Interview
Dr. Saïd Bouamama : «Bouteflika
symbolise le gel
de plusieurs tendances
et ça ne permet pas
de construire quoi
que ce soit.»
Mohsen Abdelmoumen
Dr. Saïd
Bouamama. DR.
Mercredi 3 octobre 2018
Fanon
disait : « attention à l’émergence de
gérants d’affaires de l’Occident dans
les nouveaux pays indépendants »
English
version here
Mohsen
Abdelmoumen : Quelle est votre
lecture de la situation géopolitique qui
prévaut en Syrie en ce moment ?
Dr. Saïd
Bouamama : La situation en Syrie est
d’abord une situation d’échec de
l’impérialisme. En réalité, ce qui se
passe en Syrie a été une tentative de
déstabiliser l’État syrien en appuyant
des groupes djihadistes. On pense ce
qu’on veut du régime de Bachar el Assad,
mais il a rendu un grand service à
l’humanité en arrêtant cette
déstabilisation et cette tentative de
balkaniser la Syrie. Parce qu’en
réalité, il s’agit de balkanisation. Si
l’on regarde toutes les dernières
guerres, ce que j’appelle les nouvelles
guerres coloniales, que reste-t-il ?
L’Irak est coupé en morceaux,
l’Afghanistan est un chaos complet, en
Somalie c’est l’hécatombe, et le Soudan
est coupé en deux. En réalité, il y a
une telle concurrence aujourd’hui entre
grandes puissances qu’il y a besoin,
pour continuer à faire des profits, de
déstabiliser les États qui peuvent être
des États de résistance ou des États qui
n’acceptent pas les règles qu’imposent
un certain nombre de grands pays. C’est
cela qui s’est passé en Syrie dont
l’enjeu était d’abord la maîtrise de la
région et l’accès à la géostratégie
régionale, c’est-à-dire le contrôle des
ressources pétrolières de la région.
Comment
expliquez-vous que l’administration
Trump menace de frapper les positions de
l’armée syrienne, de l’Iran et de la
Russie alors même que dans la réalité,
ceux qui sont encerclés à Idlib sont
pour la plupart des terroristes d’Al
Nosra et de Daech ? Sauver Idlib,
n’est-ce pas sauver al-Nosra et Daech ?
Les USA veulent-ils sauver les soldats
de l’impérialisme que sont al-Nosra et
Daech ?
Je crois qu’il faut
que l’on devienne lucide et que l’on
cesse d’être naïf. Il n’y a pas de
combat conséquent contre le terrorisme
de la part des États-Unis. En réalité,
ils le combattent quand ça les arrange
et ils le soutiennent quand ça les
arrange. Et ce n’est pas nouveau. Il
faut se rappeler que les premières
grandes avancées des groupes dits
djihadistes, c’était en Afghanistan et
que le prétexte pour les soutenir était
de s’opposer à l’Union soviétique. Il ne
faut pas oublier qu’à chaque fois que
l’intérêt des États-Unis nécessite une
déstabilisation, on laisse faire ces
groupes. On ne les combat que quand
l’intérêt des États-Unis est en cause,
et donc il n’y a pas un combat
conséquent et cohérent des États-Unis
contre eux. Il y a un combat par moment,
par morceaux et un soutien à d’autres
moments. C’est important d’avoir en tête
que les États-Unis ne connaissent pas de
politique cohérente, ils ne connaissent
que la politique de leur intérêt
économique, quitte à détruire des pays
et à provoquer le massacre des
populations, et s’il faut pour cela
soutenir des groupes terroristes, eh
bien, ils le font. Malheureusement, ça a
été fait avant la Syrie et si nous ne
sommes pas capables de nous immuniser,
cela se refera ailleurs.
J’ai interrogé
Noam Chomsky il y a quelques années et
il m’a dit textuellement que la
Syrie allait être divisée en plusieurs
zones. On remarque actuellement un
redéploiement US dans le nord de la
Syrie. Ne pensez-vous pas qu’il y a un
risque d’affrontement total, notamment
entre les États-Unis et la Russie ?
En réalité, le
projet des États-Unis, à l’étape où nous
en sommes, s’inscrit dans un long
processus qui est de déstabiliser tous
les États qui ont une superficie
économique, une superficie géographique
et des richesses pétro-gazières ou de
minerais stratégiques pour les
balkaniser, pour les couper en plusieurs
morceaux, parce que c’est plus simple de
maintenir la domination dans le chaos.
