Interview
Prof. El Mouhoub Mouhoud :
« Les
Algériens ont compris qu’il existait une
solution politique à la crise que
traverse leur pays »
Mohsen Abdelmoumen
Prof. El Mouhoub
Mouhoud. DR.
Lundi 1er juillet 2019 English version here
Mohsen
Abdelmoumen : Votre livre
L’immigration en France contredit
les thèses des partis politiques
d’extrême-droite qui utilisent la
thématique de l’immigration pour des
visées électoralistes. D’après vous,
l’immigration n’est-elle pas productrice
de richesse ?
Prof. El Mouhoub
Mouhoud : L’objectif de ce livre
était de mettre à la disposition du
grand public l’état de la connaissance
scientifique sur la réalité des
migrations internationales. Je m’étais
alors confronté à un certain nombre de
questions : comment se forgent les
représentations que cristallise la
thématique des migrations ? Pourquoi, en
dépit des chiffres ainsi que des
analyses et de leurs enseignements
fondés sur des études concordantes
réalisées dans différents pays sur les
migrations ou le climat par exemple, les
allégations les plus invraisemblables ne
sont pas démystifiées, et les fantasmes
et non la réalité continuent à polluer
le « débat public » ? Sans parti pris
pour ou contre l’immigration, c’est à
ces questions, quelquefois dérangeantes
mais toujours étayées, que mon livre
tentait de répondre. Quand on observe le
fossé béant et grandissant entre les
résultats de la recherche scientifique
et les représentations, on ne peut que
tenter de contribuer sereinement au
débat.
S’agissant des
effets de l’immigration, la première
manipulation concerne leur nombre. Quand
on regarde les flux dans les pays de
l’OCDE, on se rend compte que la France
est même structurellement depuis les
quinze dernières années en queue de
peloton. Chaque année, les titres de
séjours délivrés aux étrangers
représentent environ 200 000
personnes soit 0,4% de la population
française, contre plus de 0,7% en
moyenne dans les pays de l’OCDE. Le
solde entre les entrées et les sorties
d’étrangers se situe autour de 100 000
personnes. Chaque année, 100 000
étrangers repartent dont 70 000 sont des
européens en libre circulation.
L’immigration de travail ne concerne que
20 à 25 000 personnes par an, dont
10 000 anciens étudiants qui vivaient
déjà en France. Focaliser une politique
sur les restrictions à l’entrée paraît
donc en décalage avec la réalité. Il est
important de faire porter la raison dans
ce débat. Éliminer ou réduire ces
100 000 entrées nettes ne réglera ni le
problème du taux de chômage, ni celui
des territoires ségrégués. On met sur le
dos de l’immigration des questions liées
en réalité aux échecs des politiques
structurelles d’aménagement du
territoire, du logement, de l’éducation
et du marché du travail.
De même concernant
les réfugiés, depuis ce que l’on a
appelé la crise migratoire, la France a
reçu peu de réfugiés et a octroyé très
peu de statuts de protégés. Relativement
à la population, trois pays ont
concentré la plupart des réfugiés :
l’Allemagne, la Suède, l’Autriche. La
France arrive en queue de peloton des
pays de l’OCDE.
Enfin, quand on
comptabilise non pas en flux mais en
« stocks » les immigrés présents en
France (environ 6 millions dont 3
millions sont naturalisés), on se
trouve dans la moyenne européenne à 8,5%
de la population et à quatre points en
dessous de la moyenne OCDE.
L’autre question
instrumentalisée sur l’immigration
concerne son impact sur le marché du
travail des pays d’accueil. On accuse
les immigrés du chômage des autochtones
ou encore de contribuer à la
baisse des salaires. La littérature
économique fait consensus sur le sujet.
Le premier consensus est que l’arrivée
de migrants a des effets de très faible
ampleur et n’a globalement pas eu
d’effets négatifs pour les travailleurs
des pays d’accueil. Pourquoi ? Parce que
le marché du travail n’est pas un
« gâteau » aux contours fixes, mais
qu’il peut croître sous l’effet de
l’impact bénéfique de l’immigration sur
le reste de l’économie.
