Actualité
Julian Assange :
l’ingérence impérialiste inouïe des
États-Unis
Philippe ARNAUD
Samedi 27 avril 2019
Le vendredi 12 avril, ni le journal de
France 3 de 19 h 30, ni celui de France
2 de 20 h n’ont évoqué ce qui s’était
passé (pourtant pas plus tard que la
veille) à Londres, à savoir
l’arrestation, dans les locaux de
l’ambassade de l’Équateur, de Julian
Assange, l’homme qui, par Wikileaks,
avait révélé une myriade d’informations
embarrassantes pour les États-Unis.
Cette nouvelle, le lendemain, n’a pas
laissé plus de traces qu’un trou dans la
mer. Et c’est regrettable, car cette
affaire est révélatrice des rapports de
force dans le monde – révélatrice aussi
des méthodes employées par les États
pour éliminer les "gêneurs", les
lanceurs d’alerte, et révélatrice, in
fine, des mentalités des médias, sur
ce qu’ils montrent et sur ce qu’ils
taisent.
1. Le premier point est l’inquiétante
propension (et, surtout, l’inquiétante
capacité) des États à intervenir hors de
leurs frontières - y compris en temps de
paix, surtout en temps de paix - pour
éliminer ceux qu’ils considèrent comme
des criminels, des ennemis - ou même,
simplement, comme des dangers. Certes,
cela au début, est apparu éminemment
moral, lorsqu’il s’est agi de traquer
des criminels nazis (comme Adolf
Eichmann, enlevé par les services
secrets israéliens en 1960), ou des
mafieux, ou des trafiquants de drogue,
ou des meurtriers, etc. Mais, au fil des
années, les critères de définition des
"ennemis" de l’État n’ont cessé de
s’élargir, ainsi que les méthodes et les
moyens de ces éliminations.
2. D’abord parce
que le sujet à éliminer ne représente
plus forcément un danger immédiat, mais
parce qu’à travers cette élimination, on
cherche à lui faire payer ses actions
passées ou à intimider ses sympathisants
ou ceux qui seraient tentés de l’imiter.
Et la France, à cet égard, a été – ou
n’a pas été – exemplaire (selon le point
de vue où l’on se place), en enlevant le
duc d’Enghien, dans le grand-duché de
Bade, en 1804, et en le faisant fusiller
cinq jours plus tard. Ou en faisant
enlever à Munich, en 1963, le colonel
Argoud, ancien de l’OAS, et en le
condamnant à la perpétuité (il fut, en
fait, libéré en 1968). [Ce qui confirme
toutefois que cette action n’était pas
considérée comme "normale" au regard des
usages internationaux de l’époque, est
que, dans les deux cas, elle donna lieu
à de vigoureuses protestations
diplomatiques.]
3. Ensuite, ce qui
aggrave ces éliminations, c’est qu’elles
ne mettent pas seulement en œuvre les
services secrets du pays concerné (comme
ceux d’Israël, qui liquida les
Palestiniens responsables de
l’assassinat des athlètes israéliens à
Munich, en 1972), mais qu’elles
recourent à la collaboration (ou à la
complicité) d’autres services secrets ou
de polices parallèles - ou de gangsters.
Par exemple l’enlèvement et l’assassinat
de Mehdi ben Barka, en 1965, pour le
compte des services secrets marocains,
par les services secrets français et des
hommes du grand banditisme. Ou
l’opération Condor qui, dans les années
1970, vit la collaboration des services
secrets de plusieurs dictatures
d’Amérique latine (et la bienveillance
des États-Unis), pour éliminer des
militants ou anciens responsables
politiques de gauche. Ou, après les
attentats du 11 septembre 2001, les
enlèvements d’un certain nombre de
sujets (dont le tort, souvent, était
d’avoir un nom musulman) par la CIA, et
leur remise pour détention et torture,
dans des pays d’Europe centrale et
orientale ou des dictatures musulmanes.
