Opinion
Justice prédictive et surveillance
globale :
demain tous suspects ?
Nicolas Bourgoin
Jeudi 26 mars 2015
La future loi sur le renseignement qui
légalise la surveillance de masse sous
couvert de guerre contre le terrorisme a
fait les choux gras de la presse
dominante. Mais cette énième loi
liberticide qui suit de près la
loi sur le terrorisme de novembre
dernier, la
loi sur la géolocalisation de mars
2014 et la
loi de programmation militaire de
décembre 2013, n’est que le point
d’orgue d’un processus qui a débuté il y
a une dizaine d’années : le basculement
progressif du droit pénal dans un régime
préventif. La traque obsessionnelle des
individus dangereux ou des comportements
suspects aux fins d’éradiquer les
menaces avant même qu’elles ne se
concrétisent était déjà l’un des axes
forts du rapport Bauer de 2008. Avec les
mesures antiterroristes mises en place
par l’actuel exécutif, le « décèlement
précoce » des foyers de subversion est
plus que jamais à l’ordre du jour et
cette nouvelle doctrine de sécurité est
sans doute la plus terrifiante arme de
destruction massive des libertés
publiques jamais inventée.
La
Révolution sécuritaire lamine
inlassablement les libertés publiques et
les droits des citoyens à coups réformes
pénales et de textes de loi. Révolution
graduelle et silencieuse, elle échappe
en partie à l’attention des populations
absorbées par les difficultés du
quotidien. Mais le quantitatif, au-delà
d’un certain seuil, conduit à un saut
qualitatif. Depuis l’ère Sarkozy, un
basculement s’est produit avec la montée
en force d’un régime préventif qui
subvertit peu à peu le droit pénal. A
l’origine de ce bouleversement,
le rapport Déceler-Etudier-Former
: une voie nouvelle pour la recherche
stratégique – Rapprocher et mobiliser
les institutions publiques chargées de
penser la sécurité globale rédigé
par Alain Bauer à la demande de
l’ex-président. Publié il y a 7 ans, et
plus que jamais d’actualité.
Le Rapport
Bauer : sécurité globale et décèlement
précoce
Passé du syndicalisme étudiant à
l’ingénierie sécuritaire, Alain Bauer
est un ami intime de l’actuel Premier
Ministre depuis le « pacte
de Tolbiac » qui a scellé leur union
politique. Il est aussi un VRP
multicarte des produits sécuritaires :
co-fondateur de l’IHESI sous la houlette
de Pierre Joxe en 1989, PDG d’AB
Associates (société de conseil
et de prévention spécialisée dans la
sûreté urbaine) qu’il crée en 1994,
organisateur du colloque de Villepinte
en 1997, auteur de nombreux livres sur
les questions de sécurité (à tonalité
néo-conservatrice), il est nommé en 2003
par Nicolas Sarkozy, alors ministre de
l’Intérieur, président de l’Observatoire
National de la Délinquance et des
Réponses Pénales ainsi que directeur de
la Commission Nationale de
Vidéosurveillance.
Le rapport qu’il rédige à la demande
de l’ex-président pose les bases d’une
nouvelle pensée stratégique
ultra-sécuritaire visant à « gérer les
crises non militaires, coordonner le
renseignement préventif, déceler les
signaux faibles et suivre au jour le
jour l’évolution des dangers et des
menaces » (p.11) ainsi qu’à moderniser
les structures de sécurité et de défense
de la nation. Le « décèlement précoce »,
c’est-à-dire l’identification de la
menace quand elle n’est encore qu’au
stade embryonnaire à partir du repérage
de « signaux faibles », « offre de
considérables avantages en matière de
perception des dangers et menaces
émergents. Il évite de tout balayer et
vérifier systématiquement, ce qui permet
des économies et surtout de concentrer
l’action sur les points critiques à haut
risque » (p.24). Ceux dont le
comportement donne des indices de
dangerosité, même ténus, doivent être
identifiés, voire neutralisés par
précaution. La matérialité des faits
reprochés devient secondaire par rapport
à la supposée menace dont ils sont
porteurs. La
dégradation d’une voie de TGV (Dhuisy,
2008), la
détention de chlorate de soude et de
documents sur la fabrication d’explosifs
(Vierzon, 2008) ou d’ingrédients
nécessaires à
la fabrication de fumigènes
(Fontenay-sous-Bois, 2008) peuvent
justifier l’inculpation « d’association
de malfaiteurs en vue de la préparation
d’acte terroriste » avec à la clé une
peine de prison ferme.