Et donc, on a eu un certain nombre de
guerres auparavant. Avec la Syrie, c’est
le même projet aujourd’hui, mais il y a
d’autres pays et, en particulier, il y a
la volonté de balkaniser l’Iran.
N’oublions pas que les États-Unis n’ont
pas renoncé à déstabiliser l’Iran.
Seulement, l’Iran, en termes de rapport
de forces, c’est une autre affaire et
les États-Unis sont extrêmement
prudents. La Russie a bien compris cela
et a passé des accords. La Russie n’est
pas naïve et elle a bien compris que si
elle continuait à laisser faire cette
balkanisation, même elle pourrait être
balkanisée, c’est le grand projet des
États-Unis – et donc la Russie a très
bien compris que son intérêt était
d’arrêter ce processus.
Avant que la
filière tchétchène n’entre dans le jeu ?
Exactement, et
c’est pour cela qu’on a un soutien aussi
fort de la Russie à la Syrie et que les
accords avec l’Iran existent.
Les Russes
considèrent la Syrie et l’Iran comme
profondeur stratégique.
Exactement. C’est
comme si c’était un front intérieur. Et
les Russes ont raison. Chaque recul
devant l’offensive de balkanisation,
c’est, à terme, le danger de guerre avec
la Russie qui augmente. Et à
chaque fois qu’il y a un échec de ce
projet de balkanisation, c’est le danger
de guerre qui recule. Et aujourd’hui, la
bonne nouvelle, c’est qu’ils n’ont pas
réussi en Syrie. Et donc, cela les rend
un petit peu plus prudents mais bien
entendu, ils ne renoncent pas.
Ne pensez-vous
pas que l’Algérie est une autre cible de
l’impérialisme, notamment US et
israélien ?
Bien entendu, elle
est une cible et on peut même dire que
si la Syrie avait été vaincue, l’Algérie
serait le prochain pays ciblé. Il y a
l’Iran et puis l’Algérie. Il n’y a pas
des milliers d’autres pays qui ont cette
surface géographique et cette profondeur
économique, donc l’Algérie est sur la
ligne de mire. D’ailleurs, il y a un
monsieur qu’il faut écouter, même s’il
est un idiot, c’est Bernard-Henri Lévy.
Il vient souvent dévoiler les stratégies
de l’impérialisme parce qu’il veut se
pavaner. Ce monsieur a quand même
déclaré publiquement que l’Algérie
signifiait en réalité trois pays et
qu’il fallait séparer le Sud, le Nord et
la Kabylie, en trois pays. On voit bien
que derrière cela, il y a des espaces,
des endroits qu’on appelle des think
tanks dans lesquels ils pensent à
différents types de découpages et en
Algérie, il y a effectivement un plan de
découpage. Si les Algériens cessent
d’être patriotes et de défendre
l’intégrité du territoire, demain on
nous trouvera des prétextes pour
intervenir.
D’après vous,
nos révolutions à nous, Algériens et
Africains, sont-elles achevées ? Ne
pensez-vous pas qu’il faut un deuxième
souffle à nos révolutions pour
parachever la lutte de nos ancêtres ?
C’est absolument
nécessaire. D’abord, il ne faut pas
culpabiliser. On vient de tellement
loin. Il ne faut pas sous-estimer ce
qu’a été la colonisation de l’Algérie et
ce qu’a été l’esclavage pour les pays
d’Afrique sub-saharienne. C’est-à-dire
que pour se remettre d’un tel
traumatisme, le travail est immense. Il
ne faut pas se dire « on est nul », etc.
Par contre, il est clair que le projet
émancipateur qui a mené aux
indépendances était un projet qui
nécessitait d’aller beaucoup plus loin
que ce qu’on a fait aujourd’hui. Des
questions aussi importantes que les
questions du développement économique,
de la répartition des richesses, de
l’implication du peuple dans les
décisions, sont encore des tâches à
venir et donc, oui, il y a besoin d’un
second souffle. Nous savons aussi que
les indépendances ont donné naissance à
toute une série de parasites, de gens
qui profitent de l’appareil d’État pour
détourner la rente, etc. et donc il y a
effectivement besoin que l’on recentre
le processus sur ceux qui l’ont fait en
réalité, ceux qui ont intérêt à mener
l’Algérie à une indépendance réelle.
C’est-à-dire, si
je vous comprends bien, les patriotes
algériens sincères qui peuvent se
trouver parmi les jeunes, au sein de la
population et des forces vives saines de
la nation ?
