Vu du Droit
« Gilets jaunes » : un antisémitisme
imaginaire ?
Geoffroy Geraud-Legros
Mercredi 6 février 2019
La soudaine apparition des gilets jaunes
a pris tout le monde par surprise. Les
20 % de la population française qui
constituent ce que le politologue Jérôme
Sainte-Marie appelle le « bloc élitaire
» ont vu surgir des couches populaires
dont certains parmi eux avaient même
oublié l’existence. Et appris avec
terreur qu’en son début, le mouvement
avait la sympathie de 80 % de la
population comme le démontraient les
études. Il a fallu donc très vite
trouver des moyens de s’opposer à ce qui
prenait la forme d’une insurrection.
Emmanuel Macron, pourtant homme
politique de faible compétence, mais
pour l’occasion probablement chapitré
par un avocat d’extrême-quelque chose, a
voulu rassembler son camp en réactivant
le clivage : « progressistes versus
nationalistes ». Pour cela, il a fallu
activer l’« appareil médiatique d’État
», c’est-à-dire les grands médias
dirigés par l’oligarchie qui a porté
Emmanuel Macron au pouvoir. Ceux-ci ne
se firent pas prier et un processus
furieux de disqualification a été
engagé. Comme le dit ci-dessous Geoffroy
Geraud-Legros ils ont été qualifiés
pêle-mêle et sans crainte de la
contradiction : « Petit-blancs,
beaufs, fachos, homophobes, racistes,
rouge-bruns, nationaux-bolcheviks,
manipulés par Le Pen, manipulés par
Mélenchon, agents d’une « révolution de
couleur » téléguidés par Poutine,
téléguidés par Trump, casseurs,
violents, illettrés, poivrots, assistés,
losers, etc. » Parmi ces
qualificatifs est apparu brusquement
celui d‘« antisémites ». Qui a bénéficié
d’un traitement particulier et pris une
certaine importance, du fait des relais
dont cette accusation a bénéficié au
sein de la communauté juive, et de son
utilisation par le chef de l’État lors
de ses vœux de nouvel an lorsqu’il a
qualifié la majorité du peuple français
de « foule haineuse ».
Anne-Sophie Chazaud y a identifié une
manœuvre cynique du pouvoir dans la
perspective des élections européennes.
Mais au-delà de ce qui relève
effectivement d’une bataille politique
qu’en est-il de la réalité de cette
accusation ?
Geoffroy
Géraud-Legros pose les bases d’une
réponse.
Régis de
Castelnau
Petit-blancs,
fachos, homophobes, racistes,
rouge-bruns, nationaux-bolcheviks,
manipulés par Le Pen, manipulés par
Mélenchon, agents d’une « révolution de
couleur » téléguidés par Poutine,
téléguidés par Trump, casseurs,
violents, illettrés, poivrots, assistés,
losers et…antisémites… Les qualificatifs
les plus péjoratifs pleuvent comme des
hallebardes sur les « Gilets jaunes »,
relayés par les médias dits
traditionnels.
Aux sommets de ces
derniers on s’effraie, non sans raison
et parfois même à bon droit, de la
remise en cause du monopole de la
« grande » presse sur l’information via
les réseaux sociaux où semble se faire
la mobilisation des « Gilets jaunes ».
De cette mise en concurrence, les grands
médias qui se figurent en seuls
protagonistes autorisés de l’éthique de
discussion déduisent bien vite, trop
vite, un danger pour la démocratie toute
entière. Et le disent, moitié dans le
style du Huron (
« mais-enfin-on-ne-fait-que-notre-travail »)
moitié dans le registre pontifiant de la
prophétie antitotalitaire (
« c’est-le-retour-de-la-bête-immonde »),
c’est-à-dire, dans cette lingua
franca des éditorialistes, désormais
inaudible, voire insupportable, dans de
larges secteurs de l’opinion.
Plus Soral que
Sorel
Du côté « Gilets
jaunes », où foisonnent médias
« alternatifs » et « influenceurs »
apparus sur les réseaux sociaux, on
trouve aussi bien de « simples »
citoyens armés de ce que Pascal nommait
la « vérité du peuple saine » que
d’authentiques cinglés, des novices, des
militants blanchis sous le harnois, des
sincères, des rationnels, des nouveaux
convertis….
