Interview
Dr. Gilbert Doctorow :
« l’Amérique est corrompue absolument »
Mohsen Abdelmoumen
Jeudi 26 avril 2018
English version here
Mohsen
Abdelmoumen : Que pensez-vous de la
situation qui prévaut en Syrie ? Ne
croyez-vous pas qu’il y a un risque de
guerre totale ?
Dr. Gilbert
Doctorow : C’est évident. J’ai
regardé un enregistrement vidéo de
Stephen Cohen, mon collègue à New York,
qui était interviewé par Fox News. Il a
donné des réponses très précises mais
malheureusement, il n’a pas eu beaucoup
de temps pour expliquer son avis. C’est
un professionnel dans les affaires
russes depuis 50 ans et il dit que la
situation ressemble beaucoup à celle de
1962 lors de l’affaire des missiles à
Cuba où nous avons étés les plus proches
d’une guerre nucléaire depuis la 2e
Guerre Mondiale. Je suis totalement
d’accord. La question principale, c’est
que nos leaders, nos politiciens, nos
hommes d’affaires, les consultants, les
services de renseignement qui font un
briefing chaque jour, n’ont aucune
expertise sur la Russie. Cette expertise
a été perdue juste après le 11/9 où les
services de renseignement américains ont
été totalement nettoyés et où la plupart
des personnes en charge étaient des
spécialistes de l’Union soviétique. Il
semblait que cette expertise n’était
plus nécessaire ou utile et ils ont été
remplacés par des experts sous-traitants
dans les affaires du Moyen-Orient au
lieu d’inviter des experts au
gouvernement. Depuis 2004, plus de 70%
de tout le budget des services de
renseignement, soit 5o milliards de
dollars, ce qui constitue un gaspillage
incroyable, sont pour les sous-traitants
dont les expertises sont payées. Il n’y
a pas d’inertie bureaucratique, il n’y a
pas d’indépendance de pensée, les
analyses sont livrées au client qui les
paie. Il n’y a pas d’expertise dans le
gouvernement américain. Quand on
sous-traite le renseignement, on ne peut
pas sous-traiter ce qui demande des
autorisations de sécurité, c’est-à-dire
qu’on utilise uniquement les sources
ouvertes (open source). Si vous pensez
que la Russie met en sources publiques
tout ce qu’elle fait au niveau
militaire, vous êtes un fou ou un naïf
(rires). Ainsi, l’Amérique n’a pas suivi
attentivement et professionnellement ce
que font les Russes depuis 2004. C’est à
cette période que Monsieur Poutine a dit
« Basta ! Ça suffit ! Vous avez annulé
les conventions sur les ABM (ndlr :
Traité Anti-Balistic Missile), alors
nous prenons toutes les mesures pour
nous protéger dans cette situation
chaotique ». Les Américains ont rigolé
en se moquant des Russes, pensant que
ceux-ci ne pourraient rien faire. Ce
scepticisme envers la Russie et sur sa
capacité à se défendre reste un
sentiment très vif en Amérique. C’est
pourquoi l’Amérique est si sévère, si
cruelle et si stupide envers les Russes.
Parce que la
Russie, d’après vous, est capable de
riposter ?
C’est le discours
de Poutine qui a mis l’accent sur la
capacité de la Russie à détruire
totalement l’Amérique en 30 minutes via
de nouveaux systèmes d’armement qui, en
effet, réduit l’efficacité du système
américain en le rendant équivalent à la
ligne Maginot. C’est-à-dire que les 500
milliards de dollars sont un gaspillage
énorme parce que la technique américaine
pour neutraliser les Russes est dépassée
par la technologie russe, avec notamment
la vitesse Mach 20. Il y a beaucoup de
raisons pour lesquelles les Américains
ne comprennent pas la Russie, même des
personnes très compétentes et
indépendantes comme le Professeur John
Mearsheimer de Chicago, un politologue
très connu. Il est un réaliste de
l’école de la real politique américaine
et contre les néo conservateurs qui sont
tous des idéalistes. Même une personne
comme lui ne comprend rien dans les
capacités et l’efficacité des armes
russes. Mearsheimer est de l’université
de Chicago et a été co-auteur d’un livre
très controversé sur le lobby israélien
à Washington, c’est-à-dire que c’est une
personne courageuse pour écrire cela. Il
a été le premier à écrire quelque chose
de ce genre et il a été attaqué
férocement. Mais Mearsheimer est
ignorant quand on parle de la Russie. Il
ne connaît pas la Russie et il ne
comprend pas qu’il n’est pas nécessaire
d’avoir le même PIB qu’en Amérique pour
être plus puissant que celle-ci. Il ne
comprend rien. La Russie a aussi une
population deux fois moins importante
que l’Amérique. La Russie a un PIB dix
fois moins important que celui des
États-Unis, et un budget militaire dix
fois moindre que celui des USA. Et la
Russie a la témérité de dire à
l’Amérique « Basta ! C’est la fin de la
comédie ».
