Interview
John Feffer : «Les États-Unis ont
construit des ennemis extérieurs pendant
une grande partie de leur histoire»
Mohsen Abdelmoumen
John Feffer. DR.
Jeudi 15 août 2019 English version here
Mohsen
Abdelmoumen : Vous avez écrit le
livre magistral
Crusade 2.0. Comment
expliquez-vous le besoin des États-Unis
d’avoir un ennemi ? Les conséquences de
la théorie des néocons, à savoir le choc
des civilisations, n’ont-elles pas été
désastreuses pour la région MENA, avec
la destruction de l’Irak et la
déstabilisation de la Libye, etc. ?
John Feffer :
Hélas, les États-Unis ont construit des
ennemis extérieurs pendant une grande
partie de leur histoire. John Quincy
Adams, en 1821, a averti l’Amérique de
ne pas partir à la « recherche de
monstres » outre-mer. Il avait vu
comment Jefferson s’était servi des
pirates de Barbarie pour justifier la
création d’une armée américaine
importante et il craignait que les
jeunes États-Unis ne gaspillent leur
énergie en se livrant à des embrouilles
à l’étranger. Mais la politique
étrangère américaine s’est largement
structurée autour de ces missions, en
particulier depuis le début du projet
impérial américain à la fin du XIXe
siècle. Cela a fait des États-Unis une
puissance hégémonique. Mais ce n’est
qu’après la Seconde Guerre mondiale que
l’Amérique est devenue une
superpuissance. Les ennemis extérieurs –
les pirates barbares, l’Espagne, l’Union
soviétique – ont servi de menaces
immédiates dont les États-Unis avaient
besoin pour développer leur puissance
militaire et géopolitique afin de
contrôler les événements, développer
leur commerce et maintenir leur accès
aux principales ressources naturelles.
Les
néoconservateurs ont continué dans cette
tradition. Leur particularité
supplémentaire – l’obligation pour les
États-Unis de promouvoir la démocratie
et d’initier un changement de régime à
cette fin – a amené les États-Unis à une
confrontation beaucoup plus prononcée
avec l’Islam et un engagement militaire
beaucoup plus soutenu au Moyen Orient.
Cela a en effet eu des conséquences
terribles pour la région MENA –
déstabilisation politique, ruine
économique, et un pas en arrière pour la
plupart des pays en termes de
démocratie.
Que pensez-vous
de l’escalade récente entre les
États-Unis et l’Iran lorsque l’Iran a
abattu le drone américain ? Comment
expliquez-vous l’attitude de Trump
lorsqu’il a renoncé aux frappes contre
l’Iran à la dernière minute ?
Les États-Unis et
l’Iran entretiennent des relations
contentieuses depuis la révolution de
1979. L’administration Obama a toutefois
décidé d’essayer une approche différente
et, avec l’aide de l’UE, de la Russie et
de la Chine, a négocié un accord
nucléaire avec l’Iran en 2015. Cet
accord a immédiatement été attaqué par
l’extrême droite aux États-Unis ainsi
que par Israël, l’Arabie saoudite et les
États du Golfe. La décision de Donald
Trump de retirer les États-Unis de cet
accord l’an dernier est la cause
immédiate de la résurgence des tensions
dans les relations. L’Iran, jusqu’à
récemment, observait l’accord à la
lettre. Mais il n’a rien obtenu en
retour de l’administration Trump, si ce
n’est des sanctions économiques accrues
et une augmentation des menaces
hostiles. Les éléments les plus
conservateurs au sein de l’Iran, y
compris les Gardiens de la révolution,
n’avaient jamais fait particulièrement
confiance aux États-Unis et étaient
sceptiques quant à la négociation d’un
accord avec ce pays. Le comportement de
l’administration Trump n’a fait que
confirmer leur opinion. Il n’est pas
surprenant que les Gardiens de la
Révolution aient abattu le drone
américain. Ils veulent démontrer que
l’Iran ne sera pas agressé.
Quant à la décision
de dernière minute de Trump de ne pas
frapper l’Iran, je pense qu’il ne veut
pas d’une guerre avec ce pays. L’armée
américaine a déclaré à Trump que l’Iran
n’était pas une menace, qu’une guerre
aurait de graves répercussions sur les
forces américaines dans la région, sur
les forces des alliés américains,
l’économie américaine et, en définitive,
sur les efforts de réélection de Trump.
D’après vous,
n’y a-t-il pas un risque de voir
l’administration Trump aller jusqu’à une
guerre directe avec l’Iran ?
Trump est aussi
impulsif. Il pourrait donc décider à la
dernière minute d’attaquer l’Iran,
quelles qu’en soient les conséquences.
De plus, le
conseiller à la sécurité nationale John
Bolton et le secrétaire d’État Mike
Pompeo sont depuis longtemps en faveur
d’un changement de régime en Iran. Ils
essaient tous les deux d’influencer le
président. Ils se fichent de la
réélection de Trump. Ils se soucient
uniquement de supprimer ce qu’Israël
perçoit comme une menace existentielle
et l’Arabie saoudite comme une menace
géopolitique.