On trouve, aussi,
les étranges et peu ragoutants spécimens
qui remontent à la surface à chaque fois
qu’une lame sociale remue le limon du
fond du politique : « ultras » et « militaros »
de gauche et de droite, indics… Et,
moins folkloriques mais bien structurés,
des militants organisés non point pour
en découdre à fin de « propagande par le
fait » mais venus occuper le terrain
symbolique et, notamment, investir du
langage de l’antisémitisme une
mobilisation qui cherche encore, à
tâtons, son répertoire d’action
collective.
Plus soraliens que
soreliens, ces militants manient
alternativement des codes popularisés
sur l’Internet — la « quenelle » — et un
langage classiquement antisémite (« les
Juifs, assassins », « la banque juive »,
le tout enrobé des non sequitur
classiques ( « on n’est pas antisémites,
on est judéophobes »). L’auteur de ces
lignes a ainsi pu voir défiler, lors
d’un « acte » des « Gilets jaunes » sur
les Champs-Élysées un groupe réduit de
soraliens chantant un « hymne de la
quenelle » ; la presse et les réseaux
sociaux rapportent çà et là des propos
antisémites en marge des manifestation
et a diffusé la vidéo d’une altercation
entre « Gilets jaunes » visiblement de
gauche et antisémites professionnels.
Divers groupes
antisémites déploient une stratégie
d’entrisme : Hervé Ryssen, antisémite et
négationniste aussi patenté que
revendiqué, s’est fait photographier
pour « Paris Match » sur les Champs
Élysées ; quelques individus se
rassemblent ça et là pour faire des
« quenelles » en groupe ; un allumé
accuse les journalistes de « travailler
pour les Juifs ». Mais la chronique du
bordélique mouvement des « Gilets
jaunes », où l’on peut voir flotter des
drapeaux à croix de Lorraine, des
étendards tricolore et des bannières à
l’effigie du Che relate aussi la
jonction d’un cortège de manifestants et
d’une procession commémorant la Shoah,
rapportait le média libéral de droite « Atlantico »
le 28 janvier dernier. La veille, à
l’opposé du spectre politique, le média
« Révolution permanente » félicitait
les « Gilets jaunes » qui, toujours à
Lyon, avaient « sorti les fachos » du
cortège…
On pourrait
multiplier ces exemples d’évènements
ponctuels et contradictoires à partir
desquels nombre d’observateurs plus ou
moins subjectifs tentent de déduire
l’essence du mouvement, au prix de peu
rigoureuses montées en généralité. Pour
graves qu’ils soient, ces évènements
marginaux font avant tout apparaître les
luttes entre les groupes politiques qui
tentent— en vain — d’exercer une
influence idéologique sur un
« mouvement » protéiforme, où des
individus, porteurs d’une culture
politique qui n’est pas la culture
traditionnelle de la mobilisation ,
« bricolent » un répertoire d’action
collective en ramassant, sans réel sens
du classement, les signes et les
insignes abandonnés çà et là par le
retrait de la vague du mouvement social.
L’antisémitisme en marge de la
mobilisation des « Gilets jaunes » n’est
pas imaginaire ; mais il demeure
marginal et ne « prend » pas auprès de
la plus grande part des manifestants.
« Il y a
quelques antisémites », nous dit
Djordjé Kuzmanovic, ex-orateur de la
France insoumise impliqué dans le
mouvement depuis son commencement , qui
rapporte : « j’ai dû expliquer à un
manifestant que non, la banque n’est
pas « juive ».
L’antisémite à
la peine
Point de diffusion
majeur de cette humeur idéologique
antisémite qui ne prend guère, le site
« Egalité et réconciliation » de
l’essayiste Alain Soral propose
laborieusement une lecture et une
interprétations antisémites des enjeux
du mouvement « Gilet jaune »[1].
D’emblée, Soral
pose le contexte politique : un
président élu par le recours au « big
data », à « l’offensive des médias,
notamment ceux « de Drahi »
(lire : du juif Drahi) et ainsi placé
« à la tête de la gouvernance française
par un réseau très puissant ». Maniant
l’habituel registre confusionniste,
Soral, qui ne manque pas de se réclamer
du « national-bolchévisme », affirme
lire la crise au prisme marxiste, de « l’exacerbation
de la lutte des classes » et cite
régulièrement Lénine. Non point,
évidemment les discours qui dénoncent
l’antisémitisme comme éternelle
stratégie de division, mais des propos
qui, pris hors contexte, énoncent que la
mobilisation de la petite bourgeoisie
aux côtés du prolétariat est la
condition sine qua non de toute
révolution de masse.