Cette nouvelle doctrine de sécurité a
fixé le cadre actuel des pratiques de
répression : celles-ci doivent viser des
comportements, moins en fonction de
l’ampleur des dégâts réels qu’ils
causent, qu’en raison de la menace ou du
risque potentiels qu’ils représentent
pour la sécurité publique. La
jurisprudence Dieudonné qui rend
possible une interdiction préventive de
spectacle pour risque d’atteinte à la
dignité humaine est un cas exemplaire
d’une présomption de culpabilté,
innovation juridique
lourde de conséquence pour les libertés
publiques. Le paradigme prédictif
conduit à élargir le contrôle social qui
doit désormais s’exercer non seulement
sur les individus réellement délinquants
mais encore sur des sujets sociaux
collectifs considérés comme des groupes
producteurs de menaces pour la société,
dont il s’agit d’évaluer la dangerosité
sociale relative au moyen du
renseignement préventif (par les
techniques biométriques et le fichage à
grande échelle) permettant la
surveillance administrative de larges
fractions de la population et la mise à
l’écart, voire l’incarcération, des
individus déclarés dangereux.
L’importation du principe de précaution
dans le domaine pénal conduit ainsi à
sanctionner des intentions supposées
(attestées par des indices de
comportement suspects comme la
consultation de certains sites
Internet) au même titre que l’acte
accompli, même en l’absence de
commencement d’exécution. Cette
« justice prédictive » conduit à punir
quelqu’un pour ce qu’il est – et donc
pour ce qu’il pourrait faire étant donné
sa dangerosité supposée – et non pour ce
qu’il a fait.
Les lois antiterroristes votées après
le 11 septembre 2001 instituant à la
fois une responsabilité pénale
collective (avec l’infraction d’association
de malfaiteurs en relation avec une
entreprise terroriste) et un délit
d’intention s’inscrivent dans cette
démarche proactive totalement à rebours
du droit pénal classique qui stipule
qu’on n’est pas responsable pénalement
du fait d’autrui et qu’il ne peut y
avoir de sanction sans fait punissable.
La loi contre le terrorisme de novembre
dernier va encore plus loin que les
précédentes en instituant un véritable
délit d’opinion : l’apologie du
terrorisme, aux contours éminemment
flous, qu’elle retire de la loi de 1881
sur la liberté de la presse pour en
faire un article spécifique du Code
pénal. Quiconque manifeste des signes
d’insoumission peut tomber sous le coup
de cette nouvelle inculpation qui
rappelle le « délit d’atmosphère »
instauré par le Terrorism Act
britannique de 2006 rendant les citoyens
pénalement responsables des conséquences
supposées de leur propre discours. Des
paroles de soutien à une action de lutte
armée, un
refus de faire la minute de silence
après les attentats de Charlie Hebdo ou
un simple message humoristique posté sur
facebook, peuvent désormais donner
lieu à une peine de prison ferme.
La guerre
contre le terrorisme est l’archétype de
la guerre préventive
L’emploi même du terme de « guerre »
indique que l’on a quitté le registre du
droit pénal classique qui considère
l’infracteur comme un délinquant
amendable, pour celui du
droit pénal de l’ennemi caractéristique des
régimes totalitaires. Un ennemi est
au mieux neutralisé, au pire éliminé. La
guerre justifie l’emploi de mesures de
sûreté comme l’internement des présumés
terroristes (qualifiés « d’ennemis
combattants illégaux ») dans les lieux
de non-droit comme le camp de Guantanamo
ou les « prisons
secrètes de la CIA« .