Les économistes
observent ainsi que l’immigration
produit, globalement, un effet positif
sur les salaires des travailleurs
autochtones. Cela pourrait être du à une
croissance forte dans ces bassins
d’emplois ou au déplacement des
travailleurs autochtones vers d’autres
régions. Après correction de ces
possibles biais, le résultat reste que
l’immigration n’a pas d’effet négatif
sur l’emploi des natifs en général. Les
travailleurs immigrés et les autochtones
n’ayant pas les mêmes caractéristiques
en termes de qualifications et de types
de tâches qu’ils portent, l’augmentation
du nombre d’immigrés arrivant dans un
bassin d’emploi contribue à offrir aux
autochtones davantage de possibilités
d’occuper des tâches moins manuelles ou
d’exécution au profit de tâches
mobilisant davantage de connaissances.
Et donc mieux rémunérées. D’autres
approches, keynésiennes, montrent
également un impact positif de
l’immigration sur la consommation et la
croissance du pays d’accueil, ce qui
stimule à son tour l’emploi.
Faut-il en conclure
que l’afflux de migrants ne fait que des
gagnants ? Non. Les immigrés peuvent
avoir un impact négatif sur les
rémunérations de ceux avec lesquels ils
sont directement en concurrence.
C’est-à-dire les travailleurs… souvent
issus d’une vague antérieure
d’immigration !
Si l’impact de
l’immigration sur le marché du travail
est difficile à établir, on peut au
moins retenir des travaux qu’il est
faible, et globalement positif. Ceux qui
en tirent le plus profit sont les natifs
qualifiés, qui voient leurs perspectives
d’emploi et de rémunération s’améliorer.
L’instrumentalisation de la question des
migrations favorise des fausses
représentations qui interdisent la mise
en place des politiques efficaces et
équitables gagnantes pour les pays
d’accueil, les pays d’origine et les
migrants eux-mêmes.
Comment
expliquez-vous la montée de
l’extrême-droite, voire des néo-nazis,
dans toute l’Europe ?
Concernant la
montée du populisme et de l’extrême
droite, les travaux des politistes sont
supposés mieux répondre à cette
question. Du point de vue économique, on
a sous-estimé le fait que la
mondialisation n’a pas d’effets
homogènes mais des effets spécifiques
touchant différemment certains
territoires et certaines catégories de
travailleurs. Autrefois, les
travailleurs peu qualifiés étaient les
perdants de la mondialisation. L’une des
caractéristiques de la mondialisation
contemporaine est que les travailleurs
de la production, même à des niveaux de
qualification plus élevés
(contremaîtres, ingénieurs, techniciens)
sont également touchés par la
mondialisation alors que les managers et
les travailleurs occupant des tâches de
coordination, de management, de gestion…
sont davantage gagnants. Les mécanismes
de compensation des effets négatifs –
même peu nombreux – des délocalisations
ne jouent pas : les territoires
vulnérables verrouillent les
travailleurs mis au chômage sur place
alors que dans d’autres territoires les
emplois ne trouvent pas preneur. La
mobilité du travail ne se décrète pas,
elle s’organise. Un droit à la mobilité
nécessite une politique d’investissement
dans ce domaine. Les politiques
publiques ont échoué à compenser ces
chocs négatifs. Les classes moyennes
sont frappées de plein fouet. Elles
suivent ensuite les partis populistes ou
extrémistes prétendant leur apporter une
solution par une fermeture des
frontières, une préférence nationale, ou
une sortie de l’Europe comme en GB ou en
Italie.
Vous êtes l’un
des premiers économistes à avoir évoqué
le concept de relocalisation
industrielle. Pouvez-vous nous expliquer
ce concept ?
Au sens strict, la
relocalisation est le retour dans le
pays d’origine d’unités productives,
d’assemblage ou de montage
antérieurement délocalisées sous
diverses formes dans les pays à faibles
coûts salariaux. Au sens large, la
relocalisation peut se définir comme le
ralentissement du processus de
délocalisation vers les pays à bas
salaires, c’est-à-dire la remise en
cause des décisions de délocalisation ou
la non-délocalisation dans les secteurs
sensibles à la compétition par les
coûts.