Une unité d’action
entre les classes empêchée hier et
aujourd’hui, par les « trotskistes »,
explique Soral, qui ne prend pas la
peine de nous rappeler que Trotsky était
juif, mais nous informe de ce que ses
disciples, les « manipulateurs
trotskistes » sont les sicaires « de
ceux à qui l’on paie la dette »,
nommément, « le gang Attali » et
« ceux qui sont derrière lui et sont
le vrai pouvoir », c’est-à-dire,
« Goldmann-Sachs », tous attachés à
« ruiner les peuples et les pays ».
Soral déduit des caractéristiques de
cette superstructure du Capital, où l’on
chercherait en vain l’or des Gentils,
une attitude « très marquée
communautairement » vis-à-vis des
« Gilets jaunes ». « Certaine
communauté », nous dit le vidéaste,
n’est « pas très solidaire des Gilets
jaunes » et « traite cette colère
de brune (sic) et de
cryptofasciste ». Identifiant (le
juif) « Kassowitz » comme porte-parole
de ce mépris « communautaire », Soral
lui adjoint, comme pour nous rappeler
que dans « antisémitisme » il y a tout
de même « sémite », « la petite pute
collabeure Bellatar ».
Le « vrai
fascisme » introuvable
Mais le travail de
sape « communautaire » contre les
« Gilets jaunes » va, selon Soral,
au-delà de l’intrigue trotskiste, ici
décrite dans le style des procès
staliniens des années 50, élaboré pour
formuler l’antisémitisme en contournant
le nom juif. Pour le fondateur
d’« Egalité et réconciliation », ces
manigances juives trotskistes somme
toute habituelles se compliquent, à
droite, d’une intrigue d’un genre
nouveau : l’offensive « nationale-sioniste »
menée, on le verra, par l’establishment
frontiste et verbalisée par Eric Zemmour,
« bourgeois juif du Figaro ». Une
stratégie qui vise, si l’on comprend
bien, à diviser les français « de
souche » et les musulmans qui, (au
contraire, donc, des juifs) ne sauraient
constituer une « catégorie sociale ». « Il
y a sans doute plein de Français
d’origine musulman » (sic) explique
Soral, « s’ils sont chauffagistes,
Über, petits patrons ou même (sic)
salariés précaires qui se sentent
solidaires des Gilets jaunes mais qui
n’éprouvent pas le besoin de l’affirmer
en tant que musulmans », explique
Soral-le-sociologue.
« On pourrait
poser perfidement — on ne le fera pas
parce que ça pourrait être dangereux, la
question à Eric Zemmour de savoir
(sic) combien il y a de dentistes
juifs, de chirurgiens esthétiques juifs
et de spéculateurs immobiliers juifs
dans les Gilets jaunes » interroge le
publiciste — on note au
passage et sans surprise que, puisqu’il
s’agit des juifs, la « question
perfide », porte spontanément sur
les « chirurgiens juifs » et les
« spéculateurs juifs » et non pas, par
exemple, sur les « violonistes juifs »
ou les « critiques littéraires juifs ».
Pour ne point se
prendre les pieds dans sa sociologie
sans matériau sociologique, Soral
concède, à grands renforts de
conditionnels « qu’il doit y avoir
chez les juifs des petits patrons en
difficulté » qui, « peut-être »,
« se sentent solidaires des Gilets
jaunes ». Ces juifs qui, en théorie,
trouveraient grâce aux yeux d’Alain
Soral, sont de toute manière, nous dit
l’essayiste, condamnés à être
court-circuités par leurs « élites
communautaires » — terme illustré,
dans la vidéo, par une image de
Bernard-Henri Lévy — ; « élites » qui,
elles, identifient le mouvement au
« fascisme ».