La pensée stratégique développée dans
le
rapport Bauer est ainsi la
transposition parfaite du concept de
guerre préventive des
néo-conservateurs américains dans le
domaine de la sécurité intérieure,
visant à éliminer la menace avant même
qu’elle ne se forme : « dans un monde
effervescent et peu prévisible, la
reconstruction d’une pensée stratégique
appuyée sur un outil souple de
décèlement précoce est désormais
cruciale. Depuis la fin de la guerre
froide, le terrorisme et le crime
organisé ont connu une mutation, une
mondialisation et des hybridations
telles qu’ils débordent largement du
cadre statique et rétrospectif où ils
s’étudiaient hier » (page 11).
A menace
globale, sécurité globale
Selon l’auteur, la globalisation de
la menace est un fait marquant de la
nouvelle période ouverte par les
attentats du 11 septembre 2001. Cette
idée est martelée dans le rapport, les
termes « global » ou « globalisation »
n’apparaissant pas moins d’une centaine
de fois dans le texte. Les déséquilibres
géopolitiques produisent un éclatement
des risques – terrorisme, criminalité
organisée, trafics transnationaux,
migrations illégales, cybercriminalité,
risques sanitaires et environnementaux –
qui rend nécessaire un redéploiement du
contrôle à des échelles multiples :
« désormais irriguée par le concept de
« sécurité globale », une nouvelle
pensée stratégique se doit d’intégrer
défense nationale, sécurité publique,
protection des entreprises ou sécurité
environnementale» (p.11). La
création d’une unité spécialisée
dans la lutte contre la cybercriminalité
et d’un
GIGN numérique au niveau européen
renforçant le rôle d’Europol ou encore
la promulgation du
traité de Prüm (dit Schengen
3) instituant un partage d’informations
biométriques à caractère personnel
(données génétiques et empreintes
digitales) entre États membres de
l’Union Européenne pour lutter contre le
terrorisme et l’immigration illégale,
sont des outils au service de la
globalisation de la surveillance. Avec
le nouveau concept de défense
globale, l’ennemi est à la fois
intérieur et extérieur, ce qui
conduit à rapprocher l’industrie de la
guerre de celle du contrôle, le domaine
de la défense de celui de la sécurité
intérieure, comme le spécifie
le livre blanc sur la défense et la
sécurité nationale qui « acte la fin du
clivage traditionnel entre sécurité
intérieure et sécurité extérieure (…)
dépasse le cadre strict des questions de
défense (…) élargit la réflexion à une
sécurité nationale qui intègre désormais
des dimensions importantes de la
politique de sécurité intérieure ». La
globalisation commande la mise en place
de nouveaux dispositifs pour mutualiser
l’information et optimiser le
renseignement préventif que l’étendue et
la diversité des menaces rendent
d’autant plus crucial. Le regroupement,
sous l’égide du ministère de l’Intérieur
du précédent quinquennat, des services
de la Direction de la Surveillance du
Territoire et de la majeure partie de
ceux de la Direction Centrale des
Renseignements Généraux dans une
Direction Centrale du Renseignement
Intérieur (DCRI) en juin 2008, la
création un mois plus tard d’un poste de
coordonateur du renseignement à l’Elysée
et la mise en place en juillet 2014 d’un
nouveau corps d’inspection générale des
services de renseignement placé sous
l’autorité directe du Premier Ministre
ont répondu à cet objectif. La fusion de
la surveillance extérieure et intérieure
conduit à la formation d’une véritable
police politique aux compétences
élargies et à disposition du pouvoir
exécutif.
La sécurité globale est la forme
nouvelle de l’idéologie dominante.
Reposant sur la terreur, elle fait de
l’expert en sécurité un
pompier-pyromane. Le sentiment d’un
danger invisible et permanent réduit le
coût de production du contrôle en
incitant les populations matraquées par
la propagande médiatique à propos du
« risque terroriste » à se soumettre au
système de domination : elles se
disent désormais prêtes à sacrifier
leurs libertés pour plus de sécurité. L’émotion
suscitée par chaque nouvel attentat est
ainsi l’occasion pour le gouvernement de
prendre des mesures d’exception qui
rapprochent la législation française
toujours un peu plus du modèle du
Patriot Act étasunien promulgué à la
suite des attentats du 11 septembre.
Renforcer les
pouvoirs de la police administrative,
contourner le pouvoir judiciaire.
