Syrie
Que pensent les Syriens des
futures négociations
syro-turques à Astana ?
Mouna Alno-Nakhal
Vendredi 6 janvier 2017
Le dialogue entre Syriens
patriotes n’a pas attendu
l’« opération » d’Astana, terme adopté
par le quotidien syrien Al-Watan
pour désigner les négociations en vue
d’un règlement politique de la guerre
contre la Syrie, telles que prévues par
le plan de cessation des hostilités,
garanti par la Russie et la Turquie,
entré en vigueur le 29 décembre dernier
à minuit, et adopté à l’unanimité par le
Conseil de sécurité des Nations Unies
sous la Résolution 2336 du 31 décembre
2016.
Le dialogue est déjà commencé
entre les représentants des différents
partis sur les plateaux des télévisions
nationales. Pour exemple : l’émission
d’Al-Akhbariya TV de ce 3 janvier 2017
où le débat mené par la journaliste
Rania al-Zannoun a réuni :
-
Mme Majd
Niazi, Secrétaire
générale du mouvement « Souriya al-Watan »
[Syrie, la Patrie], regroupant 5
partis de l’opposition, 16
organisations civiles et nombre de
personnalités indépendantes.
-
M. Fateh
Jamous, l’un des
dirigeants de la « Coalition
des forces du changement pacifique »
ayant conduit une délégation
d'opposition parlementaire syrienne
à Moscou.
-
Dr.
Mahdi Dakhlallah
ancien ministre, ancien ambassadeur
et membre du parti de la majorité
parlementaire, Al-Baath.
Un débat sans animosité et
apparemment sans tabou puisque, tout en
reconnaissant l’importance considérable
de la base populaire du parti Al-Baath,
les représentants de l’opposition l’ont
mis devant ses responsabilités quant aux
conséquences de son manque de
concertation, de son acceptation que la
justice soit plus clémente à l’égard des
terroristes armés que des contestataires
politiques et, aussi, de sa négligence
face à la multiplication des écoles
religieuses en Syrie avant la crise.
Autant de critiques, justifiées ou non
selon le Dr Dakhlallah, sur lesquelles
nous ne nous étendrons pas, pour saisir
l’essentiel de ce que ces trois invités
pensent des négociations syro-turques
prévues à Astana.
Mme Majd Niazi :
Nous soutenons toute décision de
cessation des combats pour arrêter
l’effusion du sang syrien. Cependant,
nous pensons que cet accord n’est pas
une solution politique et représente,
tout au plus, un premier pas vers le
processus de désengagement.
Partant du constat que la guerre
sur la Syrie est régionale et même,
internationale, la solution sera
nécessairement régionale et
internationale, c’est ainsi ! Et, malgré
tout le respect que nous devons à nos
alliés qui ont combattu à nos côtés et
nous ont soutenus, nous sommes
conscients que la politique consiste à
ce que chaque État cherche d’abord et
avant tout à servir ses propres
intérêts. La preuve en est que l’Iran a
écarté l’Arabie saoudite et que la
Turquie a écarté les Kurdes. Sans
oublier que, jusqu’ici, le flou règne
quant aux participants à la réunion
d’Astana et que tout accord n’est pas
nécessairement rendu public.
Concernant l’exigence onusienne
d’une « opposition unifiée » qui
négocierait avec la délégation du
gouvernement syrien, nous refusons
absolument et définitivement de nous
coordonner avec toute personne inféodée
à l’étranger et considérons que, dans ce
cas, le terme « opposition » a été
galvaudé.
Nous ne nions pas que des
opposants patriotes existent à
l’étranger. Nous avons participé à tous
les congrès qui ont eu lieu à Moscou, à
Genève et en Iran et ailleurs. Nous
irons donc à Astana, mais il n’est pas
question que nous fassions partie d’une
délégation unique de l’opposition qui
réunirait des gens ayant appelé à
frapper la Syrie et notre Armée, des
gens touchant leur salaire de
l’étranger… Ces gens-là ne peuvent être
qualifiés d’opposants politiques. En
d’autres termes, nous refusons
définitivement de faire partie d’une
délégation commune avec ladite
« Opposition de Riyad » ou la prétendue
« Coalition Nationale Syrienne » [CNS].
Pour finir, nous regrettons que
l’État syrien doive consacrer autant
d’efforts à négocier avec ces prétendus
opposants qu’avec les opposants
patriotes de l’intérieur, et souhaitons
vivement que le parti Al-Baath se joigne
à notre plate-forme à Damas, à celle de
Lattaquié dirigée par M. Fateh Jamous et
à d’autres, pour préparer le seul
dialogue qui compte, entre nous, en
Syrie.