4. Application à
Julian Assange. C’est à ce type de
"collaboration" qu’on a assisté dans son
cas. Les Etasuniens ont poursuivi
Assange (qui n’est même pas étasunien,
mais Australien) de leur vindicte, les
Équatoriens ont commencé par lui
accorder l’asile, puis, ayant changé
d’orientation politique, lui ont
"pourri" la vie pour l’inciter à se
rendre. Enfin, les autres pays,
sollicités de lui accorder l’asile, se
sont prudemment défilés les uns après
les autres (en particulier la France).
Comme ceux qui, de 1940 à 1944,
fermèrent leur porte à des gens
poursuivis, par crainte de la
Kommandantur, de la Gestapo ou de la
police de Vichy...
5. Mais les États
élargissent sans cesse la définition de
l’ennemi, en ne se contentant plus
seulement du terroriste, de l’espion ou
du comploteur. Une extension a eu lieu
avec la définition de "l’ennemi" comme
celui qui dévoile un secret. C’est
effectivement ce dont est accusé Julian
Assange. Mais ce fut déjà le cas de
Mordechai Vanunu, technicien nucléaire
israélien, enlevé à Rome en 1986 par les
services secrets israéliens, pour avoir
révélé des secrets nucléaires
israéliens. Mordechai Vanunu passa pour
cela 18 ans en prison, et, à l’issue de
sa peine, continua à être en butte à
l’hostilité de son pays (notamment en
étant interdit de sortie du territoire).
6. Le paradoxe – et
même le scandale – de l’affaire Assange
est qu’au départ, le fondateur de
Wikileaks révèle des faits scandaleux,
immoraux, illégaux commis par les
Etats-Unis (par exemple la tuerie
gratuite de plusieurs personnes, en
Irak, par des pilotes d’un hélicoptère).
C’est un scandale du même type que celui
qui voit le dénonciateur d’une fraude
fiscale être poursuivi par les banques
ou les officines qui aident à dissimuler
cet argent : on ne punit pas le
malfaiteur mais celui qui dénonce le
méfait ! Cela me rappelle le tableau qui
m’avait tant frappé lorsque, adolescent,
je l’avais vu pour la première fois :
Les porteurs de mauvaises nouvelles,
de Lecomte du Nouÿ (1871). On y voit,
sous un auvent, un pharaon à l’air
sombre, le regard rivé sur l’horizon,
et, à ses pieds, trois corps dénudés et
inertes, baignant dans leur sang. Le
pharaon a châtié les messagers...
7. Mais souvent,
les États coupables de ces méfaits ont
conscience de l’irrégularité de leur
action : ils la nient ou la dissimulent.
Toutefois un saut juridique a eu lieu
avec le vote, par les États-Unis, de
lois extra-territoriales (comme les lois
Helms-Burton ou d’Amato-Kennedy, votées
en 1996, sous la présidence Clinton).
Ces lois permettent, entre autres, de
sanctionner tous les États, toutes les
entreprises ou tous les individus qui
commercent avec des États-parias (Iran,
Cuba, Corée du Nord, Venezuela...), et
qui, dans leurs transactions, utilisent
le dollar ou vendent des produits qui ne
comprennent ne serait-ce qu’un boulon ou
une ligne de programme issus des
États-Unis.
8. C’est en
vertu (si l’on peut dire...) de
telles lois (et d’autres de même
calibre) que les Américains se
permettent des intrusions dans la vie
privée des ressortissants des autres
pays, en exigeant, par exemple, des
renseignements détaillés sur ceux qui se
rendent aux États-Unis ou même survolent
brièvement le territoire américain.
C’est ainsi qu’en avril 2009, il y a
exactement 10 ans, un avion où se
trouvait le journaliste Hernando Calvo
Ospina, collaborateur du Monde
diplomatique, et qui se dirigeait
vers Mexico (en survolant un bout de
territoire américain) fut dérouté sur La
Martinique, entraînant un retard et un
surcoût considérable pour Air France et
pour les passagers. Et tout cela parce
qu’Hernando Cavo Ospina était critique
de la politique d’Alvaro Uribe,
président de la Colombie et protégé des
Etasuniens !
