Opinion
La nouvelle loi antiterroriste est
liberticide
et inefficace !
Nicolas Bourgoin
Photo:
D.R.
Dimanche 21 septembre 2014
La loi « renforçant les dispositions
relatives à la lutte contre le
terrorisme » vise à répondre aux
nouveaux parcours de radicalisation et
aux nouvelles formes de terrorisme
auxquels ne serait plus adaptée la
législation actuelle, en particulier à
la multiplication de « loups
solitaires » se formant individuellement
sur Internet. Plus concrètement, ce
texte veut conjurer la menace
représentée par l’augmentation des
départs de djihadistes vers la Syrie et
l’Irak, notamment dans les rangs de
l’Etat islamique – l’effectif recensé
des Français impliqués dans ces
filières, qu’ils soient sur place, en
transit ou déjà revenus, a bondi de 75%
depuis le début de l’année et atteint
aujourd’hui 930 personnes – tout en
donnant des moyens supplémentaires pour
surveiller les djihadistes de retour en
France. «
Le texte vise à répondre à l’évolution
de la menace en intensité, car le
creuset syrien alimente une menace sans
commune mesure avec ce qu’on a connu,
par le nombre, par la façon d’agir
diffuse et par la prégnance du numérique
», explique-t-on au ministère de
l’Intérieur. La raison avancée peut
surprendre quand on connaît par ailleurs
le soutien politique et l’aide militaire
que le gouvernement français a apporté
en sous-main aux rebelles combattant le
régime de Damas, véritables alliés
diplomatiques de la France – celle-ci
fournit d’ailleurs le plus gros
contingent de djihadistes occidentaux,
près d’un tiers du total. La cible
djihadiste semble bien n’être qu’un
nouveau prétexte pour renforcer les
dispositifs sécuritaires en vigueur dans
un contexte d’aggravation de la crise et
de montée en force de la contestation
sociale, d’autant plus que la plupart
des attentats sur le sol français ou
européen ne sont pas le fait des
islamistes mais
des séparatistes régionaux. Mais si
les lois antiterroristes déjà
promulguées ont fait la preuve de leur
inefficacité pour combattre le
terrorisme, la preuve en est qu’il en
faut une de plus, elles ont en revanche
permis aux différents gouvernements de
renforcer la surveillance et le contrôle
des populations.
Porté par le Ministre de l’Intérieur,
alors qu’il aurait dû l’être en principe
par celui de la Justice, et voté en
procédure accéléré, ce projet de loi est
le plus liberticide que la France ait
jamais connu. Il restreint de façon
drastique la liberté de circulation,
d’information, d’expression et de
communication.
La liberté d’aller et venir propre à
toute démocratie vole en éclat avec la
création par l’article 1 d’une
interdiction administrative de sortie du
territoire. Les services administratifs
pourront confisquer le passeport ou la
Carte Nationale d’Identité d’un individu
pour lequel ils ont «
des raisons de croire qu’il projette des
déplacements à l’étranger (…) dans des
conditions susceptibles de le conduire à
porter atteinte à la sécurité publique
lors de son retour sur le territoire
français. La mise en œuvre de cette
procédure suppose en amont une
surveillance et un « profilage » massif
des populations.
Mais, en plus d’être liberticide en
créant un « délit d’intention », cette
mesure paraît inadaptée à la réalité du
phénomène : comment prouver, avant même
le départ, que la personne sera un
danger au retour ? Comment contrôler le
déplacement des ressortissants français
à l’intérieur de l’espace Schengen où
une simple carte d’identité suffit
? L’escapade est facile : il suffit de
prendre un bus à la porte de Bagnolet à
destination d’Istanbul, où les Européens
ne sont pas astreints à visas, avant de
rejoindre la frontière syro-turque et
les nombreuses infrastructures mises en
place par les rebelles. Et si
l’apprenti-djihadiste est surveillé, il
pourra toujours éviter les transports en
commun en prenant la route. Rien donc
qui puisse freiner les déplacements de
djihadistes vers la Syrie. Et pour ce
qui est du retour en France, la
situation est aussi à l’avantage des
djihadistes : considérant qu’il faut
mobiliser quinze personnes pour suivre
un suspect 24 heures sur 24, les 3000
fonctionnaires français du
contre-espionnage n’y suffiront pas. Les
défaillances policières dans le suivi de
Merah avant les tueries de Toulouse et
Montauban rappellent à quel point la
surveillance des djihadistes est de
toute façon délicate.