Absolument. Et la
question de la jeunesse est bien entendu
une question essentielle. Quand une
partie de la jeunesse s’oriente vers les
djihadistes, on ne peut pas faire comme
si ce n’était pas important. Cela veut
dire qu’on a échoué sur un certain
nombre de choses et qu’il faut reprendre
le combat. Vous savez, les jeunes
veulent juste construire leur avenir.
C’est quand l’avenir devient pas
pensable, quand ils n’arrivent plus à
l’imaginer, qu’ils s’orientent vers le
passé et que des charlatans peuvent
venir détourner leur colère légitime. Et
donc, oui, il y a besoin de reprendre ce
souffle et il y a besoin de retrouver la
dynamique des deux premières décennies
des indépendances. Rappelons-nous
l’ambiance lorsque les jeunes sortaient
diplômés de l’université dans les années
1974-1975. C’était plein d’espoir pour
l’avenir, c’était l’idée de construire
le pays, c’était l’idée de la réforme
agraire et d’aller voir les paysans,
etc. Il faut retrouver ce souffle-là qui
a été perdu et qui a été aussi perdu
parce que des parasites ont détourné le
processus.
Ne pensez-vous
pas qu’il y a un réel danger dû aux
divers mouvements séparatistes en
Algérie ? L’élite politique et
économique ne devrait-elle pas faire son
autocritique et rester attentive aux
défis géopolitiques qui nous guettent ?
L’Algérie peut-elle, selon vous, aller
vers un changement positif graduel bien
maîtrisé sans avoir peur ? Seconde
question : La décennie rouge et noire ne
nous a-t-elle pas vaccinés contre les
terroristes islamistes ?
Sur la première
question, oui, il y a de réels dangers
avec les mouvements séparatistes qui
restent cependant extrêmement
minoritaires, y compris en Kabylie.
Et à Ghardaïa.
Oui. En réalité,
une des raisons du développement de ces
mouvements, c’est que nous avons été
timides sur la question identitaire.
Aujourd’hui, les choses se rattrapent,
la langue amazigh est reconnue, etc.
mais on a mis trop de temps à ça et
quand une revendication juste n’est pas
prise en compte, des charlatans
peuvent venir récupérer la frustration.
L’Algérie est pluriculturelle et
plurilingue et c’est une richesse. Il
n’y a aucune raison de considérer cela
comme une faiblesse donc, il faut
l’assumer pour couper l’herbe sous le
pied à tous ceux qui voudrait
instrumentaliser cette question.
Du côté des élites,
il n’y a pas de secret, tous ceux qui
sont attachés, quelles que soient leurs
opinions politiques et économiques, à
l’intégrité territoriale de l’Algérie et
à une véritable indépendance, doivent
avoir en tête que ça ne peut se faire
que s’il y a un minimum de
redistribution économique. C’est-à-dire
que s’il n’y a pas de redistribution
économique, si la pauvreté s’installe,
si les gens sont dans la misère, les
charlatans peuvent à nouveau venir
instrumentaliser. C’est pour cela que
notre jeunesse, même celle qui écoutait
les charlatans, est d’abord une victime
parce qu’en réalité, si elle avait pu
penser son avenir, jamais elle n’aurait
écouté ces voyous.
Vous parlez des
années 1990. Aujourd’hui, quand on parle
de la présence des Algériens chez Daech,
ils sont très minoritaires par rapport
aux autres peuples du Maghreb.
Absolument.
Comment
analysez-vous cela ? N’avons-nous pas
été vaccinés par la décennie rouge ?
Malheureusement, on
n’est jamais totalement vacciné. Mais
cela a développé des mécanismes de
résistance réels et il faut savoir que
des gens qui, au début, ont pu écouter
les charlatans, se sont détournés
quand ils ont vu en quoi consistait ce
projet de société. Il y a eu des régions
entières dans lesquelles des votes
énormes sont allés en faveur des
charlatans et qui aujourd’hui, ne
veulent pas entendre parler de ces
gens-là. Donc, on voit bien que c’était
une expérience populaire et, oui, il y a
des anticorps en Algérie, plus solides
que dans d’autres pays, parce qu’il y a
eu ce drame. On l’a payé cher. Mais
attention, tant que les causes ne sont
pas soignées, la maladie peut toujours
revenir et on revient à la question
précédente au sujet de la répartition
des richesses économiques.