L’essor de cette « pensée
stratégique » conduit à un important
investissement dans le champ des
technologies du contrôle des populations
et du repérage des risques en même temps
qu’elle étend les moyens donnés aux
services de renseignement.
Le repérage des suspects bénéficie
d’une
force logistique aux pouvoirs accrus –
308 millions viennent d’être redeployés
en faveur du plan de lutte contre le
terrorisme – et de dispositifs de
renseignement de plus en plus intrusifs
grâce à
la loi de programmation militaire qui
par son article 20 légalise la
surveillance d’Internet.
La
loi de novembre 2014 dote les agents
des services de renseignement de
pouvoirs équivalents à ceux de la police
judiciaire notamment pour fouiller les
ordinateurs à distance, perquisitionner
du matériel informatique, procéder à des
écoutes, requérir des personnes pour
déchiffrer des données cryptées et
recourir à des appareils de
géolocalisation et des capteurs de
proximité pour les téléphones portables.
La
dernière loi sur le renseignement
étend l’emploi de ces méthodes aux faits
touchant la Défense Nationale, les
intérêts de politiques étrangères, les
intérêts économiques et scientifiques
majeurs, la criminalité organisée, la
prolifération des armes de destruction
massive ainsi qu’aux « violences
collectives pouvant porter gravement
atteinte à la paix publique ». De quoi
au passage mater les ardeurs des
opposants aux projets insensés du
gouvernement socialiste à Notre-Dame
des Landes ou ailleurs…
Dans le viseur du gouvernement : le
garde-fou judiciaire contre l’arbitraire
de la raison d’État. L’un des objectifs
du dernier texte de loi sur le
renseignement qui sera voté avant l’été
est de renforcer le pouvoir de police
administrative – exercé en dernière
instance par le Premier Ministre – au
détriment du pouvoir judiciaire. La
surveillance par les services de
renseignement des connexions des
internautes et des sites jugés dangereux
ainsi que leur suppression éventuelle
par le pouvoir exécutif peut désormais
se faire
sans l’aval d’un juge et sans
justification relative au contenu. Cette
loi a suscité de fortes réserves
de la part de la CNIL qui a relevé
que le texte ne prévoyait aucun
garde-fou contre l’intrusion excessive
des services de renseignement dans la
vie privée des citoyens, en particulier
pour certaines professions
particulièrement exposées au pouvoir
politique (journalistes ou avocats).
L’association Reporters Sans Frontières
s’est inquiétée à juste titre des
risques que cette innovation juridique
faisait courir à la liberté de la
presse. Pour renforcer le système de
domination, rien de mieux que de limiter
les contre-pouvoirs…
Dans
Minority Report, les precogs
prédisent les crimes à venir et
permettent l’arrestation des coupables
virtuels avant même qu’ils ne commettent
leur méfait. Le crime ayant été
totalement éradiqué, tout se passe pour
le mieux dans le meilleur des mondes
jusqu’au jour où l’impensable se produit
: c’est le chef de la « Précrime »
lui-même qui se trouve identifié comme
futur criminel. Devenu la cible de la
machinerie policière qu’il ne contrôle
plus, il ne lui reste qu’à prendre la
fuite (impossible de prouver son
innocence d’un crime que l’on n’a pas
encore commis…). Ce film tiré d’une
nouvelle de Philip K Dick publiée en
janvier 1956 est prémonitoire car des
unités de police prédictive
travaillent aujourd’hui aux États-Unis
en se servant d’un logiciel conçu pour
prédire où et quand un crime va se
produire et arrêter préventivement les
suspects potentiels – au mépris de toute
présomption d’innocence. Les dernières
lois ultra-sécuritaires, instaurant la
surveillance de masse et le profilage
des individus à risque ont la même
ambition et sans doute les mêmes travers
prévisibles : fruits du cerveau malade
des décideurs politiques, demain entre
les mains d’un pouvoir autoritaire et
instruments de toutes les dérives
liberticides.
Voir également sur le site de
l'auteur
: un entretien à propos de son dernier
ouvrage « La
République contre les libertés« .
Une
présentation orale de cet ouvrage
Le sommaire de Nicolas Bourgoin
Les dernières mises à jour
|