M. Fateh Jamous :
Cet accord tripartite n’implique
pas des négociations entre le
gouvernement syrien et l’ensemble des
groupes fascistes en Syrie. Je parle de
fascisme, parce que les parties qui
refusent absolument tout projet
politique ont pour fers de lance Daech,
le Front al-Nosra et l’ensemble des
fondamentalistes religieux. Le
terrorisme n’est pas un fait social qui
peut menacer un projet politique,
contrairement au fondamentalisme
religieux qui est un grand danger car
doctrinairement fasciste.
Cet accord, tel qu’il est rédigé
et notamment dans le Document V, engage
le gouvernement syrien à négocier avec
« Les dirigeants des groupes
d’opposition armée syriens, ci-après
dénommés « l’Opposition » [*],
supposés tenus par le régime politique
turc.
Le régime turc n’intervient donc
pas sous un angle technique, mais sous
un angle politique et stratégique pour
exploiter l’ensemble de ses méfaits en
Syrie jusqu’ici. Certes, on parle de
garant turc, mais il s’agit du même
courtier qui tente depuis longtemps de
réaliser son opération de mainmise des
Frères Musulmans sur le pays, les
signataires partageant sa doctrine et
lui servant de pantins.
Ajoutez à cela que chacune des
parties ayant son propre document, le
gouvernement syrien n’insiste que sur la
résolution 2254 et n’étant tenu qu’à « constituer
une délégation… », il
« s’emploiera à travailler conjointement
avec la délégation de la partie
adverse… ». Ce qui confirme, qu’il
ne s’agit pas d’un dialogue avec les
différents partis de l’opposition
syrienne, mais avec les seuls dirigeants
des groupes armés.
En ce qui me concerne, cet accord
est mineur, fragile et dangereux. Je
pense qu’il a été conclu par la Russie
pour tenter de contenir la Turquie d’ici
l’installation de la nouvelle
administration américaine, que la
Turquie tente d’en tirer des avantages
politiques et stratégiques, tandis que
l’Iran a disparu en tant que garant,
alors qu’elle a participé à tous les
détails et à toutes les étapes de son
élaboration.
Ni le passé, ni le présent, ni
aucun dieu du ciel ou de la terre, ne
sauraient me garantir que la Turquie
respectera cet accord. La seule garantie
est la méfiance de la Russie et la
méfiance du gouvernement syrien, car le
rôle turc est de loin le plus dangereux
en Syrie.
Et la seule solution exige que les
diverses oppositions syriennes de
l’intérieur et la société civile, qui
comptent sur l’Armée syrienne pour
lutter contre le fascisme, s’unissent en
un seul mouvement contre le danger du
fondamentalisme religieux qui nous
menace toujours, et que le gouvernement
syrien parraine un dialogue national à
Damas sans retourner en arrière pour
exercer le monopole du pouvoir et sans
fléchir dans sa volonté de combattre la
corruption. Les réunions à Genève, à
Astana ou ailleurs ne sont qu’une perte
de temps !
Dr Mahdi Dakhlallah :
En accord avec ses deux
interlocuteurs sur plusieurs points, il
a rappelé qu’il s’agissait d’un accord
de « Cessation des hostilités » et non
d’un Cessez-le-feu, ce qui écarte la
possibilité que les lignes de contact
entre les différentes forces sur le
terrain ne se transforment en frontières
pouvant consacrer les projets de
partition des uns et des autres,
d’autant plus que les termes ont été
choisis après de longs débats dès l’été
dernier.
Il a aussi rappelé qu’actuellement
la priorité des priorités était la lutte
contre le terrorisme étant donné qu’il
était toujours soutenu par plusieurs
États régionaux et occidentaux, tandis
que plus de 300 000 mercenaires sont
venus déstabiliser la Syrie dont le
gouvernement, contrairement à bien de
pays démocrates et en pleine guerre, a
quand même levé l’état d’urgence,
suspendu les tribunaux d’exception,
élaboré une nouvelle Constitution
inspirée par celles de La France et de
la Russie…
Pour lui cet accord serait plutôt
le résultat d’un consensus d’intérêts et
il n’est pas impossible que les
États-Unis ait préféré écarter l’Arabie
saoudite, pour s’en remettre au
« garant » turc.
Et puis, le lendemain, M.
Dakhlallah a résumé la suite de son
intervention dans un article du
quotidien syrien Al-Watan,
intitulé :
Syrie-Turquie… que se
passe-t-il ?