9. Pis encore (si
l’on peut dire...). On rappellera qu’en
juillet 2013, l’avion qui ramenait de
Moscou en Bolivie le président bolivien
Evo Morales fut interdit de survol du
territoire national par la France,
l’Italie, l’Espagne et le Portugal parce
que les Etasuniens soupçonnaient Evo
Morales de ramener de Russie en Bolivie
Edward Snowden, poursuivi par les
Américains. L’avion présidentiel dut
atterrir à Vienne, en Autriche, et il
fallut qu’Evo Morales se gendarme pour
que son avion ne fût pas fouillé ! Autre
violation (et grossière) de l’immunité
et des usages diplomatiques. Aurait-on
osé agir ainsi à l’égard du président
chinois ?
10. Un trait – qui
a d’ailleurs été noté par les
journalistes – était l’abondante barbe
de Julian Assange au moment de son
arrestation. Barbe si fournie qu’elle
lui conférait, de loin, une allure de
vieillard. Or, une telle barbe a été
courante chez nombre de sujets ayant
soit subi une longue captivité - soit
des épreuves particulièrement dures,
comme Bobby Sands en 1981, soit ayant
été obligés de se cacher dans des
conditions précaires : que ce fût Saddam
Hussein lors de sa capture, en décembre
2003, ou Radovan Karadzic, en juillet
2008. On peut se demander si la vision
d’une telle barbe ne serait pas de
nature à suggérer (peut-être
lointainement, peut-être inconsciemment,
car peu de gens se souviennent des
photos de Bobby Sands, de Saddam Hussein
ou de Radovan Karadzic dans ces
circonstances) une identification des
uns aux autres. Peut-être, plus
récemment, y aurait-il aussi eu une
identification avec Cesare Battisti,
capturé en juillet de cette année ?
Manière de suggérer : tous, autant
qu’ils sont, sont des gibiers de potence
car qui se ressemble s’assemble...
Remarques
d’ensemble. Les médias ont passé bien
vite (trop vite) sur cette affaire, qui
apparaît comme la partie émergée d’un
inquiétant iceberg :
1. Aujourd’hui,
sauf lorsqu’on est dans un pays hors de
portée des Américains (Russie, Chine,
Corée du Nord...), il est difficile
d’échapper à leur vindicte.
2. Les Etasuniens
ignorent totalement la souveraineté
nationale ou l’immunité diplomatique
lorsqu’ils ont quelqu’un dans le
viseur : que l’on songe à la capture du
président Manuel Noriega, pourtant
réfugié à la nonciature de Panama, et
qui dut se rendre début janvier 1990,
son pays ayant été envahi par l’armée
américaine. Ou au bombardement de
l’ambassade de Chine à Belgrade, en mai
1999. Et les Etasuniens n’ont pas élevé
non plus beaucoup de protestations
lorsque, en 1992, les talibans sont
allés chercher, dans un bâtiment de
l’ONU, le dernier président communiste
d’Afghanistan, Mohammed Najibullah,
qu’ils l’en ont sorti avec son frère,
qu’ils les ont torturés puis tués tous
les deux.
3. Non seulement,
par leurs lois extra-territoriales, les
Etasuniens s’arrogent le droit de punir
n’importe qui dans le monde, mais aussi,
en ne reconnaissant pas la compétence de
la Cour Pénale Internationale pour juger
leurs ressortissants. [Ils ne sont
d’ailleurs pas les seuls].
4. La plupart des
pays appartenant à leur aire (notamment
les pays européens) n’osent rien faire
contre eux. Qu’ont fait les Européens
après la dénonciation de l’accord sur le
nucléaire iranien par Donald Trump ?
Rien. Qu’ont-ils fait après la
reconnaissance, par le même Donald
Trump, de la souveraineté d’Israël sur
le plateau du Golan ? Toujours rien.
Qu’ont-ils fait lorsqu’il a reconnu
illégalement, comme président du
Venezuela, l’autoproclamé Juan Guaido ?
28 d’entre eux, et non des moindres,
l’ont servilement suivi...
Certes, les
Etasuniens ne sont pas seuls à opérer
ainsi à l’étranger. Mais ils sont les
seuls à le faire à cette échelle et avec
cette ampleur et, surtout, à donner un
fondement juridique à leurs
malversations. Cela n’est-il pas lourd
de menaces si, à l’avenir, d’autres pays
s’avisent de les imiter ?
Titre et
illustration : LGS
©
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