Où est l’Europe, un
collectif qui a un PIB supérieur à celui
de l’Amérique ? Où est l’Europe avec un
budget militaire deux fois moindre que
celui de l’Amérique ? Pas dix fois, deux
fois ! L’Europe est une collectivité
d’esclaves.
Vous pensez
qu’il y a un risque de guerre totale ?
Je l’ai dit après
avoir fait les conclusions suivantes :
l’Amérique ne comprend pas et ne veut
pas comprendre la force de la Russie.
Ainsi, avec cette sous-estimation de
votre adversaire, vous risquez de tomber
dans la guerre totale.
Vous êtes un
observateur avisé de la Russie, et vous
avez écrit plusieurs livres traitant des
relations américano-russes : “Stepping
Out of Line” – “Does Russia Have
a Future?” – ”Does the United
States have a future?”, etc. Comment
voyez-vous ces relations sous l’ère
Donald Trump ?
J’étais pour
l’élection de Trump, et j’étais une des
seules personnes bien formées, plus ou
moins civilisées, qui était en faveur de
Monsieur Trump. Il faut savoir que la
vaste majorité des personnes éduquées
américaines et européennes était contre
ce monsieur pour beaucoup de raisons
valables mais moi, j’étais concentré sur
un seul fait : sa position envers la
Russie, pour corriger les erreurs
terribles que les trois dernières
administrations américaines ont faites
envers la Russie. Malheureusement, mes
attentes sont déçues et il semble que
Monsieur Trump est vraiment un monsieur
qui n’a pas les capacités
intellectuelles ou l’expérience requise
pour gérer les États-Unis ou pour gérer
quelque chose d’importance. Il a géré
une fortune et un patrimoine familial
avec une équipe de douze personnes. Dans
l’État, il y a différents centres de
management composés de milliers de
personnes et des centaines de milliers
d’employés fédéraux. Il n’a aucune
expérience, aucune capacité de
comprendre même les défis. Comme
Monsieur Tillerson qui est aussi un
imbécile l’a dit correctement : Trump
est un imbécile. C’est la raison pour
laquelle Tillerson a été limogé. Quand
les journalistes lui ont demandé si
c’était bien ce qu’il avait dit, il n’a
pas nié. C’était la fin du jeu pour
Monsieur Tillerson. Et l’autre raison
pour laquelle il a été limogé, c’est
qu’il a fait cause commune avec le
général Mattis, Secrétaire à la Défense,
contre Monsieur Trump. Finalement, Trump
a décidé de couper cette alliance contre
lui, de limoger Tillerson et de nommer
comme nouveau Secrétaire d’État Mike
Pompeo, qui est une personne très proche
de lui.
Le président
français Macron a affirmé qu’il détenait
les preuves des attaques chimiques à
Douma. Ne pensez-vous pas qu’il s’agit
du même scénario que celui de Colin
Powel brandissant de fausses preuves sur
l’existence d’ADM en Irak et qui ont
mené à l’intervention américaine et à la
destruction de l’Irak ? Les dirigeants
occidentaux ne mentent-ils pas à leurs
peuples ?
Ici en Belgique,
les personnes centristes comme le MR ou
Défi étaient tous ravis de l’élection de
Monsieur Macron. Moi, dès le départ,
j’ai entendu qu’il était un jouet, un
caniche des Américains.
Comme Tony Blair
à l’époque de George W. Bush.
Oui. Il est le
résultat de l’intervention directe des
Américains dans les élections
françaises. Que s’est-il passé avec
Strauss-Kahn et même avec Fillon ? Qui
était responsable pour le scandale
Fillon et pour le scandale
Strauss-Kahn ? Strauss-Kahn était le
plus capable, le plus intelligent des
socialistes. Au lieu de lui, les
Français ont eu Monsieur Hollande, la
personne la plus vide possible. Monsieur
Macron est aussi vide mais il a un
visage plus intelligent que Monsieur
Hollande. Autrement, ils sont dans la
même poche, celle de Washington.
