Interview
Rev. Dr. Mitri Raheb : «Israël fait
partie intégrante de l’histoire
coloniale moderne»
Mohsen Abdelmoumen
Rev. Dr. Mitri
Raheb. DR.
Lundi 25 juin 2018 English version here
Mohsen
Abdelmoumen : Dans votre livre « Faith
in the Face of Empire », vous
décrivez la souffrance spécifique des
chrétiens palestiniens. Pouvez-vous nous
expliquer ce que signifie être chrétien
palestinien sous l’occupation
israélienne ?
Rev. Dr. Mitri
Raheb: Pour un chrétien palestinien,
vivre sous l’occupation israélienne peut
signifier des choses différentes. Pour
les chrétiens vivant à Gaza, cela
signifie vivre dans une grande prison à
ciel ouvert sans beaucoup de chances
d’entrer et de sortir, et avec des
conditions de vie qui se détériorent :
seulement 4 heures d’électricité par
jour, une eau potable salée et l’air et
la mer pollués. Pour les chrétiens
palestiniens vivant en Cisjordanie, cela
signifie être entouré de colonies juives
israéliennes sans espace pour
l’expansion, la restriction des
mouvements, être entouré de murs et
vivre une sorte de système d’apartheid.
Pour les chrétiens palestiniens vivant à
Jérusalem-est, il s’agit de vivre dans
votre propre ville en tant que résident
étranger victime de discrimination en
termes de fournitures de services
municipaux, de permis de construire,
etc.
Quel est le
poids des fondamentalistes chrétiens
dans la décision politique aux
États-Unis ? Comment les sionistes
influencent-ils le pouvoir politique
US ?
Ils sont influents
dans une certaine mesure. Ils ne sont
pas aussi puissants que les gens pensent
ou qu’ils le prétendent. Leur pouvoir
réside dans la coalition dont ils font
partie. Ils sont utilisés par le lobby
israélien AIPAC et ils sont connectés à
l’électorat qui a élu le président
Trump. Le lobby sioniste de l’AIPAC a
joué un rôle majeur en poussant les
États-Unis dans la guerre en Irak, en
déplaçant l’ambassade à Jérusalem, et
dans la position opposée à l’Iran
aujourd’hui.
Comment
expliquez-vous le soutien des
administrations américaines successives
à Israël ? Est-il seulement d’ordre
politique ou est-il religieux, ou les
deux à la fois ?
Le soutien à Israël
dans le système politique américain n’a
pas trait aux affaires étrangères, mais
plutôt aux affaires intérieures. Le
lobby israélien AIPAC a été capable de
comprendre les faiblesses du système
électoral américain et de l’exploiter au
maximum. Ils savent que les membres du
Congrès américain ont intérêt à être
réélus encore et encore. Pour y
parvenir, ils doivent consacrer beaucoup
de temps à la collecte de fonds. L’AIPAC
leur offre des fonds et des donations,
ce qui leur permet d’avoir leur mot à
dire sur leur position. La religion joue
ici un rôle moindre. Ce qui joue un rôle
est un facteur culturel : le concept de
l’État colonial est profondément ancré
dans la compréhension de soi américaine.
C’est pourquoi le 4 juillet est si
important. En ce sens, l’Amérique
reflète Israël et Israël reflète
l’Amérique. Cela a été éludé par
plusieurs orateurs lors de l’ouverture
de l’ambassade américaine à Jérusalem.
Pourquoi les
Occidentaux ferment-ils les yeux sur les
crimes d’Israël à l’encontre des
Palestiniens ?
Plusieurs facteurs
jouent ici un rôle : d’une part, le
sentiment de culpabilité concernant
l’holocauste et le rôle de l’Occident
dans celui-ci ou le fait de ne pas
l’avoir empêché. D’un autre côté,
beaucoup de gens ont peur d’être la
cible des divers groupes de pression
israéliens qui opèrent dans de nombreux
pays. Ces lobbies fonctionnent comme une
sorte de mafia qui fait taire les voix
qui osent parler. Troisièmement,
l’Occident voit en Israël un État dirigé
par des Occidentaux (les Juifs
ashkénazes). C’est pourquoi l’Occident
ne s’intéresse pas du tout aux Juifs
séfarades, aux Juifs ultra-orthodoxes ou
aux Juifs antisionistes. D’un autre
côté, les Palestiniens sont considérés
comme des Arabes et des musulmans où le
racisme anti-arabe et l’islamophobie
jouent un rôle. L’Occident aime ceux qui
leur ressemblent. C’est ce qu’ils
veulent dire quand ils parlent des
valeurs communes entre Israël et
l’Occident.
Peut-on dire que
Jésus est assiégé à Bethléem et à Gaza ?
Jésus est en effet
assiégé à Bethléem et à Gaza. C’est ce
que l’étoile de la croix signifie : la
solidarité ultime de Dieu avec les
opprimés.
