Opinion
Les pourparlers israélo-palestiniens :
une mise à jour
Norman Finkelstein
Norman
Finkelstein - Photo: D.R.
Jeudi 27 février 2014
(Suite de l’interview intitulée « La
Fin de la Palestine ? »)
Comme le Secrétaire d’Etat américain John Kerry l’a
récemment observé, nous sommes
maintenant à un « point
critique » de l’histoire du conflit
israélo-palestinien. Dans une interview
réalisée plus tôt ce mois-ci par le
Nouveau Projet de Gauche, Norman
Finkelstein a présenté
une analyse en profondeur de la
direction que prennent les pourparlers
israélo-palestiniens négociés par
Kerry, l’essentiel étant ceci : en
l’absence d’un mouvement palestinien
renaissant, les États-Unis et Israël
parviendront à imposer avec succès à une
direction palestinienne d’une faiblesse
sans précédent les conditions
israéliennes de résolution du conflit,
infligeant selon toute vraisemblance une
défaite décisive à la lutte des
Palestiniens pour l’autodétermination
qui dure depuis plusieurs décennies.
A mesure que la diplomatie prend de la vitesse et
qu’un accord se rapproche, nous
publierons des mises à jour périodiques
sur la situation d’après les analyses de
Norman Finkelstein. Le texte suivant est
adapté d’une conversation avec Jamie
Stern-Weiner (New
Left Project).
Il y a eu, depuis notre discussion précédente,
trois évolutions majeures qu’il convient
de souligner.
(1) L’appétit d’Israël a augmenté en mangeant
Les choses ont avancé plus ou moins comme le
Secrétaire d’Etat Kerry l’espérait, sauf
qu’il a fait une erreur de calcul. Comme
moi, Kerry a présumé que s’il adoptait
les positions constantes qu’Israël a
défendues durant les négociations
d’Annapolis de 2008, il aurait les
Israéliens dans sa poche. Il n’avait pas
prévu la dynamique qui fait qu’avec
chaque bouchée, la faim d’Israël
augmente. Voyant la faiblesse de
l’Autorité palestinienne, et à quel
point Kerry est conciliant, certains
Israéliens se disent maintenant,
pourquoi ne pas demander plus ?
Ils exigent maintenant
un quatrième bloc de colonies ; ils
revendiquent
la reconnaissance palestinienne d’Israël
comme d’un « Etat juif » ; ils
demandent
l’annexion de la vallée du Jourdain
– alors que rien de tout cela n’était
apparu durant les négociations
d’Annapolis. À Annapolis, la position
israélienne sur la vallée du Jourdain
était exactement ce que Kerry offre
maintenant, à savoir la présence d’une
force internationale, alors que des
différends techniques mineurs tels que
le contrôle sur le spectre
électromagnétique devaient encore être
résolus. Mais certains Israéliens se
disent maintenant, Que diable, on a
obtenu la chambre, pourquoi ne pas
demander toute la maison ?
Ce qui est plus inquiétant encore, c’est qu’ils
pourraient avoir raison. Les
Palestiniens sont politiquement si
faibles qu’Israël peut peut-être
vraiment obtenir beaucoup plus. Kerry
n’acceptera pas d’être ridiculisé une
nouvelle fois après son humiliation dans
la crise des armes chimiques syriennes.
Il y aura probablement une manœuvre
d’équilibrage : d’une part, Kerry va
essayer d’intégrer une partie des
exigences élargies d’Israël, tandis que,
d’autre part,
les Européens vont continuer à resserrer
les vis sur Israël.
(2) En Israël, la phase de « politique
politicienne » a commencé
En Israël, différents groupes d’intérêt et lobbies
s’alignent. L’un des groupes qui
a occupé le devant de la scène ces
derniers jours est composé de ceux
que Noam Chomsky appelle les
« capitalistes rationnels ». Pour ces
élites d’affaires très riches,
« Israël » n’est qu’une tête d’épingle
sur la carte. Ils ont une vision plus
grandiose. Ils veulent créer quelque
chose qui ressemble à une
Sphère de Coprospérité du Grand
Moyen-Orient, avec Israël dans le
rôle du Japon. Il y a récemment eu un
rapprochement significatif entre Israël
et l’Arabie Saoudite, et pas un jour ne
passe sans que des rapports concernant
la participation d’une délégation de
responsables israéliens à quelque
rencontre dans le Golfe nous
parviennent. Ces capitalistes rationnels
voient maintenant une occasion de
réaliser leurs ambitions régionales (et
même mondiales) en mettant fin au
conflit avec les Palestiniens. Ils ne
veulent pas qu’une petite chose stupide
comme la vallée du Jourdain soit un
obstacle à une ouverture en Arabie
Saoudite et dans le Golfe.