Ne pensez-vous
pas que Monsieur Macron est un néocon ?
Je ne sais pas,
c’est bien possible, mais je ne pense
pas qu’il a des avis fixes. Il est
ouvert à tout. Il est très habile, il
est intelligent, mais au niveau moral,
il est préférable de ne pas évoquer ce
sujet.
Les dirigeants
occidentaux comme Macron ne mentent-ils
pas à leurs peuples, puisqu’il a dit
qu’il avait les preuves de l’attaque
chimique ?
C’est ridicule.
C’est exactement la même chose que
l’affaire Skripal. On peut donner les
preuves que quelqu’un a été attaqué par
le chlore, oui, mais par qui ? Les
Skripal sont attaqués par Novitchok,
bon, mais par qui ? Ce sont les
questions principales. Et Monsieur
Johnson qui est allé à Oxford donne une
bonne idée de la valeur du diplôme
obtenu à Oxford. Zéro. C’est une
arrogance basée sur un diplôme qui n’a
aucune valeur.
Donc, il y a un
lien entre l’affaire Skripal et
l’affaire de l’attaque chimique de
Douma ?
Il y a un autre
lien. Les Russes, dont Monsieur Nebenzia,
l’Ambassadeur à l’ONU, a donné ce lien
dans un discours. Mais je vais mettre le
point sur la lette i. Le point de
départ, c’est le discours de Poutine du
1er mars. La réponse en
Occident, pour la plupart des
journalistes et des politiciens, était
de nier la réalité en disant que tout ça
était du bluff de la part de Poutine.
Ils pensent que les Russes ont perdu
tous les grands cerveaux qui sont partis
à l’Ouest depuis les années 1990, que
personne en Russie ne peut réaliser
quelque chose d’extraordinaire
technologiquement. Combien de brevets
d’inventions présentent les Russes ?
Aucun en comparaison avec les inventeurs
américains.
En termes de
recherche, les Américains sont
supérieurs ?
Oui, c’est l’idée
des Américains et des Russes qui ont
fait fortune là-bas. Ils pensent qu’ils
sont les meilleurs et qu’il n’y a que
les perdants qui sont restés en Russie.
Seulement, chacun sait très bien s’il a
un peu d’expérience et quelques cheveux
gris qu’il y a beaucoup plus de talents
dans le monde que de besoins de talents,
dans le monde entier et en Russie aussi.
Certains ont trouvé l’exil en Amérique,
tant mieux pour eux. Ils sont partis
pour le dernier modèle d’IPhone. Mais il
y a beaucoup de patriotes qui sont
restés en Russie avec un cerveau qui
fonctionne très bien.
Et ces Russes
qui sont partis en Amérique disent que
la Russie n’est pas développée ?
Oui. Seul un naïf
ou un propagandiste peut parler comme
ça. De là découle cette sous-estimation
de la Russie dont j’ai parlé plus haut.
Ils ne veulent pas connaître la Russie
parce qu’ils sont les inventeurs venus
de Russie qui servent les objectifs
fixés par Washington. Ils ne veulent pas
voir la réalité telle qu’elle est. Vous
dites que je suis un expert avisé. Oui,
j’ai mon doctorat en histoire russe.
J’ai fait mes études et mes écrits dans
cette section des sciences. Mais ce
n’est pas la totalité des bases
d’information sur lesquelles je fais
maintenant mes observations. Au
contraire. J’ai travaillé à Moscou et à
Saint-Pétersbourg pendant dix ans à
partir de 1994. J’ai un appartement à
Saint-Pétersbourg. Je passe deux
semaines six fois par an là-bas. Je fais
mes observations sur tous les sujets
possibles avec des journalistes russes
de haut niveau, je suis invité à la
télévision russe, non pas pour
l’Occident mais pour les Russes. En
russe pour les Russes. C’est très
intéressant parce que je suis entouré de
grandes personnalités politiques et
scientifiques russes. Et nous avons la
possibilité de parler entre nous pendant
les pauses. Je peux donc entendre les
avis, notamment des proches du Kremlin.