Pourquoi le
Révérend Mitri Raheb, le chrétien
palestinien, dérange-t-il les sionistes
qui ne cessent de l’attaquer à propos de
son engagement et de ses écrits ?
Je suis la pierre
d’achoppement. Quand je parle en tant
que chrétien palestinien, je perturbe
leur stratégie de vendre le conflit en
tant que conflit religieux entre l’islam
et le monde judéo-chrétien. Mais je
conteste aussi leur récit, leur
utilisation de la Bible comme prétexte
pour coloniser la terre et en opprimer
les autochtones. Ils ne sont pas
habitués au fait que quiconque remette
en question les fondements de leur
récit. Le monde a accepté leur idée
d’être les propriétaires de la terre par
ordre divin.
Que pensez-vous
du transfert de l’ambassade des
États-Unis à Jérusalem par
l’administration Trump ?
Je pense que
c’était une erreur stratégique. Ce n’est
pas seulement contre le droit
international et la convention de
Genève, mais cela contredit également
les accords signés par l’administration
américaine précédente. Cela envoie un
message selon lequel les États-Unis ne
peuvent pas respecter leurs propres
engagements. Les États-Unis sont isolés
comme jamais auparavant. Et ils ont
perdu leur influence auprès des
dirigeants palestiniens.
Le lobby
sioniste AIPAC est-il le principal
soutien d’Israël dans l’administration
américaine ou les fondamentalistes
chrétiens comme le vice-président Pence
sont-ils aussi influents ?
Comme je l’ai déjà
dit, c’est la coalition de l’AIPAC, des
évangéliques, en plus du lobby
militaire, qui les rend dangereux.
Ne pensez-vous
pas qu’Israël est-il construit sur un
mensonge historique ?
Israël fait partie
intégrante de l’histoire coloniale
moderne. Nous avons moins de problèmes
avec la relation juive à la Terre
Sainte, notre problème est avec
l’approche coloniale et la politique
israélienne.
Comment
expliquez-vous qu’à chaque fois que l’on
résiste à l’entité sioniste d’Israël ou
à l’idéologie de cette entité, on est
traité d’antisémite ?
Souvent, c’est une
tactique pour faire taire les voix qui
critiquent Israël. Les deux pasteurs
évangéliques qui ont pris la parole à
l’ouverture de l’ambassade sont
antisémites, mais les Israéliens n’ont
aucun problème à partager leur lit avec
eux tant que l’un et l’autre satisfont
leurs désirs politiques.
Mon ami Richard
Falk se fait régulièrement attaquer par
le lobby sioniste. Ne pensez-vous pas
que la cause juste du peuple palestinien
est une cause qui concerne toute
l’humanité ?
Oui, pour deux
raisons : premièrement, la communauté
internationale fait partie du problème
dans notre conflit. Si le conflit était
uniquement entre les Israéliens et les
Palestiniens, nous aurions pu le
résoudre il y a longtemps. C’est le
soutien aveugle de l’Occident à Israël
qui maintient le conflit en vie et
alimente l’entreprise militaire
israélienne. Deuxièmement, la question
palestinienne est aujourd’hui le test
ultime permettant de voir si les droits
de l’homme sont mondiaux ou seulement
applicables à certains groupes.
Comment
expliquez-vous l’alliance des Saoudiens
avec Israël et que pensez-vous du
silence des dirigeants arabes face à la
barbarie d’Israël ?
Pour l’Arabie
Saoudite en ce moment, ils croient que
seul Israël peut les aider à faire
pression sur les États-Unis pour qu’ils
fassent la guerre à l’Iran. C’est plus
important que la question palestinienne
pour le gouvernement saoudien actuel.
Deuxièmement, les pays arabes sont
actuellement trop occupés par leurs
problèmes internes pour avoir une vue
d’ensemble de la région. Les seuls
gagnants de cette situation sont Israël
et l’Occident qui continuent à vendre
des armes en centaines de milliards de
dollars aux pays de la région (100
milliards l’année dernière).
Êtes-vous
optimiste et quel est votre message à
tous les résistants au sionisme et à
l’impérialisme ?
Personne ne peut
être optimiste en ce moment. Je crois
avec Martin Luther King que l’arche de
l’histoire est longue, mais qu’elle se
dirige vers la justice. Si vous pensez à
long terme, vous pouvez constater que de
plus en plus de gens ne sont plus autant
aveuglés par Israël. De plus en plus de
Juifs américains sont embarrassés par
Israël, c’est le moins que l’on puisse
dire. Je fais la distinction entre
l’optimisme et l’espoir. Je ne peux pas
être optimiste mais j’espère. L’espoir
n’est pas ce que nous voyons, l’espoir
est ce que nous faisons. Nous ne sommes
pas de simples victimes dans l’histoire,
mais nous avons un rôle à jouer et un
mot à dire dans notre monde. Nous devons
assumer des dirigeants, résister au mal
et œuvrer pour un meilleur avenir pour
tous les enfants de Dieu, indépendamment
de leur nationalité, de leur religion,
de leur race ou de leur sexe. Si vous
voyez ce que nous avons pu accomplir
avec nos ressources et notre pouvoir
limités au cours des 25 dernières
années, vous connaîtrez le pouvoir des
opprimés.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le
Révérend Dr. Mitri Raheb ?