Mais l’intérêt que beaucoup d’Israéliens ont
développé dans la perpétuation du
conflit ne devrait pas non plus être
sous-estimé. Le Ministre de la Défense Yaalon, qui a tenu
des propos tonitruants selon lesquels
Israël conserverait la vallée du
Jourdain, en est un bon exemple.
Yaalon est parfaitement conscient du
fait que la vallée du Jourdain n’a
aucune valeur stratégique. Mais il a une
très grande influence dans la société
israélienne parce que c’est un militaire
dans une société fortement militarisée.
Si la vision des capitalistes rationnels
d’Israël est parachevée et qu’un accord
est conclu, son influence sera quelque
peu diminuée. Et il a donc un intérêt à
maintenir une atmosphère de conflit de
faible intensité.
On touche là à une question politique plus large. À
mon avis, beaucoup de gens se fourvoient
sur la politique en la considérant à
tort comme déterminée par un motif
prééminent. Prenez l’attaque
américaine contre l’Irak en 2003. La
question de base à l’époque était,
Quelle est la motivation de Bush ?
Certaines personnes ont dit que c’était
le pétrole ; d’autres ont dit que
c’était le lobby israélien ; d’autres
ont désigné l’industrie de l’armement.
Mais en politique, je ne pense pas qu’il
soit pertinent de rechercher un motif
simple et décisif. Ce qu’on a à la
place, au contraire, est une convergence
d’intérêts, dont la prépondérance pèse
d’un côté ou de l’autre de la balance
politique. Dans le cas de l’Irak, Karl
Rove [principal conseiller de Bush]
voulait une invasion pour un objectif
politique étroit : voir Bush réélu. La
politique a sa propre autonomie ; elle
n’est pas simplement réductible à des
intérêts économiques. Puis il y avait
ceux qui étaient là pour le pétrole, ou
qui ont vu de grandes opportunités dans
l’occupation (et la reconstruction) de
l’Irak. Puis il y avait ceux qui ont vu
cette intervention comme une occasion
d’affirmer la puissance américaine sur
la scène mondiale, ou de remodeler la
carte du Moyen-Orient. Il y avait une
convergence d’intérêts, dont la
prépondérance a favorisé une attaque. Il
est même probablement vrai qu’un élément
psychologique – la relation tourmentée
de Bush avec son père – ait joué un
certain rôle dans la décision
d’attaquer. Cela semble petit et
insignifiant, mais en politique, si vous
avez beaucoup de pouvoir, la petitesse
peut jouer un grand rôle. La quête du
président palestinien Mahmoud Abbas pour
obtenir un prix Nobel et assouvir un
désir de vengeance rétrospective sur le
défunt président de l’OLP Yasser Arafat
(qui l’humiliait) sont probablement des
facteurs dans son calcul.
En Israël, en ce moment, les divers groupes
d’intérêt s’alignent d’un côté ou de
l’autre. Ainsi, les capitalistes
rationnels et les politiciens centristes
comme Tzipi Livni favorisent un accord,
tandis que les partisans farouches de la
colonisation, les idéologues sionistes
et les éléments de l’establishment
militaire s’y opposent. Ensuite, il y a
des gens comme le Premier ministre
Netanyahu et le ministre des Affaires
étrangères Lieberman, pour qui il s’agit
d’une question essentiellement
politique. Netanyahu veut rester au
pouvoir et Lieberman veut lui succéder,
ils doivent donc équilibrer les groupes
d’intérêts concurrents et aussi faire
attention à ne pas offenser Washington.
