Tunisie -
Tribune
L'article 38 du
projet de Constitution:
une prison identitaire
Monia Sanekli
Mardi 21 janvier 2014
L'amendement de l'article 38 du projet
de constitution, qui souligne
«l'enracinement» de l'éducation dans une
«identité arabo-musulmane» est
catastrophique à plus d'un titre. Il
cherche à formater les citoyens, et à
les exclure de la dimension universelle.
Par
Monia
Sanekli*
Article 38 du projet de Constitution:
«L'enseignement est obligatoire jusqu'à
l'âge de seize ans. L'Etat garantit le
droit à un enseignement public et
gratuit dans tous ses cycles et veille à
fournir les moyens nécessaires pour
réaliser la qualité de l'enseignement,
de l'éducation et de la formation».
L'amendement ajouté: «Et agit
pour l'enracinement de son identité
arabo-musulmane ainsi que l'ancrage et
le soutien de la langue arabe et la
généralisation de son utilisation aux
jeunes générations».
Une usine à
marionnettes
L'amendement de l'article 38 est des
plus catastrophiques. Le Tunisien
croyant avoir fait une révolution pour
la démocratie se voit écrouée et interné
dans une identité qui est non seulement
non représentative mais surtout obstinée
et qui exclut tout autre possibilité
d'appartenance.
Par cet article amendé, le Tunisien
va se faire formater, épurer, filtrer et
purifier. Il n'aura plus le libre
arbitre. Il ne pourra plus choisir et
surtout il sera un ignorant sans aucun
savoir et isolé du monde, incapable
d'interagir avec les autres cultures et
de créer, car, messieurs dames,
l'intelligence humaine n'a pas
d'identité.
La médecine, la philosophie, les
mathématiques, la physique, la biologie,
les arts et les lettres appartiennent à
l'humanité et on est tous concernés par
leurs intérêts et leurs bénéfices.
Exiger de l'enseignement qu'il soit
en adéquation avec une identité plutôt
qu'une autre c'est le soumettre au bon
plaisir du pouvoir, c'est en faire une
fabrique et une usine pour façonner des
poupées et des marionnettes. Or, les
politiques d'enseignement les plus
puissantes intègrent le maximum de
langues et le maximum d'inter
culturalisme.
Cet article est un vrai dommage au
savoir et à l'enseignement et ceci selon
deux perspectives essentielles.
La patrie
englobe plusieurs identités
La première est politique : il est à
préciser que dans une république, le
savoir et la science sont la base
constitutive du social, étant donné que
la fonction de l'Etat n'est pas
l'accaparement du pouvoir mais la
gestion des intérêts communs, la
protection de la patrie et le travail à
l'évolution et le développement des
intérêts économiques, sociaux et
politiques du pays. De ce fait,
l'acquisition du savoir est l'une des
tâches primordiales sinon prioritaires,
autrement la fonction de la république
est entravée dans son fondement même, à
savoir le savoir et l'éducation.
La tâche de la république n'est pas
la défense d'une identité plutôt qu'une
autre mais la défense de la patrie, et
la patrie limitée géographiquement peut
englober plusieurs identités. Ceci sans
oublier que tout Etat est dans une
nécessité de rapports internationaux et
diplomatiques, d'échanges culturels,
économiques, et scientifiques, ce qui
implique la maitrise des langues et
l'ouverture au monde. La république n'a
pas d'identité, mais une patrie.
La seconde perspective est
philosophique : le savoir et la science
n'ont pas d'identité, c'est de l'ordre
de l'universel et du cosmopolite. L'une
des conditions du savoir et de l'esprit
scientifique c'est l'objectivité afin de
pouvoir accéder à une vérité et des
valeurs universelles.
L'identité culturelle ne doit pas
être en conflit avec les valeurs
universelles, mais plutôt en
communication et en dialogue constant.
Les identités culturelles ne se
combattent pas mais se complètent et
interagissent pour un multiculturalisme
fondamental.
L'éducation ne devrait pas être un
domptage, du pavlovisme et un
engraissement de poulets, mais une
occasion pour nos générations pour se
former, penser, créer et s'universaliser
au lieu de se cloitrer dans une prison
identitaire de peur de se faire
disparaître. Une identité qui ne dure
pas dans la reconnaissance de l'autre
meurt et faiblie d'isolement qui mène à
sa dégénérescence. Un enseignement est
par définition scientifique et
multiculturel.
Le savoir
n'a ni religion ni identité
Perspective : la langue arabe est
certes notre langue officielle mais elle
ne doit pas signifier une identité
plutôt qu'une autre. Il faut ouvrir les
horizons vers d'autres langues vivantes
essentielles et fondamentales à
l'évolution des arts et des sciences et
de la technologie, de la philosophie et
des sciences humaines qui ne sont pas en
langue arabe.
Les langues vivantes reconnues comme
langues de communication internationale
comme le français et l'anglais doivent
être obligatoires dans l'enseignement,
ce qui ouvre l'horizon à la traduction
et l'échange.
On ne peut pas former de bons
traducteurs, de bons savants et de bons
technocrates si les langues vivantes ne
sont pas obligatoires. La traduction,
moyen essentiel pour l'échange et la
communication des sciences, ne peut
passer que par la multiplicité des
langues et le multiculturalisme. Le
savoir est laïc, ce qui veut dire, il
n'a ni religion ni identité.
* Professeur agrégée, chercheur
en philosophie.
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Publié le 21 janvier 2014 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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