombées aussi
chimériques pour l’Etat qu’elles seront
juteuses pour leurs bénéficiaires
privés. Dans le premier cas, l’autorité
est exercée au nom de l’intérêt du
peuple ; dans le second, elle l’est au
nom d’un Etat devenu l’adversaire des
intérêts de ses administrés. Tout, dans
l’exercice du pouvoir par Emmanuel
Macron, semble tendre vers un dévoiement
de l’autorité de l’Etat, conçu avant
tout comme instrument de l’exécution
d’intérêts déconnectés de la volonté
majoritaire. De ses nominations
discrétionnaires jusqu’à son traitement
de la crise des Gilets jaunes, le tout
sous les applaudissements du bloc
élitaire l’ayant porté au pouvoir, ce
président a tracé le chemin d’un
autoritarisme de salon, d’une indéniable
vulgarité – celle du parvenu se
réjouissant de ses passe-droits.
Et si la droite
redevenait gaulliste ?
Dans cette
situation, la droite aurait tout intérêt
à enfourcher la cause du retour de
l’Etat. A lire ceux qui semblent se
prendre pour les architectes de son
renouveau – à commencer par Marion
Maréchal et ses fidèles –, ce n’est pas
la direction qu’elle semble emprunter.
Et il est permis de douter de la
capacité d’un François-Xavier Bellamy à
adopter une telle posture, tant le
contenu politique du personnage paraît
manquer de substance, et c’est un
euphémisme. Il faudrait à la droite,
pour cela, surmonter son absurde malaise
face à la tradition étatique française,
et prendre notre pays pour ce qu’il est
– c’est-à-dire un pays de techniciens
avant tout, et non un illusoire paradis
de l’initiative individuelle. Il lui
faudrait aussi, et c’est sans doute là
que le bât blesse, accepter de
reconnaître le fiasco absolu qu’a
représenté, depuis trente-sept ans, la
décentralisation française, car le fait
d’assumer la prépondérance de l’Etat ne
signifie en rien qu’il faudrait tolérer
ses gaspillages – et Dieu sait qu’il en
existe, naturellement. Enfin, il serait
utile que cette droite réapprenne à
regarder non pas du côté de Trump ou de
Bolsonaro, mais à se tourner – il n’est
jamais trop tard pour bien faire – vers
Louis XI, Richelieu et de Gaulle. C’est
en tout cas le prix qu’il lui faudra
payer, tôt ou tard, pour redevenir une
force politique de premier plan. Le
problème de la France, depuis trois
décennies, n’est certainement pas son
étatisme, mais l’incompétence de ceux à
qui elle a confié les rênes de son Etat
; le comprendre, c’est s’épargner de
nouvelles années perdues à chercher, à
tâtons, un hypothétique
libéral-conservatisme à la française. Si
Jean-Luc Mélenchon pouvait, de son côté,
renoncer à son absurde et anachronique
stratégie d’union de la gauche au profit
d’un vrai populisme assumé, sans doute
la scène politique française
pourrait-elle offrir, d’ici trois ans,
un moins piteux spectacle que celui
qu’elle nous propose aujourd’hui.
Et peut-être, on
peut rêver, des oppositions dignes de ce
nom.
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