Trois raisons
motivent la relocalisation. D’abord, du
côté de l’offre, les possibilités de
remplacer le travail peu qualifié par
les machines ou les robots. Ainsi, la
part des coûts salariaux dans le coût
d’assemblage des puces électroniques est
passée de 30 à 40% dans les années 1970
à moins de 4% dans les années 1980 grâce
à la robotisation. Dans les secteurs à
« matières solides », comme la
mécanique, l’automobile ou
l’électronique, il n’y a pas d’obstacle
technique à la robotisation. En
revanche, dans l’habillement ou la
chaussure, lorsque les matières
manipulées sont souples, le travail
occupe encore près des deux tiers du
coût total dans l’assemblage.
Parallèlement les coûts salariaux par
unité produite (le rapport entre les
salaires et la productivité) ont
beaucoup augmenté dans les pays
asiatiques et en Chine tout
particulièrement. Le coût salarial
unitaire de la Chine et des pays
émergents qui représentaient seulement
40% du niveau des États-Unis au début
des années 2000 a rattrapé le coût
américain depuis le début des années
2010. L’intérêt à délocaliser en Asie
pour réduire les coûts et réimporter le
produit final diminue d’autant plus que
dans les pays développés, des taux
d’intérêt très bas permettent aux
entreprises d’emprunter pour s’équiper
en robots.
Ensuite, du côté de
la demande, les problèmes de réponse à
la variabilité des consommateurs, la
nécessité de coller aux marchés et
fabriquer des séries courtes de produits
dont le cycle de vie ne dépasse pas
trois à quatre semaines dans
l’habillement par exemple, et les
problèmes de qualité ou de sécurité des
produits importés assemblés en Chine ou
dans d’autres pays à bas salaires,
consacrent les échecs de la
délocalisation et impliquent souvent le
retour dans le pays d’origine ou à
proximité des marchés comme solution de
survie.
Enfin, les
problèmes de coûts de transport et de
coûts de coordination liés à la distance
géographique interviennent surtout dans
les activités pondéreuses (le poids des
composants compte) mais n’affectent que
marginalement les produits légers
(l’habillement) ou les services (les
centres d’appel, la maintenance
informatique…). Dans les secteurs comme
le textile-habillement, la chaussure,
les jouets….beaucoup de firmes qui
délocalisent sont des championnes de la
logistique et de la réponse rapide à la
demande tout en continuant à délocaliser
la production dans les pays à bas
salaires.
Vous avez écrit
Mondialisation et délocalisation des
entreprises. À votre avis, la
politique de délocalisation industrielle
n’a-t-elle pas été une catastrophe ?
Tout en ayant
favorisé l’émergence de nouveaux pays
dans la croissance mondiale, l’hyper
mondialisation est arrivée au bout de sa
logique : concentration géographique des
activités et inégalités territoriales
dramatiques, concentration des revenus
sur une poignée de managers globalisés,
décrochage des cadres moyens, des
employés et des ouvriers… La
mondialisation, qui était susceptible
d’être porteuse de progrès et de
diffusion des connaissances, de
rattrapage et de convergence des
économies a engendré un monde de plus en
plus fragmenté. La finance
internationale déréglementée, au lieu de
jouer son rôle de catalyseur de la
croissance et de l’innovation, a fait
revenir le capitalisme à ses pires
périodes de crise.
Si l’« hypermondialisation »
de la finance se poursuit en l’absence
de régulations étatiques réelles, celle
de la production industrielle et des
services est entrée dans une phase de
complexification sans précédent : des
mouvements de délocalisation coexistent
avec des relocalisations partielles qui
ne recréent pas pour autant les emplois
détruits par les délocalisations. Une
action volontariste de l’État doit,
selon nous, davantage viser les facteurs
de production : le travail, sa
formation, la recherche et l’innovation
source de reconquête d’avantages
compétitifs par rapport aux pays à bas
salaires et donc de relocalisation
économiques dans les territoires
français et européens.
