Chronique de
Palestine
Avec Wikileaks, Julian Assange a rappelé
chaque journaliste à ses devoirs
Patrick Cockburn
L'extradition aux États-Unis signifiera
pour Julian Assange de finir sa vie
derrière les barreaux,
ou pire... Photo : via RT
Samedi 7 mars 2020
Assange a été la cible de tentatives
officielles et répétées pour le
discréditer ou, à tout le moins, de
brouiller les pistes dans un cas qui
devrait être reconnu comme touchant à la
liberté d’expression.
J’étais à Kaboul en
2010 lorsque Julian Assange et
WikiLeaks ont publié pour la
première fois une volumineuse archive de
documents classifiés du gouvernement
américain, révélant ce que Washington
savait réellement de ce qui se passait
dans le monde. J’ai été particulièrement
intéressé par l’une de ces divulgations,
qui se présentait sous la forme d’une
vidéo que le Pentagone avait refusé de
publier malgré une demande s’appuyant
sur le
Freedom of Information Act.
Lorsque WikiLeaks a
publié la
vidéo, il était évident que les
généraux américains avaient voulu la
garder secrète. Trois ans plus tôt,
j’étais à Bagdad lorsqu’un hélicoptère
américain a mitraillé et tiré des
roquettes sur un groupe de civils au sol
qui, selon les pilotes américains,
étaient des insurgés armés, tuant ou
blessant bon nombre d’entre eux.
Les journalistes
irakiens ne croyaient pas aux
affirmations de l’armée américaine parce
que parmi les morts figuraient deux
journalistes de l’agence de presse
Reuters. Il n’était pas non plus
imaginable que des insurgés aient marché
en plein air avec leurs armes alors
qu’un hélicoptère américain Apache était
au-dessus d’eux.
Nous n’avions rien
pu prouver avant que
WikiLeaks ne rende public le film
tourné depuis l’hélicoptère Apache. Le
voir et l’entendre a toujours le pouvoir
de choquer : les pilotes jubilent
lorsqu’ils chassent leurs proies, y
compris des personnes dans un véhicule
qui s’arrêtent pour aider les blessés,
en disant: « Oh oui, regardez ces
salauds morts », et, « Ha, ha, je les ai
frappés. » Quiconque souhaite savoir
pourquoi les États-Unis ont échoué en
Irak devrait y jeter un œil.
Les révélations de
WikiLeaks en 2010 et en 2016 sont
l’équivalent actuel de la publication
par Daniel Ellsberg en 1971 des
Pentagon Papers, dévoilant la
véritable histoire de l’engagement
américain dans la guerre du Vietnam. Ils
sont, en fait, d’une importance encore
plus grande parce qu’ils sont plus
variés et fournissent un point d’entrée
dans le monde tel que le gouvernement
américain le voit réellement.
Les révélations ont
probablement été le plus grand scoop
journalistique de l’histoire, et des
journaux comme le New York Times
ont reconnu ce fait par le vaste espace
qu’ils ont accordé aux révélations. La
corroboration de leur importance a été
dramatiquement confirmée par la rage de
l’establishment américain de la
sécurité et de ses alliés d’outre-mer,
et la détermination furieuse avec
laquelle ils ont poursuivi Assange, le
cofondateur de
WikiLeaks.
Daniel Ellsberg est
traité à juste titre comme un héros qui
a révélé la vérité sur le Vietnam, mais
Assange, dont les actions étaient très
similaires à celles d’Ellsberg, est
détenu dans la prison de haute sécurité
de Belmarsh. Il fait face à une audience
à Londres cette semaine pour décider
s’il sera extradé du Royaume-Uni vers
les États-Unis pour espionnage. S’il est
extradé, il a de bonnes chances d’être
condamné à 175 ans de prison dans le
système pénitentiaire américain en vertu
de la loi sur l’espionnage de 1917.
Depuis qu’Assange a
orchestré la publication de documents
via
WikiLeaks, il a été la cible de
tentatives officielles et répétées pour
le discréditer ou, à tout le moins, de
brouiller les pistes dans un cas qui
devrait être reconnu comme touchant à la
liberté d’expression.
La tentative
initiale de diaboliser Assange est venue
immédiatement après la première
publication des documents, affirmant que
cela coûterait la vie à des personnes
nommées. Le gouvernement américain
soutient toujours que des vies ont été
mises en danger par
WikiLeaks, bien qu’il n’ait jamais
produit de preuves à cet égard.
Au contraire, le
responsable du contre-espionnage
américain qui était en charge de
l’enquête du Pentagone sur l’impact des
révélations de
WikiLeaks a admis en 2013 qu’il n’y
avait pas un seul cas d’un individu tué
par les forces ennemies à la suite de ce
WikiLeaks avait fait.