Mais aussi les avis de mon voisin dans
la petite fermette que je possède à 80
km au sud de Saint-Pétersbourg. Je peux
donc entendre les opinions et observer
la mentalité des gens là-bas, et comment
cela a changé, particulièrement après
l’annexion ou la réunification avec la
Crimée au printemps 2014.
D’après ce que
vous venez de me dire, vous ne voyez
pas, vous, l’Américain, les Russes comme
des ennemis.
Il faut être très
prudent. Le regard des Russes envers
l’Occident et envers l’Amérique en
particulier a évolué très visiblement
ces dernières années. La grande majorité
de la population était favorable à
l’Europe et aux États-Unis mais cela a
changé depuis la confrontation à partir
de 2012-2014. Cela a commencé avec la
loi Magnitski, la première sanction
contre la Russie qui n’a pas mordu très
sévèrement mais cela a quand même été
très désagréable. Mais après
l’introduction des vraies sanctions en
2014 qui ont coïncidé avec la chute du
prix du pétrole et avec une petite crise
dans l’économie russe, la liaison entre
l’Occident et sa volonté d’asphyxier la
Russie était devenu très évident au
peuple russe. Et ainsi a eu lieu le
changement brusque à l’égard de
l’Occident, y compris les États-Unis. Et
maintenant, on ne pense pas qu’ils sont
des ennemis, mais c’est très proche.
Ne pensez-vous
pas que la Guerre Froide existe
toujours, car on a l’impression que si
les administrations américaines
changent, il y a toujours un sentiment
anti-Russie ?
Oui, mais une
guerre froide sous-entend des relations
très spécifiques qui n’existent pas
maintenant. Premièrement, c’est une
confrontation idéologique qui n’existe
plus. Les Russes et Monsieur Poutine ne
sont pas des communistes. Ils sont en
faveur d’une économie mixte :
marché-étatique à la fois.
Libérale ?
Libérale, oui. Mais
en même temps, tout le savoir-faire que
nous avions acquis pendant la Guerre
Froide et la connaissance que la Russie
peut nous détruire, cela a disparu.
Ainsi, nous avons une attitude envers la
Russie qui est très risquée, mal
informée par notre choix et très
risquée.
C’est-à-dire
aventureuse.
Aventureuse et
beaucoup plus risquée que les dernières
décennies de guerre froide.
Elle est plus
dangereuse maintenant ?
Oui, sans aucun
doute. Premièrement, les expressions,
les caractérisations des leaders de la
classe politique russe par les
Américains étaient impensables pendant
la période de la Guerre Froide. Dire,
comme Hillary Clinton l’a dit plusieurs
fois, que Monsieur Poutine est un nouvel
Hitler aurait été totalement exclu.
C’est dû au niveau de culture américaine
qui est très bas en comparaison avec les
années 1960, 1970. Mais il y a une
raison. Ce n’est pas un accident. Ce
n’est pas nous, ce sont les Romains,
peut-être les Grecs même, qui ont donné
l’aphorisme « Le pouvoir corrompt et le
pouvoir absolu corrompt absolument ». Et
l’Amérique est corrompue absolument.
Qui a intérêt à
voir une guerre entre l’Occident et la
Russie ?
Personne. Mais ce
n’est pas une question de personnes
malveillantes ou de vendeurs d’armes qui
veulent la guerre, non, ce sont des
généralisations trop simplistes. Mais
plutôt où en sommes- nous maintenant
avec cette sous-estimation de la volonté
et de la capacité militaire russe ? Nous
avons la grande possibilité de commettre
une erreur pouvant mener à un accident.
De la part de
Monsieur Trump ?
Pas nécessairement.
S’il se passe quelque chose sur la
Terre, s’il y a une perte de vies sur la
Terre à cause d’un mauvais calcul des
forces américaines ou des alliés des
Américains, ce sera le départ d’une
guerre mondiale. Ce ne sera pas de la
volonté de quelque personne méchante.
Mais par accident.
Ne sommes-nous
pas dans les derniers jours de Pompéi ?
Oui, mais les
derniers jours de Pompéi ont été une
catastrophe naturelle. Nous avons
quelque chose de tout-à-fait différent.
Que pensez-vous
de la nomination de Gina Haspel à la
tête de la CIA ?
Les questions de
qui est qui dans l’administration ne
m’importent pas parce que Monsieur Trump
est au volant mais son volant n’est pas
rattaché au véhicule (rires).