On évoque un
cinquième mandat du Président
Bouteflika. Ne pensez-vous pas que
l’heure est venue d’accompagner un
processus de renouvellement de toute la
classe politique en Algérie, même au
niveau de « l’opposition », parce que,
pour moi, la crise n’est pas seulement
au niveau du pouvoir, mais aussi au
niveau de « l’opposition » ? Le
cinquième mandat ne devrait-il pas être
abandonné pour plutôt injecter du sang
neuf en Algérie et vacciner le pays
contre des risques divers tant internes
qu’externes ? Ne devrait-on pas
abandonner cette alternative d’un mandat
supplémentaire de l’actuel président et
aller vers un changement piloté –
pourquoi pas – par l’armée qui reste la
force la plus structurée en Algérie ?
Quel est votre avis à ce sujet ?
En tous cas, je
suis complètement opposé à l’idée d’un
cinquième mandat. Aujourd’hui,
Bouteflika symbolise le gel de plusieurs
tendances et ça ne permet pas de
construire quoi que ce soit. Je pense
aussi qu’il y a un décalage entre
l’ensemble de la classe politique et la
partie civile de la nation. Il faut
réussir à faire émerger dans la classe
politique tous ces jeunes militants
syndicalistes, ces médecins, toute cette
génération qui est née après, il faut
passer le relais sur la base, toujours,
de l’intégrité territoriale et de
l’indépendance économique. Il est temps
qu’une nouvelle génération émerge.
Le président
Bouteflika est très malade, très
fatigué, et il devrait céder la place à
quelqu’un d’autre. C’est du bon sens.
Qu’en pensez-vous ?
Absolument. C’est
une nécessité absolue et il faut aussi
s’interroger sur l’image qu’on donne à
notre propre peuple et aux autres
peuples en maintenant à tout prix un
président malade.
Dire qu’on est
contre un cinquième mandat, ce n’est pas
être antipatriotique ni antinational, au
contraire, nous servons notre pays. Ne
pensez-vous pas que ceux qui sont contre
un cinquième mandat sont les vrais
patriotes ?
Absolument. Je
pense qu’être patriote aujourd’hui,
c’est être contre le cinquième mandat.
Bien sûr.
Il y a un pays
dont on tue le peuple en toute légalité,
c’est la Palestine. Ne pensez-vous pas
qu’Israël, en plus d’être un État voyou,
est en train d’engranger tous les
bénéfices des problèmes liés aux
différentes stratégies US pour
balkaniser la région arabo-musulmane ?
Mais bien sûr.
Pourquoi y a-t-il eu autant de soutien à
la création d’Israël en tant qu’État et
ensuite ? C’est tout simplement parce
que cet État sert de tête de pont à
toutes les interventions, à toutes les
stratégies d’ingérence, etc. Et donc, il
ne faut pas considérer le combat comme
étant seulement entre Palestiniens et
Israéliens. En réalité, en s’affrontant
à Israël, les Palestiniens – et c’est
pour cela que c’est une cause centrale
dans le combat anticolonial et
anti-impérialiste – s’affrontent à
l’ensemble du camp impérialiste. Et
Israël n’est pas isolé, parce que
justement, il y a ce soutien-là. En
réalité, imaginons que demain il y ait
un État palestinien démocratique et
laïque, où musulmans, chrétiens, athées
vivent ensemble, la fin d’Israël
signifierait que c’est toute la
stratégie impérialiste qui a failli.
Israël est un outil des grandes
puissances et profite bien entendu des
stratégies impérialistes.
Que reste-t-il
du message de Frantz Fanon ?
Malheureusement, le
message de Fanon a été largement oublié.
Fanon disait : « attention à l’émergence
de gérants d’affaires de l’Occident dans
les nouveaux pays indépendants »,
c’est-à-dire de gens qui vont faire le
travail que faisait auparavant
l’Occident avec son armée. Ça, ça a
tendance à être oublié. Le message
d’espoir, c’est que sur Frantz Fanon en
particulier, on voit revenir son nom
alors qu’il avait complètement disparu.
Une nouvelle génération redécouvre
Fanon, malheureusement après plusieurs
décennies d’oubli, et on voit de plus en
plus Fanon cité et de plus en plus de
jeunes reprendre son image. Il y a un
retour à Fanon et c’est une bonne
nouvelle.
Qu’est-ce qui
vous a poussé à écrire votre livre « Manuel
stratégique de l’Afrique » ?