Vous êtes un
éminent économiste et un chercheur
réputé. D’après vous, sommes-nous à
l’abri d’une nouvelle crise économique ?
La finance n’a pas
été régulée. Il existe bien des risques
de crise financière.
Vous avez sans
doute suivi les actualités sur
l’Algérie. Comment analysez-vous les
événements que connaît l’Algérie,
notamment ce grand mouvement populaire
avec des manifestations depuis le 22
février ?
Ce soulèvement
s‘inscrit d’abord dans une histoire
longue des soulèvements en Algérie : le
pays avait déjà connu une rupture
majeure en 1988 avec les émeutes de la
jeunesse. Celles –ci avaient déjà
fissuré le régime et initié trois années
d’ouverture démocratique inédite. Mais
il y a eu également les révoltes de
Kabylie de 2001, les tentatives de
manifestations du « printemps arabe »
étouffées dans l’œuf par la police en
2011, les protestations du Sud de
l’Algérie en 2016 contre l’exploitation
du gaz de schiste. Dans les années 2000
de boom pétrolier, mais aussi tout
particulièrement en 2011 lors des
soulèvements en Tunisie et en Égypte, et
à la faveur du retournement à la baisse
du prix du pétrole en 2013, le pouvoir
n’a cessé de subventionner la
consommation (à hauteur d’environ 30% du
PIB). Néanmoins, il a surestimé son
« capital sécurité » et n’a pas su
apprécier à leur juste valeur des
alertes qui dès 2014, laissaient
envisager la possibilité sinon
l’imminence d’un soulèvement populaire.
En parallèle, les
Algériens ont suivi et observé avec soin
les développements des printemps arabes
dans les autres pays. Cela a contribué à
conférer au mouvement populaire une
remarquable maturité politique. Les
expériences voisines jouent en effet à
la fois le rôle de repoussoir – les
exemples syrien, égyptien et libyen
étant perçus comme des contre-modèles –
et d’exemple – l’expérience
tunisienne notamment étant, elle, perçue
comme un modèle de transition politique.
On mesure à quel point les
soulèvements auxquels on a assisté en
Égypte, en Tunisie et ailleurs ont été
scrutés et assimilés par les
manifestants algériens d’aujourd’hui,
dans leurs formes, leurs méthodes et
leurs développement, à la manière dont
les manifestants algériens se sont
organisés par exemple pour protéger les
femmes dans les manifestations ou
nettoyer les rues : deux pratiques
directement liées à la volonté de ne pas
reproduire certaines expériences
négatives des soulèvements de la place
Tahrir (dont on ignore d’ailleurs
l’origine) au Caire et en Tunisie.
À travers l’exemple
tunisien, les Algériens ont compris
qu’il existait une solution politique à
la crise que traverse leur pays. La
constituante tunisienne représente à ce
titre un exemple inédit dans le monde
arabe, qui a garanti à la fois la
liberté de conscience, l’égalité
homme/femme et le respect des religions.
C’est-à-dire qu’elle a su construire le
compromis historique entre les
différentes parties de la société, des
femmes aux islamistes, tout en
garantissant un cadre foncièrement laïc.
Cet exemple d’une transition inclusive
qui peut prendre beaucoup de temps, en
douceur malgré les difficultés
économiques, peut servir de référence,
voire de mode d’emploi pour les
manifestants Algériens.
Un autre élément
joue un rôle central pour expliquer la
force et la maturité du mouvement du 22
février et sa capacité à surmonter les
clivages politiques. C’est le fait
que le spectre d’une « menace
islamiste » n’opère plus. Certes, le
pouvoir a joué abondamment sur la peur
des années 1990, y compris en
rediffusant des documentaires violents,
mais ce « capital sécurité » dont
croyaient jouir les autorités a volé en
éclats. En effet, malgré l’impact social
et la diffusion du conservatisme
religieux, la population ne semble plus,
à entendre les témoignages dans les
manifestations massives, souhaiter
l’arrivée au pouvoir des islamistes. Et
parmi ces derniers, beaucoup se sont
également démonétisés, en se laissant
coopter par le pouvoir.