Vous avez évoqué
dans un de vos articles que les généraux
américains sont réticents d’entamer une
guerre contre la Russie parce que la
situation risque d’être catastrophique.
Quel est le rapport de forces réel au
sein de l’administration Trump ?
Les personnalités
les plus sages dans ce milieu sont les
militaires. Monsieur Mattis est un
général à la retraite. Il est un civil
aujourd’hui. Le Secrétaire à la Défense
ne peut pas être un général d’active. Il
a son expérience de militaire. Mais le
militaire d’active, c’est le général
Dunford qui est le chef d’état-major. Il
est le chef de tous les services
militaires. Il a rencontré il y a six ou
huit mois son homologue russe le général
Guerassimov. Ils se sont rencontrés à
Antalya en Turquie. Ils ont passé deux
jours ensemble. Ils se connaissent très
bien. Je crois que Monsieur Dunford sait
très bien qu’il n’y a pas de bluff du
côté russe. Ce que dit Monsieur
Guerassimov, c’est exactement les ordres
qu’il a reçus de Monsieur Poutine. Quand
il dit qu’il va tirer, cela veut dire
qu’il va tirer. Il est très important de
rappeler que les deux chefs d’état-major
Dunford et Guerassimov ont eu un
entretien téléphonique il y a quelques
jours. Je crois que c’est la chose la
plus décisive dans les décisions que
vont prendre les Américains. Monsieur
Mattis a changé d’avis. On va voir si
cela reste comme ça.
Vous ne pensez
pas que Trump a aussi changé d’avis ?
Trump ne compte
pas. Si je peux mettre la situation dans
un contexte spécifique, les Américains
aiment bien parler des « régimes ».
L’Amérique a maintenant un régime. Nous
n’avons pas un gouvernement élu, parce
que cela ne correspond pas aux
élections. Monsieur Trump est une
personne qui attend sa démission, il est
sous attaque chaque jour pour l’écarter
de tout. Et effectivement, il n’est pas
une personne qui prend des décisions, et
ça, c’est notre tragédie.
Ne pensez-vous
pas qu’il est dangereux ?
Il est évident pour
moi depuis longtemps que Trump n’a aucun
respect pour le service fédéral, pour le
gouvernement fédéral américain. Pour
lui, il n’y a aucune différence entre
les postes de l’administration, parce
qu’il ne veut pas suivre les conseils
des personnes qui les occupent. Il suit
un autre aphorisme : « gardez vos
ennemis le plus près possible ». Il a
nommé et est entouré de personnes qui
sont avocats des politiques contraires à
ce qu’il veut lui-même. Cette situation
est totalement anormale.
Le duo
Trump/Bolton n’est-il pas un danger pour
la stabilité mondiale ?
C’est le meilleur
exemple. Monsieur Bolton a énormément
d’ennemis et il est impensable qu’il
n’ait aucune autorité à Washington.
Trump a nommé cette personne pour la
raison d’avoir un ennemi proche de lui.
Penser qu’il va prendre en considération
l’avis de Monsieur Bolton est exclu.
Donc, dans son
administration, Trump n’a pas de
proches ?
De personnes de
même mentalité ? Non. Il est un fou dans
sa chambre à coucher avec son téléphone
portable.
C’est une
situation bizarre que vit l’Amérique…
C’est une situation
totalement bizarre. C’est un mauvais
roman. C’est pourquoi je dis que les
choses décisives viendront de la sagesse
des militaires.
Et vous pensez
que Monsieur Dunford a avec lui des
généraux influents ?
Mon opinion ne
compte pour rien. L’évolution de la
situation va clarifier qui est décisif.
Quel est le
poids réel des néoconservateurs dans
l’administration Trump ?
Trump a chassé
beaucoup de néoconservateurs de son
administration dès les premiers jours.
Mais ça ne change pas beaucoup parce
qu’il faut limoger tout le gouvernement
américain. On doit prendre conscience
que sous l’administration Bush fils, son
vice-président Dick Cheney a chassé du
gouvernement toutes les personnes avec
quelque indépendance de pensée. Depuis
les 14 dernières années, ils ont
recruté uniquement des personnes qui
pensent comme eux. Il faut dire que
quand vous dites « néo conservatisme »,
vous laissez de côté les démocrates qui
sont du même avis mais ils ne sont pas
des néoconservateurs, ils sont
simplement des faucons.