Les développements politiques
autour de la Syrie aux niveaux local,
régional et international paraissent la
plupart du temps tellement surréalistes,
qu’il faudrait un dictionnaire spécial
pour en décrypter les codes secrets. Il
n’empêche que nous devrions nous fonder
sur une règle, prouvée par l’expérience,
qui dit : « Ce qui fait la complexité
des choses est le grand nombre de choses
élémentaires qui les constituent ».
Par conséquent, pour que ce qui
nous paraît surréaliste se transforme en
réalité, il nous faut commencer par en
appréhender les éléments principaux :
Le 1er élément
concerne la négociation en tant que
nécessité :
La Turquie est un État agresseur
et envahisseur qui a volé les richesses
d’Alep et accordé son soutien total aux
terroristes, mais est-ce que cela doit
nous empêcher de négocier avec elle ?
Nous avons négocié avec Israël
pendant de longues années, pourquoi ne
négocierions-nous pas avec la Turquie ?
Négociations menées avec la médiation
des États-Unis, grande puissance alliée
de nos ennemis, pourquoi ne
négocierions-nous pas avec la Turquie
par l’intermédiaire de la Russie, grande
puissance et notre alliée ?
Nous avons négocié avec l’entité
sioniste, notre ennemi en tous points et
en toutes ses composantes, pourquoi ne
négocierions-nous pas avec la Turquie,
alors que nous avons de nombreux liens
avec son peuple malgré l'hostilité de
son gouvernement ?
Le 2ème élément
concerne les particularités de la
négociation :
Toutes proportions gardées, la
Syrie est aujourd’hui en meilleure
position de négociation que la Turquie :
l’équilibre militaire sur le terrain est
en sa faveur depuis la libération d’Alep
et le moral de l’État syrien est
meilleur en raison de sa résistance
depuis bientôt six années, alors que
celui de l’État turc est en net recul du
fait de l’accumulation des crises
internes. La Turquie d’aujourd'hui n’est
plus la Turquie de 2012. Elle va plus
mal. Et la Syrie d’aujourd’hui n’est
plus la Syrie de 2012. Elle va mieux.
En revanche, la Turquie dispose de
certains avantages étant donné qu’elle
occupe une partie de la Syrie et
soutient les mercenaires sévissant sur
le territoire syrien. Avantages que nous
pourrions inverser par une bonne gestion
des négociations, car les actions
turques sont contraires au droit
international.
Ceci en sachant que le recours à
la « force » du droit international est
important moyennant trois conditions :
que vous soyez fort sur le terrain, que
votre ennemi soit en situation de crise
structurelle à cause de l’agression
menée contre vous, que vous sachiez
exploiter la situation à votre avantage.
Cette troisième condition est
primordiale, faute de quoi la situation
se retournerait contre vous car le fait
accompli peut égaler, sinon dépasser, la
force du droit.
Le 3ème
élément concerne la présence de l’allié
sur le terrain :
La Russie et l’Iran sont impliqués
sur le terrain et ne se contentent pas
d’un soutien de l’extérieur. Mais, ici
aussi, existent un avantage et des
dangers. L’avantage est qu’ils nous
offrent une occasion de tirer le
meilleur parti de leur « présence » sur
notre territoire. Les dangers sont
qu’ils risquent d’exercer des pressions
pour que nous acceptions certaines
solutions.
Donc, là aussi, la situation exige
l’art de traiter avec l’allié, tout
autant que l’art de négocier avec
l’ennemi. Pour cela, je pense qu’il nous
faut fixer des lignes rouges
indépassables sur lesquelles nous devons
nous entendre, par avance, avec l’allié.
Le 4ème élément
concerne les bonnes relations entre
l’allié et l’adversaire :
Notre relation avec l’adversaire
turc souteneur du terrorisme est
mauvaise, mais les relations entre nos
deux alliés et la Turquie sont bonnes et
en constante amélioration. D’où, là
encore, un avantage et des dangers.
L’avantage est que nos alliés peuvent
exercer des pressions sur notre
adversaire. Les dangers sont que nos
alliés en viennent à conclure, avec
notre adversaire, un accord qui pourrait
nous nuire.
Ici, la confiance en nos deux
alliés semble nécessiter un suivi
permanent et une confirmation
renouvelée, surtout si leurs intérêts
communs avec la Turquie sont importants.
Synthèse proposée par Mouna
Alno-Nakhal
05/01/2017
Sources :
Al-Ikhbariya TV,
3 janvier 2017
https://www.youtube.com/watch?v=hHr7aC_E2uU
Syrie-Turquie… que se passe-t-il ? Par
Dr Mahdi Dakhlallah, 4 janvier 2017
http://alwatan.sy/archives/85801
[*] Les documents de la cessation
des hostilités en Syrie.
http://www.voltairenet.org/article194800.html
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