Le gouvernement
précédent en Algérie a eu recours à la
planche à billets. Vous êtes un brillant
économiste et vous connaissez ce
procédé. Selon vous, l’option de la
planche à billets est-elle une solution
pour un pays qui dépend totalement des
hydrocarbures ?
L’économie
algérienne est composée de trois
secteurs. D’abord, les ressources
proviennent essentiellement des
hydrocarbures qui représentent environ
35% du PIB, 72% du budget de l’État et
environ 98% des recettes extérieures. En
période de boom, l’argent afflue vers
l’État qui le redistribue de manière
clientéliste, en particulier ces
dernières années, sous forme d’aides à
la consommation et de subventions. Le
secteur rentier est prédominant dans
l’économie, les revenus proviennent
massivement de l’extérieur et sont
sensibles aux fluctuations du marché
mondial, et la rente est distribuée de
manière plus ou moins discrétionnaire au
lieu d’être accumulée dans
l’investissement. Le deuxième secteur,
celui des importations (un tiers du
PIB), est un secteur oisif qui nourrit
également les relations de clientélisme
entre l’État, le clan au pouvoir et les
entreprises connectées à ce clan. Enfin,
l’industrie manufacturière a reculé pour
ne plus représenter que 5% du PIB et
laisser place à un troisième secteur :
celui des non-échangeables (services,
construction, bâtiment). Ces trois
secteurs représentent l’essentiel
de l’économie et se traduit par le fait
que l’Algérie a le taux de participation
de la force de travail le plus bas du
monde, comme les autres pays rentiers de
la région, et un taux de chômage des
diplômes extrêmement élevé.
En 2015, avec le
Premier Ministre d’alors, M. Sellal, et
avec le très court relais de M. Tebboune
de mai à juillet 2017, le
gouvernement avait émis des velléités de
mettre en place des réformes
structurelles et de modifier la relation
clientéliste entre les entreprises et
l’État. Mais très vite, avec le retour
d’Ahmed Ouyahia durant l’été 2017 comme
Premier ministre, le pouvoir a tourné le
dos aux réformes, et s’est engagé dans
une politique macroéconomique
aventurière fondée sur les financements
« non conventionnels » (la fameuse
planche à billet) à hauteur de 35 % du
PIB en deux ans. Or, l’année 2016 a été
une année d’effervescence et
d’impatience, tous les ingrédients
économiques et sociaux latents étaient
là, les slogans des jeunes notamment
dans les stades manifestaient
l’impatience des populations.
L’observation de certaines enquêtes
comme Arab Barometer laissaient
voir une perte dramatique de confiance
dans les gouvernements, en même temps
que se consolidait très
significativement le sentiment de
sécurité physique personnelle.
La situation
économique s’est aggravée du point de
vue des tares d’une économie rentière.
L’économie n’a jamais su se diversifier,
ce qui a fait reculer la part de
l’industrie (4%) et de l’agriculture
(8%) dans le PIB. Abdelaziz Bouteflika a
mené une politique qui conduisait à
cette rupture économique, qui était
prévisible depuis plusieurs années.
Malgré tout, il y a eu de grandes
avancées en matière d’éducation, la part
du pourcentage des dépenses publiques
d’éducation dans le PIB ayant doublé
entre le début des années 2000 et
aujourd’hui. Par ailleurs, l’État a
beaucoup subventionné les consommations
depuis 2011 (30% de PIB entre 2012 et
2014) ainsi que l’enrôlement dans
l’enseignement supérieur, qui a augmenté
de plus de 10 points entre 2011 et 2016,
passant de 30% à 42%. Si l’objectif
était d’obtenir la paix sociale, ces
efforts se sont toutefois concentrés sur
la quantité et non la qualité, comme
l’illustre le très mauvais classement de
l’Algérie dans les rangs internationaux
en matière de qualité de l’éducation
(classements PISA).