Pourquoi les
Occidentaux n’ont-ils jamais combattu
réellement le terrorisme ? Au contraire,
ils ont armé, financé, entraîné les
terroristes, notamment avec leurs alliés
Saoudiens et Qataris et on se rappelle
la célèbre phrase de Laurent Fabius,
alors Ministre des Affaires
étrangères français: « Al-Nosra fait du
bon boulot ».
Pour contrer la
Russie et pour changer le régime en
Syrie. On était prêt à payer n’importe
quel prix et tout le blâme pour la perte
de vies civiles était mis sur le dos d’Assad.
Donc changer le
régime et mettre un pro-occidental à la
place de Bachar Al-Assad ?
Oui, exactement.
Pourquoi les
médias dominants sont-ils silencieux sur
la guerre catastrophique que mènent les
Saoudiens contre le peuple yéménite et
qui ne suscite aucune réaction
internationale ?
Parce que, nous ici
en Belgique, là-bas en Amérique, nous
n’avons pas une presse libre, c’est très
simple. Vous savez très bien en tant que
journaliste que tout ce secteur
économique est en pleine crise, c’est le
résultat des technologies digitales. La
semaine dernière, j’étais à Rome, je
n’ai trouvé aucun vendeur de journaux.
Ça n’existe pas. Toutes les boutiques
vendent maintenant des souvenirs
inutiles qui ne coûtent rien du tout et
tout le stock pris dans son ensemble
coûte 5 dollars (rires). Mais il n’est
pas possible d’acheter un journal. Dans
cette situation où la presse n’a pas de
financement adéquat, ça ne fait
qu’empirer la question de la liberté de
la presse. Il n’y a pas de liberté de la
presse. Nous pensons que nous faisons
des progrès parce qu’aujourd’hui il n’y
a pas de nécessité d’avoir des
intermédiaires. C’est la même chose que
de dire que nous n’avons pas besoin de
professeurs dans les écoles, que l’on
peut éliminer l’intermédiaire et les
garçons et les filles vont s’éduquer
eux-mêmes avec Google.
Vous pensez que
la disparition de la presse papier joue
en faveur de la désinformation ?
Cela joue un rôle
énorme, mais ce n’est pas une situation
récente. Monsieur Noam Chomsky, le grand
dissident américain, a écrit en 1985 en
tant que co-auteur le livre La
manufacture du consentement. C’est
une question de censure out of
censure. Aujourd’hui, quand
quelqu’un reçoit un diplôme de
journaliste et espère gagner sa vie,
d’avoir une famille, il y a une seule
chose à faire : entrer dans les
relations publiques pour une grande
société. Cela demande les mêmes
aptitudes pour un employeur qui paie le
salaire. Et finalement, les journalistes
sont devenus corrompus. Mon épouse est
journaliste dans le domaine de la mode
et elle connaît bien ce problème. Il n’y
a pas uniquement en Russie que les
journalistes sont limogés, en Belgique
aussi. Il n’y a pas de nombreux
journalistes dans le domaine de la
couture ou dans les grands journaux
comme Le Soir, par exemple. Les
journalistes partent à la retraite et
c’est fini, ils ne sont pas remplacés
parce qu’il n’y a pas d’argent.
Le journalisme
n’est-il pas en train de disparaître et
ne se dirige-t-on pas vers ne presse
faite par les citoyens, comme la presse
alternative ?
La presse
alternative est une bonne chose mais
elle n’est pas à la même taille et elle
n’est pas de la même qualité, en
principe. Si le journalisme réel avait
continué, ce serait beaucoup plus
sophistiqué et beaucoup plus éduqué que
ce que nous avons maintenant. On parle
de fake news. Il y a beaucoup de
fake news parce qu’il n’y a pas
d’intermédiaires professionnels et même
chez les grands éditeurs, je ne parle
pas de la presse mais des éditeurs en
général, ils ont limogé les rédacteurs.
Si vous avez affaire avec une grande
édition, dans la plupart des cas, il n’y
a pas de vrais rédacteurs. Tous les
services d’une édition ont disparu,
c’est-à-dire que les professions sont
sous attaque digitale. Par exemple,
personne dans les grands médias ne
publie mes articles.
Pourquoi les
grands titres de presse ne donnent-ils
pas la parole à des gens comme vous qui
éclairent le public sur la situation ?