De cette
rhétorique, Soral espère d’ailleurs, par
contrecoup performatif, « voir les
gens s’intéresser au vrai fascisme »,
« notamment (sic) italien »,
qui, selon lui, aurait efficacement
lutté « contre la dette » —
l’auteur de « contre l’Empire » ignore
visiblement que Mussolini a multiplié la
dette italienne par cinq entre 1922 et
1943. Les « Gilets jaunes » seraient
donc pris entre la « maladie infantile »
du gauchisme et le « sociétal de
droite » ; probablement une maladie
vénérienne, puisque Marine Le Pen, qui
« tapine pour les sionistes »,
l’aurait contractée en « suçant »
le « bourgeois juif du Figaro »
(bis) » Zemmour, abandonnant le « substrat
sérieux du fascisme ». En conclusion
— on épargnera au lecteur la suite de
cette pénible logorrhée — : les « Gilets
jaunes » sont cernés et infiltrés par
les juifs, qui ne sont pas dans le
mouvement (« gaulois »), tout en y étant
quand même omniprésents, à gauche par le
truchement du trotskiste Mélenchon et, à
droite, incarnés par l’ « option
nationale-sioniste et confessionnelle »
portée par le Rassemblement national.
Du canapé à
Landsberg ?
Contre ces deux
ennemis, les « Gilets jaunes » doivent
viser au-delà du « petit banquier
Rothschild Macron », qui ne
serait qu’un « bouc émissaire »,
pour atteindre « Attali et la clique
Attali », c’est-à-dire, « le
grand Capital mondialiste ». Alain
Soral, nous dit-il, rejoindra le
mouvement le jour où la police et
l’armée rejoindront le Peuple. Si
l’essayiste rêve de se trouver un
Ludendorff, c’est peut-être parce qu’il
sent bien lui-même que ce préchi-précha
imbitable est appelé à avoir peu d’écho
au sein du mouvement des « Gilets
jaunes ». Celui-ci « dit » beaucoup de
choses, se contredit volontiers, déroule
des inventaires à la Prévert de
revendications raillés par une poignée
de « sachants » en foulard rouge.
Dans ce
fourre-tout, antisémites — et,
d’ailleurs, anti-musulmans— ne
retrouveront guère l’idéologie dont ils
entendent doter les « Gilets jaunes » .
Comme toujours, ceux qui entendent
« construire le peuple » armés de la
croyance narcissique dans la puissance
de leur propre discours oublient que
l’une des vertus du populaire, est,
justement, qu’il ne s’en laisse point
conter. Et qu’aux investissements
symboliques dont il fait l’objet et aux
discours des pères formateurs de toutes
espèces, « le peuple » oppose
passivement la stratégie d’ « attention
oblique » identifiée par Richard
Hoggart[2].
On ne saurait dire que le mouvement des
« Gilets jaunes » est antisémite : il ne
l’est pas dans son objet ; il ne l’est
pas dans son humeur et, qui sait,
constitue peut-être, selon l’hypothèse
formulée par Daniel Schneidermann, un
sas de sortie de l’extrême-droite[3].
On ne saurait dire qu’il ne le deviendra
pas : « socialisme des imbéciles »
étranger pour l’heure à une mobilisation
qui n’a d’ailleurs rien de
« socialiste », l’antisémitisme est
aussi le « sas » par lequel les
révolutions qui échouent deviennent des
Réactions qui réussissent. Jamais en
manque de candidats-Führer, les
contre-révolutions puisent dans le
vivier toujours grouillant des
demi-savants, théoriciens délirants et
philosophes de comptoir capables de
donner à leur marginalité les couleurs
du martyre et de la « dissidence ». On
ne sait pas à quoi aboutira le mouvement
des « Gilets jaunes » ; on sait en
revanche que des magistrats ont jugé bon
d’offrir à Alain Soral l’argument d’une
peine d’emprisonnement pour des propos
tenus sur son site internet ; propos
évidemment antisémites, mais qui
demeurent des propos. Fallait-il faire
d’un idéologue déclinant, concurrencé
par des publicistes encore plus
antisémites que lui, un martyr de la
« liberté d’expression » ?
Fallait-il offrir
un
Landsberg et un statut de
victime à un antisémite de canapé ?
[1] « Gilets jaunes » :
analyse et synthèse.
https://www.youtube.com/watch?v=PsHca0L830Q
[2] Richard Hoggart,
La culture du pauvre, Minuit, 1970
[3] Daniel
Schneidermann, « Les gilets jaunes,
un sas de délepénisation » ?
Libération, 20 janvier 2019
Le sommaire de Régis de Castelnau
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