Le Révérend Dr.
Mitri Raheb est un chrétien palestinien,
pasteur de l’église
évangélique luthérienne de Noël
à Bethléem (une église membre de
l’église évangélique luthérienne en
Jordanie et en Terre Sainte), et
fondateur et président du consortium
Diyar, un groupe
d’institutions luthériennes à vocation
œcuménique desservant la région
de Bethléem. Théologien palestinien le
plus largement publié à ce jour, le Dr
Raheb est l’auteur de plusieurs livres
dont : I
Am a Palestinian Christian
(1995) ; Bethlehem
Besieged: Stories of Hope in Times of
Trouble (2004) ;
The Invention of History: A Century of
Interplay between Theology and Politics
in Palestine (2011) ;Sailing
through Troubled Waters: Christianity in
the Middle East (2013) ;
Faith in the Face of Empire: The Bible
through Palestinian Eyes
(2014) ;
Shifting Identities: Changes in the
Social, Political, and Religious
Structures in the Arab World
(2016) ;
The Cross in Contexts: Suffering and
Redemption in Palestine (2017) ;
Diaspora and Identity : The case of
Palestine (2017) ;
Colonialism and the Bible: Contemporary
Reflections from the Global South
(Postcolonial and Decolonial Studies in
Religion and Theology) (2018).
Ses livres et ses
nombreux articles ont été traduits
jusqu’à présent en onze
langues. Entrepreneur social, le
Révérend Raheb a fondé plusieurs ONG
dont le Centre culturel et de conférence
Dar annadwa, le Collège des Arts et de
la Culture de l’Université Dar al
Kalima, ainsi que plusieurs autres
initiatives civiques aux niveaux
national, régional et international.
Théologien
contextuel multilingue, le Révérend
Raheb a reçu le Prix Olof Palme 2015
pour son combat courageux et infatigable
contre l’occupation et la violence, et
pour un futur Moyen-Orient caractérisé
par la coexistence pacifique et
l’égalité pour tous. En 2012, il a reçu
le Prix allemand des médias pour son
«travail inlassable en vue de créer un
climat d’espoir pour son peuple qui vit
sous occupation israélienne, en fondant
et en construisant des institutions
d’excellence en éducation, culture et
santé». Ce prix était décerné
principalement aux chefs d’État, dont la
chancelière allemande Angela Merkel
(2009), le Dalaï Lama (2008), le roi
Juan Carlos d’Espagne (2006), Kofi Anan
(2003), le chancelier Gerhard Schroeder
(2000), Bill Clinton (1999), Nelson
Mandela (1998), le roi Hussein de
Jordanie (1997), le président Arafat
(1995), Yitshak Rabin (1995), François
Mitterrand (1994), le chancelier Helmut
Kohl (1993), etc.
Pour le lancement
du « Programme Tourisme Authentique » à
Dar Annadwa, le Révérend Raheb reçu à
l’ITB le prix ToDo 1996 pour le tourisme
socialement responsable. Le révérend
Raheb a reçu le prestigieux prix
Wittenberg du Luther Center à
Washington (2003) pour son «Service
distingué à l’église et à la
société». Il a également reçu un doctorat
honorifique de l’Université Concordia à
Chicago (2003) pour sa «contribution
exceptionnelle à l’éducation chrétienne
par la recherche et la publication», et
pour son «travail interreligieux vers le
rétablissement de la paix en Israël et
en Palestine» le «Prix international
de la Paix Mohammad Nafi Tschelebi» des
Archives centrales de l’Islam en
Allemagne (2006) et le célèbre German
Peace Award d’Aix-la-Chapelle en 2007.
Le travail du Dr.
Raheb a reçu une grande attention
médiatique de la part de grands médias
internationaux tels que CNN, ABC,
CBS, 60 Minutes, BBC, ARD, ZDF, DW, BR,
Premiere, Raiuno, Stern, The Economist,
Newsweek, Al-Jazeera, al-Mayadin, Vanity
Fair et autres.
Le Dr. Raheb est
titulaire d’un doctorat en théologie de
l’Université Philipps de Marburg en
Allemagne.
Il vit actuellement
à Bethléem avec son épouse et ses deux
filles.
Son
site officiel
Le sommaire de Mohsen Abdelmoumen
Le
dossier Monde
Les dernières mises à jour
|