Parce qu’ils ne
veulent pas avoir quelque chose qui est
contraire à la propagande qu’ils
reçoivent du gouvernement.
Nous sommes dans
le consentement de Chomsky.
Oui, exactement.
Ce qu’il avait trouvé en Amérique Latine
est valable pour toute l’Europe et pour
l’Amérique. On reçoit le briefing du
Département d’État et ça devient
l’article.
Vous ne croyez
pas qu’il y a une dérive fasciste dans
l’exercice de ce type de journalisme ?
Quand on dit
fasciste, c’est une dénomination
politique spécifique. Mais c’est plus
large, c’est une espèce de
totalitarisme. C’est plus large que le
fascisme. Il y a une police de la
pensée. Nous sommes bien sur le chemin
du totalitarisme. Et on parle de progrès
parce qu’il n’y a pas d’intermédiaire,
mais ce n’est pas du progrès, c’est de
la régression vers l’âge de pierre.
Donald Trump
connaît des problèmes internes notamment
avec le FBI qui vient de perquisitionner
chez son avocat, le président français
Macron a, lui aussi, des problèmes
internes avec des contestations sociales
immenses, Theresa May a des problèmes
internes également. Ne pensez-vous pas
que ces responsables occidentaux veulent
contourner leurs problèmes internes en
provoquant une guerre externe ?
Ce que vous dites
est l’inverse de ce qu’on dit toujours
des Russes et de Monsieur Poutine. Les
chefs d’État autocratiques n’ont pas le
support du peuple, ils ont une crainte
du peuple et donc une faiblesse
politique, ainsi ils cherchent des
aventures à l’étranger pour créer une
diversion. Et maintenant vous dites cela
à propos des Occidentaux. Je suis
d’accord. C’est un principe politique
que nous pouvons trouver chez Machiavel.
Mais je fais une différence entre
objectif et subjectif. Je crois
qu’objectivement, oui, vous avez raison.
Subjectivement, je ne peux pas penser
que les personnes citées, Trump, May,
Macron, envisagent de telles solutions.
On ne conceptualise pas les défis comme
ça en tant que chef d’État. Je pense
qu’ils sont dans l’illusion « on fait ce
qu’on pense correct et objectivement on
agit comme on pense ». Et je ne
crois pas que Trump soit si cohérent
dans ses pensées pour agir de cette
façon.
Comme vous
connaissez bien la Russie et des
politiciens et responsables russes de
haut niveau, que pouvez-vous nous dire
sur la situation en Ukraine, parce que
personne n’en parle dans les médias ?
Je dois dire
franchement que je ne suis pas un expert
de l’Ukraine. Je suis allé là-bas il y a
vingt ans. Je ne peux pas vous dire
quelle est la situation, si ce n’est ce
que je vois chaque jour à la télévision
russe. On peut penser que le pays est
presque en faillite, que personne n’est
payé, que rien ne fonctionne. Mais en
même temps, si on regarde un tout petit
peu les reportages des journalistes, il
ne semble pas que c’est une catastrophe,
que Kiev ait cessé de fonctionner.
Ça fonctionne, il y a des voitures, de
la vie, et la faillite de l’Ukraine qui
a été annoncée il y a trois ans, n’est
pas arrivée. Pour ces raisons, je ne
veux pas faire de commentaire sur
l’Ukraine.
Par contre, sur les
questions des relations de l’Ukraine
avec la Russie, je peux faire des
commentaires. Les relations sont
terribles. Le rejet de toute solution à
la situation dans le Donbass, dans l’est
de Lougansk, par Monsieur Porochenko et
ses amis est inexcusable et cela donne
toutes les raisons de craindre qu’il y
ait vraiment une nouvelle guerre là-bas.
Je crois que si la crise en Syrie se
résout, on peut attendre une nouvelle
attaque ukrainienne dans six mois.
C’est-à-dire que les deux questions sont
liées, ce sont les efforts de l’Amérique
pour semer le chaos et d’assurer
l’asphyxie de la Russie par un moyen ou
un autre.
C’est-à-dire que
si la situation en Syrie s’améliore, il
y aura quelque chose en Ukraine ?
Oui, c’est cela.