Le
brigadier-général Robert Carr, chef du
groupe de travail sur la révision des
informations du Pentagone, a déclaré à
l’audience devant fixer la peine de
Chelsea Manning que sa première
affirmation selon laquelle un individu
nommé par
WikiLeaks avait été tué par les
Talibans en Afghanistan était
incorrecte. « Le nom de l’individu
n’était pas dans les divulgations »,
a-t-il admis.
Le jour où les
révélations de
WikiLeaks ont été rendues publiques,
j’avais rendez-vous à Kaboul avec un
responsable américain qui m’a demandé
quel était la mention en tête des
papiers divulgués. Quand je le lui ai
dit, il était peu inquiet de la
profondeur des secrets de l’État
américain ainsi révélés.
J’ai appris plus
tard la raison de son attitude assez peu
soucieuse. La base de données à laquelle
Manning avait accès s’appelait SIPRNet
(Secret Internet Protocol Router), qui
est un système Internet militaire
américain.
Après le 11
septembre, ce système a été utilisé pour
s’assurer que les informations
confidentielles disponibles pour une
partie du gouvernement américain étaient
disponibles pour les autres. Le nombre
de personnes disposant d’une
habilitation de sécurité appropriée et
pouvant théoriquement accéder à SIPRNet
était d’environ 3 millions, bien que le
nombre de personnes disposant d’un mot
de passe correct, bien que toujours
important, aurait été bien inférieur.
Le gouvernement
américain n’est pas assez naïf pour
mettre de vrais secrets sur un système
dont le but était d’être ouvert à tant
de gens, y compris un simple sergent
comme Chelsea Manning. Les documents
sensibles des attachés de défense et
autres ont été envoyés par des canaux
alternatifs et plus sécurisés.
Si les services de
sécurité américains avaient vraiment
utilisé un système aussi peu sûr que
SIPRNet pour envoyer les noms de ceux
dont la vie serait en danger si leur
identité était révélée, ils auraient
bientôt manqué de recrues.
La fausse
accusation selon laquelle des vies
avaient été perdues, ou auraient pu être
perdues à cause de
WikiLeaks, a fait du tort à Assange.
Les accusations selon lesquelles il se
serait rendu coupable de
viol et d’agression sexuelle sur
deux femmes en Suède en 2010 sont les
plus préjudiciables.
Il a toujours nié
ces allégations, mais elles l’ont
condamné au statut permanent de paria
aux yeux de beaucoup.
Le procureur
suédois a interrompu l’enquête sur le
prétendu viol l’année dernière en raison
du temps écoulé, mais cela ne fait
aucune différence pour ceux qui estiment
que tout ce qu’Assange a dit ou fait est
définitivement entaché et que les
révélations de
WikiLeaks ne sont qu’une question
secondaire.
De même, la plupart
des médias considèrent le personnage et
le comportement présumé d’Assange comme
la seule
histoire qui mérite d’être couverte.
Bien que des informations sur SIPRNet et
les témoignages du général Carr aient
été publiées il y a longtemps, peu de
journalistes semblent en être
conscients.
Mais ce n’est pas à
cause de ce qui ce serait produit en
Suède qu’Assange est menacé
d’extradition vers les États-Unis , mais
pour être poursuivi en vertu de la loi
sur l’espionnage. Les accusations
portent toutes sur la divulgation de
secrets d’État, le genre de chose que
tous les journalistes devraient aspirer
à faire, et beaucoup l’ont fait en
Grande-Bretagne et aux États-Unis sans
être soumis à des sanctions officielles.
Comparez
l’empressement du gouvernement
britannique à emprisonner Assange avec
son manque d’intérêt à retrouver et
poursuivre la personne qui a divulgué
les câbles secrets de l’ambassadeur
britannique aux États-Unis, Kim Darroch,
au journal Mail on Sunday l’année
dernière. Ses commentaires négatifs sur
Donald Trump ont provoqué une réaction
de colère du président américain qui a
forcé Darroch à
démissionner.
Assange a été à
l’origine de
divulgations sur les activités du
gouvernement américain qui sont plus
importantes que les révélations des
Pentagon Papers. C’est pourquoi il a été
poursuivi jusqu’à ce jour et sa punition
est bien plus cruelle que tout ce qui a
été infligé à Daniel Ellsberg…
* Patrick
Cockburn est un journaliste de The
Independent spécialisé dans l’analyse de
l’Irak, la Syrie et les guerres au
Moyen-Orient. Il est l’auteur de
Muqtada Al-Sadr, the Shia Revival, and
the Struggle for Iraq et de
Age of Jihad: Islamic State and the
Great War for the Middle East.
21 février 2020
–
The Independent – Traduction :
Chronique de Palestine – Lotfallah
Le dossier Julian Assange
Les dernières mises à jour
|