Ce qui m’a poussé à
écrire ce livre, ça a été la fatigue des
guerres qui se succédaient. Et dans
« guerres », je mets la décennie noire
en Algérie jusqu’à l’intervention
française au Mali. La question était
« que se passe-t-il sur ce continent ? »
et le besoin de répondre à toutes les
théories qui nous étaient données, qui
étaient des théories culturalistes,
c’est-à-dire qu’on nous expliquait la
guerre en Algérie comme une opposition
entre des musulmans et des militaires,
ailleurs on nous expliquait que c’était
des tribus qui s’affrontaient. Tout cela
me semblait complètement erroné par
rapport aux réalités. Je suis donc allé
regarder ce qu’il y avait de commun dans
toutes ces guerres. J’avais bien entendu
des intuitions et je suis tombé
effectivement sur la confirmation de mes
intuitions. Toutes ces guerres ont un
point commun : l’enjeu économique. Que
ce soit en Algérie, on ne peut pas ne
pas avoir en tête les intérêts des
grandes puissances pour le pétrole
et le gaz algérien, que ça soit au Congo
avec ces guerres qui n’en finissent pas,
et la richesse du Congo. En réalité, le
continent africain est le continent le
plus riche et le continent où l’on fait
encore aujourd’hui des découvertes de
minerais et de pétrole dans la mer
off shore, et c’est donc un enjeu
énorme pour les grandes puissances et il
y a des guerres pour contrôler les
espaces de matières premières. En outre,
la grande peur des pays occidentaux,
c’était l’émergence de nouveaux pays
comme la Chine, l’Inde ou le Brésil qui
commercent avec les pays africains et
qui commercent avec des règles plus
égalitaires et avec moins de domination.
Et, effectivement, c’est l’intérêt
direct des grandes puissances
impérialistes qui est en jeu. Quand
l’Algérie passe un contrat avec la Chine
pour la construction de routes, etc.,
vous imaginez que ceux qui avaient
l’habitude de considérer l’Algérie comme
leur marché, ne sont pas contents. Quand
c’est le Congo qui passe un contrat, la
Belgique ne peut pas être contente. Et
donc, il y a ces deux facteurs qui se
conjuguent et qui expliquent le drame
africain, parce que c’est un vrai drame.
D’Alger jusqu’au Congo, il y a eu des
dizaines de guerres depuis les
indépendances, et je n’ai parlé que des
guerres depuis les indépendances, je
n’ai pas parlé des guerres
d’indépendance. Je me suis contenté de
relater celles de 1960 jusqu’à
aujourd’hui. Toutes ces guerres-là sont
les mêmes.
Pourquoi
avez-vous choisi les éditions
Investing’action de notre ami Michel
Collon ? D’autres éditeurs ont-ils
refusé d’éditer votre livre ? Votre
livre a-t-il dérangé ? Avez-vous été
censuré ?
Non, je n’ai pas
été censuré. Je n’ai même pas pensé à
présenter ce livre à d’autres maisons
d’édition pour la raison toute simple
que je sais très bien où on en est
aujourd’hui dans beaucoup de maisons
d’édition sur les questions
anti-impérialistes. Ce projet est né
suite à un certain nombre d’articles que
j’ai écrit sur l’actualité et où, en
discutant avec Michel, il m’a dit :
« Mais Saïd, tu ne te rends pas compte,
tu nous as parlé de l’Algérie, tu nous
as parlé du Congo, tu nous as parlé de
ça et ça, quand est-ce que tu nous fais
un ouvrage global ? » Voilà comment
s’est fait ce livre. Très franchement,
je ne vois pas de grandes maisons
d’édition le reprendre aujourd’hui.
C’est inimaginable dans le monde
francophone. C’est différent dans
d’autres pays, comme par exemple en
Angleterre.
Ou aux
États-Unis.
Oui, aux
États-Unis, ce serait différent, mais
dans le monde francophone, c’est clair
que les maisons d’édition aujourd’hui
sont fermées sur ces questions-là.
Qu’est-ce que
l’intellectuel engagé,
anti-impérialiste, que vous êtes peut
dire aux résistants anti-impérialistes
et antisionistes ?
Qu’il ne faut
jamais, jamais, désespérer des peuples.
Il y a des moments où l’on croit que les
choses sont finies, il y a des moments
où l’on se désespère de voir les échecs,
mais en réalité, tant que l’oppression
existe, la résistance existe et l’on est
parfois surpris que deux ans après notre
désespoir, eh bien, il y a une offensive
dans un pays auquel on ne pensait pas du
tout. Je pense que nous sommes sortis de
la période de recul. Il ne faut pas
sous-estimer ce qui s’est passé en Syrie
qui est l’arrêt de ce processus de
recul, il ne faut pas sous-estimer les
résistances en Amérique Latine, au
Venezuela, au Nicaragua, etc.