Pour la Russie, la situation en Ukraine
est militairement moins risquée que la
situation en Syrie. En Ukraine, la
Russie a toutes les possibilités de
résoudre la question en trois jours,
c’est-à-dire de prendre Kiev et de
changer le gouvernement, et d’annoncer
les élections dans deux ans, sans
occupation, simplement en changeant le
gouvernement. C’est très possible et
c’est à la portée des capacités
militaires russes. Et l’Occident ne
pourrait rien faire du tout.
Pourquoi les
Occidentaux, qui n’en ont pourtant pas
les moyens, s’acharnent-ils à vouloir
combattre la Russie ?
Il y a des raisons.
Et ce n’est pas uniquement une question
de président qui est un imbécile, et des
conseillers qui sont méchants, il y a
beaucoup plus que cela. Tout le système
mondial est protégé par ce président
imbécile et ses conseillers méchants, et
cela donne beaucoup de richesse à
l’Amérique au détriment du reste du
monde. Comme un politicien russe l’a dit
à la télévision, « les Américains
mangent les déjeuners de tout le monde
gratuitement » (rires). Et c’est le cas.
Et la Russie a mis en danger cette
suprématie totale, cette hégémonie
globale, qui donne beaucoup de richesse
à l’Amérique.
Et vous pensez
que le régime américain ne veut pas d’un
monde multipolaire avec la Russie, la
Chine, etc.?
Pour le moment, ce
n’est pas multipolaire, c’est
bipolaire : la Russie, l’Amérique.
L’Europe ne compte pour rien, la Chine
finalement ne compte pour rien parce
qu’elle ne prend pas de position. C’est
la Russie et l’Amérique qui font le jeu
maintenant. Toute cette volonté pour
l’asphyxie de la Russie, c’est le
résultat de cette objection publique de
la Russie contre l’hégémonie américaine.
Et les lignes passent par la Syrie,
c’est là qu’est la confrontation et
c’est pourquoi les deux cotés ne veulent
pas céder la place. Mais les enjeux sont
vraiment réels et très grands, beaucoup
plus grands que la Syrie. Beaucoup plus
grands que le Moyen-Orient. Ils sont
planétaires. C’est pourquoi les Russes
au départ ont trouvé risible le fait
d’accuser Poutine d’avoir supporté Trump
contre Hillary, parce que les Russes ont
conscience que cette confrontation avec
les Américains a des bases réelles et
importantes et que les défis et les
enjeux sont grands. On change de
président mais on ne change pas les
fondations.
Sous l’ère Obama,
on n’avait pas ce risque de
confrontation directe.
Monsieur Obama
était la plupart temps lâche mais
c’était une bonne chose.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est Gilbert
Doctorow ?
Le Dr. Gilbert
Doctorow est un observateur et acteur
professionnel américain spécialisé dans
les affaires russes depuis 1965 et un
analyste politique basé à Bruxelles,
Belgique. Il est diplômé magna cum
laude du Collège Harvard (1967),
ancien boursier Fulbright, et titulaire
d’un doctorat en histoire à l’Université
de Columbia (1975). Après avoir terminé
ses études, M. Doctorow a poursuivi une
carrière commerciale axée sur l’URSS et
l’Europe de l’Est. Pendant vingt-cinq
ans, il a travaillé pour des
multinationales américaines et
européennes en marketing et en
management général avec une
responsabilité régionale. De 1998 à
2002, il a été président du Russian
Booker Literary Prize à Moscou. La
recherche actuelle de M. Doctorow porte
sur les tendances des programmes
d’études de la zone des États-Unis. Il a
été chercheur invité à l’Institut
Harriman de l’Université Columbia durant
l’année académique 2010-2011.
Un certain nombre
de ses premiers articles savants sur
l’histoire constitutionnelle russe sous
Nicolas II tirés de sa thèse restent
disponibles en ligne. Dr. Doctorow a
également été un contributeur
occasionnel de la presse en langue
russe, notamment dans Zvezda (St
Petersburg), Russkaya Mysl (La
Pensée russe, Paris) and Kontinent
(un journal sponsorisé par Alexandre
Soljenitsyne) sur les questions de
la vie culturelle et politique russe. Il
publie régulièrement des articles
analytiques sur les affaires
internationales
dans son blog sur le portail du
quotidien belge La Libre Belgique.
Il est l’auteur de
plusieurs livres, dont:
Does Russia have a future? ;
Stepping out of line ;
Does the United States have a future?
;
Great Post-Cold War American Thinkers on
International Relations.
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