Quel est votre
avis sur la guerre que mène l’Arabie
saoudite, alliée stratégique des USA,
contre le peuple du Yémen et comment
expliquez-vous le silence politique et
médiatique à propos de cette guerre
criminelle de l’Arabie saoudite et ses
alliés ?
La guerre au Yémen
est en effet une catastrophe
humanitaire, comme l’ONU l’a qualifiée.
Le prince héritier Mohammed ben Salman a
utilisé cette guerre comme moyen
d’accéder au pouvoir dans son pays.
C’est aussi sa tentative de réorganiser
la région au détriment de l’Iran. Ici,
aux États-Unis, le silence politique a
été largement le fait du Parti
républicain. Ce printemps, les
démocrates ont adopté, avec l’aide de
quelques républicains, une mesure visant
à mettre fin au soutien américain à la
guerre (à laquelle Trump a opposé son
veto). L’assassinat du journaliste Jamal
Khashoggi a certainement joué un rôle
dans l’évolution du sentiment du Congrès
envers l’Arabie saoudite. Même Lindsey
Graham (R-SC), un allié de Trump, a
critiqué Riyad. Les médias mainstream,
quant à eux, ont publié des articles
importants sur l’impact de la guerre.
Mais en général, le Yémen est un petit
pays pauvre où les États-Unis n’ont pas
beaucoup d’intérêts stratégiques. Par
conséquent, il ne reçoit pas autant de
couverture que les autres parties du
monde.
Que pensez-vous
du rapprochement de l’administration
Trump avec la Corée du Nord ?
Je n’approuve pas
l’administration Trump, mais je soutiens
son rapprochement avec la Corée du Nord.
Avec la Corée du Nord, Trump avait
effectivement affaire à une situation
diplomatique sans précédent.
L’administration Obama avait échoué à
négocier un accord durable avec
Pyongyang. Ainsi, Trump a été en mesure
de se positionner comme un précurseur,
comme un président qui non seulement
surpasse son prédécesseur sur cette
question, mais aussi tous les précédents
gouvernements modernes. Trump croit même
que ses initiatives avec la Corée du
Nord lui vaudront en fin de compte un
prix Nobel de la paix.
Mais pour parvenir
à un véritable accord avec Pyongyang,
Trump devra renoncer à sa position de
négociation précédente du tout ou rien.
Nous verrons s’il a suffisamment de
compétence diplomatique dans son
administration pour négocier un traité
difficile dans le temps qu’il lui reste
de son mandat. J’en doute un peu.
Malgré les
gesticulations de Trump, n’y a-t-il pas
un risque d’escalade entre les USA et la
Corée du Nord ?
Avec Donald Trump,
il y a toujours un risque d’escalade.
C’est un leader imprévisible qui est
prompt à la colère. Il change très vite
d’avis sur les autres, comme on l’a vu
avec Ted Cruz, Michael Cohen, Emmanuel
Macron. Donc, il pourrait tout aussi
bien changer d’avis sur Kim Jong Un. En
outre, la Corée du Nord pourrait être
frustrée par l’absence de progrès dans
les négociations et décider de reprendre
les essais. Ou John Bolton pourrait
réussir à faire changer d’avis le
président au sujet du « danger clair et
présent » de la Corée du Nord.
La personnalité
changeante et versatile de Trump
n’est-elle pas un danger pour la
stabilité du monde ? Comment
expliquez-vous l’influence de John
Bolton sur Trump ?
En général,
l’establishment américain, y compris le
Pentagone, préfère la prévisibilité. Il
veut minimiser les risques et maintenir
la stabilité nécessaire pour que les
États-Unis conservent leur hégémonie
militaire et économique. Parfois, comme
dans le cas de la prééminence des
néoconservateurs à la suite des
événements du 11 septembre,
l’establishment américain penche dans
une autre direction. Cela a également
été le cas avec la présidence Trump. Sa
versatilité est en effet une menace pour
la stabilité du monde.
John Bolton est
influent parce qu’il est intelligent,
qu’il sait comment s’engager dans la
politique interne et il a rationalisé
l’appareil politique pour accroître son
influence auprès du président. Bolton a
également le même désir que Trump de
détruire l’élite internationale, les
soi-disant mondialistes. Ils partagent
un même dégoût pour l’ONU, pour les
institutions financières internationales
et pour les dirigeants du monde libéral.
Trump se
présente pour un second mandat. Comment
évaluez-vous son bilan ?
Les indicateurs
globaux de l’économie américaine sont
solides – la croissance est stable,
l’inflation et le chômage sont bas, et
le marché boursier est en hausse. Oui,
beaucoup de gens souffrent dans le pays
à cause des bas salaires ou des coûts
élevés des soins de santé. Mais si les
indicateurs globaux restent solides
jusqu’en 2020, Trump a de très bonnes
chances d’être réélu. De plus,
l’administration Trump s’est engagée
dans la même pratique de « state
control » (ndlr : prise de
contrôle de l’État) que les populistes
de droite à travers le monde. Il utilise
l’appareil de l’État pour s’enrichir,
enrichir ses riches partisans et sa base
dans des États charnières critiques. Par
exemple, il a demandé au gouvernement
américain d’acheter d’énormes quantités
de soja à des agriculteurs qui n’ont pas
été en mesure de les vendre à la Chine,
ce qui persuadera certains blocs
électoraux clés dans les États
charnières de continuer à soutenir le
président.