(3) Les Palestiniens restent un facteur nul
Le troisième facteur est remarquable par son
absence : les Palestiniens. Les
Palestiniens savent qu’ils sont en train
de se faire écraser par un rouleau
compresseur. Dans toute la couverture
actuelle des événements, ils ne sont
qu’une note de bas de page. Arafat avait
l’habitude de se traîner d’une capitale
arabe et européenne à l’autre chaque
fois qu’une crise se produisait. Il a
engrangé plus de miles aériens
que Henry Kissinger. Aujourd’hui, nous
avons la direction palestinienne
désespérée qui se déplace en navette,
mais pour aller où ? Au
Comité Al Qods. Pour l’amour de
Dieu, est-ce que quelqu’un aurait ne
serait-ce qu’entendu parler du Comité Al
Qods ? C’est une claque d’octogénaires
qui siègent à longueur de journée avec
leur thé et leur chicha. Maintenant, il
est rapporté qu’Abbas
se déplace en Russie. Comme si
Poutine se souciait le moins du monde de
la Palestine en ce moment. Pour la
première fois depuis son apparition il y
a un siècle, la question de Palestine a
été réduite à ses dimensions
géographiques étroites : un conflit
« provincial ». Je déteste répéter cet
horrible cliché, mais si Arafat était
une tragédie, on a maintenant une farce
au cube. Il est très révélateur que le
bras droit d’Abbas, Saeb Erekat,
considère que le journaliste Jack Khoury
de Ha’aretz est un allié plus
important que le peuple palestinien. Il
murmure à l’oreille de Ha’aretz
pour exprimer les griefs palestiniens.
Mais au peuple palestinien ? Rien du
tout. Et de toute évidence, le peuple ne
s’en soucie pas.
Les pôles du débat sont actuellement mis en place :
à une extrémité, nous avons la
proposition de Kerry (en substance, la
position israélienne à Annapolis), et à
l’autre extrémité, ceux en Israël qui ne
veulent pas renoncer à quoi que ce soit.
La position palestinienne a disparu du
débat. Les Palestiniens vont protester
lorsque le rouleau compresseur les
écrasera, et à ce point tout le monde va
s’écrier : « Est-ce que vous parlez
encore des blocs de colonies ? On s’est
déjà mis d’accord sur ce point. » Et les
Palestiniens vont alors paraître comme
les saboteurs.
Quel est le résultat de ces trois facteurs ? Un
accord-cadre sera atteint prochainement. Tzipi Livni et Yitzhak Molcho ne
seraient pas
allés à Washington autrement – ils
en sont aux détails maintenant. La venue
des Palestiniens est prévue la semaine
prochaine, quand ils vont recevoir leurs
ordres de marche.
La direction palestinienne continuera de se donner
bonne contenance, mue par son alliage
habituel de bêtise et de désespoir. En
Israël, la politique politicienne
continuera. Comme cela s’est passé en
Afrique du Sud dans les années 1980, les
capitalistes rationnels vont se séparer
des « vrais-croyants » idéologiques. Les
blocs d’intérêt vont se cristalliser et
il y aura probablement une élection. Ma
prévision est que ceux qui sont
favorables à la fin du conflit vont
gagner.
Certains partisans de Boycott, Désinvestissement et
Sanctions (BDS) interprètent
l’hystérie récente en Israël à
propos de la menace d’un boycott
international comme leur victoire. Dans
la politique israélienne, comme nous
l’avons vu, les différents groupes
d’intérêt s’alignent : les colons en vue
de conserver toutes les colonies (et pas
seulement les principaux blocs de
colonies dans lesquels 85 % des colons
résident), les capitalistes rationnels
en raison de leurs ambitions régionales
(et mondiales), l’establishment
militaire en raison du prestige national
et d’avantages indirects – et absolument
personne à cause de BDS. Ces
milliardaires israéliens ne vont
certainement pas être inquiétés par un
vote de l’American
Studies Association (l’Association
des études américaines). Ils ne sont
même pas préoccupés par un boycott des
produits des colonies de la part de
l’Union européenne ; leurs ambitions
sont beaucoup plus grandes qu’une usine
d’ouvre-boîtes à Ariel. Ils ne sont pas
intimidés par BDS, ils utilisent
BDS pour mobiliser l’opinion publique en
faveur de leur propre ordre du jour
étroit. BDS est un facteur aussi
important que le Comité Al Qods.
Norman Finkelstein, Jamie Stern-Weiner
Norman Finkelstein est notamment l’auteur de
Knowing Too Much : Why the American
Jewish Romance with Israel is Coming to
an End (OR Books, 2012) et,
avec Mouin Rabbani, de Comment
résoudre le conflit israélo-palestinien
(Or Books, à paraître).
Jamie Stern-Weiner co-édite
New Left Project (Nouveau projet de
gauche).
Article original :
http://normanfinkelstein.com/2014/norman-finkelstein-and-jamie-stern-w...
Traduction :
Salah pour
Le Grand Soir
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