À Cuba
À Cuba, oui. Tout
cela indique une chose : depuis la chute
de l’Union soviétique, c’était de recul
en recul, les peuples perdaient,
perdaient, perdaient. Et là, il y a un
coup d’arrêt. Bien sûr, on a tellement
reculé qu’on a du mal à y voir clair.
Mais si on cumule tout cela, si en plus
on regarde les luttes dans tous les
pays, on voit une jeunesse qui se
mobilise, etc. Donc, oui, à court terme,
à un an ou deux ans, il n’y a pas de
changement immédiat, mais on voit que
les peuples commencent à tirer la leçon
de cette période de vingt-cinq ans de
recul. Et aujourd’hui, on a des points
d’arrêt. Par exemple, ils ont éliminé
Gbagbo, mais regardez le nombre de
manifestants demandant que Gbagbo
revienne. C’était inimaginable il y a
quelques années. Et donc, on voit bien
qu’il y a quelque chose qui bouge dans
l’anti-impérialisme et je pense qu’on
entre dans une nouvelle séquence de
mobilisation. Ça, c’est pour les pays du
sud. Pour ici, à nous d’être à la
hauteur et de réussir à faire connaître
ces luttes qui vont se développer.
Ne pensez-vous
pas qu’il faut un front mondial
anti-impérialiste et antisioniste qui
sera déterminant dans les luttes à
venir ?
Mon livre
précédent, juste avant le dernier, est
un livre qui s’appelle « La
Tricontinentale : les peuples du
Tiers-Monde à l’assaut du ciel ».
Pourquoi j’ai écrit ce livre ? Parce que
la Tricontinentale, la conférence
tricontinentale à Cuba en 1965-1966,
était le moment dans lequel il y a eu
une unité de l’Afrique, de l’Asie, et de
l’Amérique Latine, et qu’en même temps,
tous les mouvements progressistes
d’Europe étaient en soutien à la
Tricontinentale. C’était le moment où on
était le plus loin, je pense, dans ce
mouvement. Si j’ai écrit ce livre, c’est
parce que je pense qu’il est temps qu’on
retrouve ce genre de dynamique.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le Dr.
Saïd Bouamama ?
Saïd Bouamama est
un sociologue, militant associatif et
politique algérien résidant en France.
Docteur en socio-économie, il a écrit
principalement sur les thèmes liés à
l’immigration, comme les discriminations
et le racisme. Comptant parmi les
fondateurs du mouvement des Indigènes de
la République, il est également affilié
à la CGT (Confédération générale du
travail), l’un des porte-parole du
Comité de soutien aux sans-papiers de
Lille, et membre de la Coordination
communiste.
Membre de
l’association Intervention Formation
Action Recherche (IFAR), il y est chargé
de recherche et de la formation
de travailleurs sociaux. Il est
également membre de P.H.A.R.E. (Praxis
Histoire Action-Recherche Éducation
Populaire pour l’Égalité), organisme
d’intervention sociologique qu’il a
cofondé.
Il est parmi les
fondateurs et animateurs du Front uni
des immigrations et des quartiers
populaires créé en 2012 à la suite de
deux rassemblements nationaux : le Forum
social des quartiers populaires et les
Rencontres nationales des luttes de
l’immigration.
Il s’est engagé
pour la libération de Georges Ibrahim
Abdallah à plusieurs reprises.
Il a écrit de
nombreux livres, dont :
Dictionnaire des dominations de sexe, de
race, de classe, Collectif
Manouchian : Saïd Bouamama, Jessy
Cormont, Yvon Fotia, Édition Syllepse,
2012 ;
Femmes des quartiers populaires, en
résistance contre les discriminations,
des femmes de Blanc-Mesnil avec Saïd
Bouamama & Zouina Meddour, Le Temps des
Cerises, 2013 ;
Figures de la révolution africaine. De
Kenyatta à Sankara, La
Découverte, 2014 ;
La Tricontinentale. Les peuples du
tiers-monde à l’assaut du ciel,
CETIM et Syllepse, 2016 ;
Manuel stratégique de l’Afrique
Investing’Action, 2018.
Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour
publication
Le sommaire de Mohsen Abdelmoumen
Les dernières mises à jour
|