Bien sûr, Trump
pourrait dire ou faire quelque chose de
scandaleux d’ici les élections, ce qui
pourrait réduire sa popularité parmi
certains républicains et indépendants.
Vous avez parlé
des Deep Fakes et de l’IA (Intelligence
Artificielle) dans un article. D’après
vous, les outils technologiques dont
nous disposons ne sont-ils pas utiles et
dangereux à la fois ? Les réseaux
sociaux ne sont-ils pas un moyen de
contrôle des masses ?
La plupart des
technologies peuvent aller dans les deux
sens – elles peuvent libérer ou
asservir. Les médias sociaux peuvent
être un outil extraordinaire pour les
mouvements sociaux afin d’affaiblir les
États autoritaires. Mais comme nous
l’avons vu lors des élections
américaines de 2016, cela peut aussi
être un moyen de répandre de fausses
nouvelles et de miner la confiance dans
le processus démocratique. La plupart du
temps, bien sûr, les médias sociaux ne
sont qu’un moyen pour les gens de
partager des photos de leurs chats.
Le problème plus
profond est l’insuffisance de régulation
des médias sociaux – tout comme la
télévision et la radio sont régulées. Un
autre problème est le manque d’une
alphabétisation politique suffisante, ce
qui empêche les citoyens de faire la
distinction entre un contenu
d’information authentique et un contenu
fabriqué.
Vous avez écrit
un livre prémonitoire Splinterlands
(traduit en français sous le titre
Zones de divergence). A la
lecture de votre livre, on a
l’impression que vous décrivez le futur.
Le chaos que vous annoncez dans votre
livre est-il une fatalité pour
l’humanité ou peut-on changer l’avenir ?
L’avenir peut
toujours être changé ! Nous avons mis
fin à l’esclavage dans la plupart des
régions du monde. Les femmes ont presque
partout le droit de vote. Nous avons
cessé de détruire la couche d’ozone.
J’ai écrit
Splinterlands comme avertissement.
Je voulais décrire la conclusion logique
du Brexit et de l’élection de
nationalistes comme Trump. Nous pouvons
absolument empêcher le fractionnement de
la communauté internationale,
l’effondrement des institutions
internationales, le triomphe du
nationalisme étroit et du sectarisme.
Mais nous ne pouvons pas attendre un
sauveur en particulier. Nous avons
remporté les victoires mentionnées
ci-dessus contre le racisme, le sexisme
et la pollution par l’action collective.
Ensemble, nous pouvons
certainement changer l’avenir.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est John
Feffer ?
John Feffer est
directeur de Foreign
Policy in Focus à l’Institute
for Policy Studies. En 2012-13, il a
également été membre de l’Open Society
Fellow qui s’est penché sur les
transformations survenues en Europe
orientale depuis 1989.
Il est l’auteur de
plusieurs livres et
de nombreux articles. Son
dernier livre de fiction est Aftershock:
un voyage dans les rêves brisés de
l’Europe de l’Est. Il est
également l’auteur du roman dystopique Frostlands, la
suite autonome de Splinterlands. Il
a également produit dix pièces de
théâtre, y compris quatre one-man shows,
et publié un roman.
Il est associé
principal à l’Asia Institute de Séoul et
a été boursier en rédaction à la
bibliothèque Provisions à Washington et
boursier PanTech en études coréennes à
l’Université Stanford. Il est un ancien
éditeur associé du World Policy
Journal. Il a travaillé en tant que
représentant des affaires
internationales en Europe de l’Est et en
Asie de l’Est pour l’American Friends
Service Committee. Il a également
travaillé pour AFSC sur des questions
telles que l’économie mondiale, le
contrôle des armes à feu, les femmes et
le lieu de travail et la politique
intérieure. Il a notamment été
consultant auprès de Foreign Policy in
Focus, de l’Institute for Policy Studies
et du Friends Committee on National
Legislation. Il a étudié en Angleterre
et en Russie, a vécu en Pologne et au
Japon et a beaucoup voyagé en Europe et
en Asie.
Il a enseigné un
cours de troisième cycle sur les
conflits internationaux à l’Université
Sungkonghoe de Séoul en juillet 2001 et
a donné des conférences dans diverses
institutions universitaires, notamment
l’Université de New York, la Hofstra,
l’Union College, l’Université Cornell et
l’Université de Sofia (Tokyo). Il a été
largement interviewé dans
la presse écrite et à la radio.
Il est
récipiendaire de la bourse Herbert W.
Scoville et a été écrivain en résidence
au Blue Mountain Center et à la
Wurlitzer Foundation.
Son
site officiel
Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour
publication
Le sommaire de Mohsen Abdelmoumen
Le dossier
Monde
Les dernières mises à jour
|