Pour faire face au risque de passage
à l’acte de la part d’individus isolés,
le texte prévoit par son article 5 la
création d’une nouvelle incrimination
"d’entreprise terroriste individuelle
ayant pour but de troubler l’ordre
public par l’intimidation ou la
terreur". Elle est censée répondre à
l’individualisation des parcours de
radicalisation rendant difficile
l’incrimination des terroristes pour
« association de malfaiteurs en lien
avec une entreprise terroriste ». La
détention de substances dangereuses, la
simple consultation de certains sites
Internet réputés djihadistes, la
collecte d’informations destinées à
préparer un attentat suffisent pour
tomber sous le coup de cette inculpation
(seuls deux critères doivent être
satisfaits dans cette liste). Malheur à
l’innocent chercheur qui ne fait que se
renseigner aux fins d’une simple étude
scientifique sur la question… Cet
article de loi est sans doute le plus
liberticide du texte, condensant à lui
seul les logiques de surveillance et de
suspicion généralisées qui imprègnent
l’ensemble de la loi. Identifier les
internautes apprentis-djihadistes
suppose une surveillance massive des
connexions et un filtrage des
communications que l’internaute aguerri
pourra d’ailleurs déjouer en anonymisant
sa navigation (notamment avec le
logiciel TOR). Et en créant de toutes
pièces une infraction virtuelle
(entrepreneur terroriste) pour éviter la
commission d’une infraction réelle, on
fabrique une incrimination préventive :
une personne pourra donc être poursuivie
non pas pour des crimes ou des délits
qu’elle aura commis mais pour ceux
qu’elle sera supposée pouvoir commettre.
Avec cet article de loi, c’est la
totalité de la population française qui
devient potentiellement suspecte.
Le
volet numérique a concentré
l’essentiel
des critiques des défenseurs de la
liberté sur Internet, en particulier son
article 9 qui autorise sans l’aval d’un
juge le blocage administratif des sites
faisant l’apologie du terrorisme ou
incitant à commettre des actes
terroristes. Les services de police
pourront donc demander aux Fournisseurs
d’accès à Internet la suspension de
certains sites jugés dangereux sans
passer par une procédure contradictoire.
Quelque 160 sites signalés en 2013
pourraient être concernés par cette
mesure. Déjà présenté dans le cadre de
la LOPPSI 2 pour lutter contre les sites
pédo-pornographiques, cette mesure avait
été combattue en son temps par
l’ensemble du Parti Socialiste, Bernard
Cazeneuve compris, et à juste titre.
Outre le risque de sur-blocage (beaucoup
de sites non-djihadistes pourraient être
des victimes collatérales), elle suppose
un filtrage massif des réseaux sociaux
(par lesquels passe 80 % du contenu
échangé par les internautes) difficile à
mettre en œuvre et violemment
liberticide. De plus, elle considère que
la lutte contre l’embrigadement et
l’auto-radicalisation sur Internet est
prioritaire alors que la formation des
djihadistes se fait souvent dans les
réseaux locaux de quartier ou en prison
–
Mehdi Nemmouche en est un vivant
exemple. Elle est donc inutile et n’est
pas dénuée d’effets pervers car en
officialisant les sites djihadistes elle
fournit une information cruciale aux
candidats au départ…
Mais la mesure la plus lourde de
conséquences pour les libertés publiques
est sans doute celle qui crée un délit
d’opinion : l’apologie du terrorisme
(voir l’article 4). Comme l’apologie des
crimes de guerre, l’apologie du
terrorisme était jusque-là réprimée par
la loi sur la presse de 1881 qui encadre
la liberté d’expression en France. Le
texte fait sortir de ce périmètre
législatif les délits de « provocation
aux actes de terrorisme » et d’«
apologie du terrorisme », pour les
intégrer dans un article spécifique du
code pénal, considérant qu’il ne s’agit
pas «d’abus de la liberté d’expression
mais de faits qui sont directement à
l’origine d’actes terroristes», afin de
faciliter le travail des enquêteurs
travaillant sur ces dossiers, notamment
pour infiltrer les réseaux. Pour ce
faire, ils se verront dotés de nouveaux
pouvoirs d’investigation par les
articles 10 et 11, pour fouiller les
ordinateurs à distance, perquisitionner
du matériel informatique, requérir des
personnes pour déchiffrer des données
cryptées et avoir recours à des écoutes
et des sonorisations (dont la durée de
conservation est augmentée) et le tout
sans autorisation judiciaire spécifique.
Le contrôle d’Internet est une
constante préoccupation des
gouvernements qui se succèdent depuis 10
ans car cet espace de liberté et aussi
souvent un espace de contestation. Mais
jamais on n’était allé aussi loin dans
les mesures liberticides. Le « loup
solitaire » tombe à pic. La menace
réelle ou imaginaire qu’il représente
est bien utile pour justifier un flicage
du Web sans précédent et renforcer le
pouvoir exécutif en installant une
justice administrative expéditive. Utile
aussi comme outil de communication pour
faire diversion et resserrer les rangs
dans un moment de crise économique,
sociale et politique sans précédent.
Publié le 21 septembre 2014 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
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