La situation
macroéconomique s’est aussi dégradée
fortement en Algérie. Le déficit public,
qui représentait 1, 4 % du PiB avant le
contre choc pétrolier de 2013, a
atteint 15, 7 % du PIB en 2016. Les
réserves de change ont chuté
drastiquement d’un peu moins de 200
milliards de dollars en 2013 à 108
milliards de dollars en 2016 pour
atteindre 60 milliards en 2018.
Les termes de l’échange se sont dégradés
et le dollar officiel s’est déprécié de
20 % en termes nominaux. Les
ajustements qui ont suivi n’ont pas été
moins drastiques : dans l’hypothèse d’un
baril à 35 dollars, les dépenses
publiques ont été réduites de 9 %
surtout pour les dépenses
d’investissement. Les importations de
biens de consommation finale (nouvelles
licences d’importations) ont été
également réduites mais les importations
de biens intermédiaires qui vont de
moins en moins aux investissements des
entreprises du secteur manufacturier au
profit du secteur de la construction et
du bâtiment se sont maintenues. Des
tentatives d’ouvrir le capital des
entreprises publiques pour favoriser
l’investissement dans les secteurs hors
hydrocarbures sont restées
embryonnaires.
Ces problèmes
économiques ont contribué à nourrir la
révolte algérienne. Une partie non
négligeable de la population n’a pas été
prise en compte par le système, en
particulier la jeunesse. Dans les zones
rurales, la situation est encore plus
grave car les taux de chômage peuvent
avoisiner les 80%. Les gens sont
acculés, assignés à résidence, car le
coût du logement est absolument
prohibitif dans les villes. Même s’ils
pouvaient accéder à l’emploi dans les
grandes agglomérations comme Alger, les
jeunes ne peuvent s’y rendre à cause du
coût exorbitant du logement qui
brûlerait leur salaire immédiatement. La
croissance forte dépend de la
fluctuation des hydrocarbures mais peut
aussi exclure beaucoup de gens : les
jeunes diplômés sont fortement au
chômage, acculés au déclassement interne
ou à l’expatriation forcée. Eu égard à
son revenu par tête la caractérisant
comme un pays à revenu intermédiaire, le
taux d’expatriation des qualifiés en
Algérie et dans les pays de la région,
est anormalement élevé, presque deux
fois plus élevé que dans les grands pays
à revenu intermédiaire. On assiste donc
à des phénomènes de « harraga » [migrants
« brûleurs de frontières »] dont
certains ont trouvé la mort en tentant
de quitter l’Algérie par bateau. Cela
été un facteur choquant et violent pour
la mémoire collective. Les plus
qualifiés parviennent à émigrer
vers l’Amérique du Nord.
Vous avez sans
doute eu écho des scandales de
corruption à laquelle se sont livré
certains responsables en Algérie et
leurs proches avec notamment la fuite
des capitaux à l’étranger en utilisant
la surfacturation, entre autres. En cas
d’avènement d’un gouvernement légitime,
pensez-vous que le peuple algérien
pourra espérer récupérer l’argent
détourné ?
Cette économie
rentière suppose des privilèges et
s’apparente à un capitalisme de copinage
qui vassalise ces entreprises et ces
hommes d’affaires. Les entreprises non
liées au pouvoir dont certaines crées
par la diaspora, en souffrent. Ces
dynamismes évincent de facto les
meilleurs. Si des réformes doivent être
menées, leur préalable doit être
politique et institutionnel. Il faut
changer les institutions pour pouvoir
changer le modèle de croissance
algérien. Cela ne peut se faire que par
l’accompagnement en douceur de la
transition politique. Mais le clan au
pouvoir n’avait pas intérêt au
changement car il a constitué une
verticalisation des mécanismes de
corruption qui ne sont plus seulement
circonscrits à l’appareil d’Etat et des
filières entières vivent de cette
verticalisation de la corruption. Un
sursaut est néanmoins encore possible.
L’armée a commencé le travail par des
purges de l’intérieur des caciques du
clan au pouvoir précédemment. Mais on
peut douter d’une justice qui vient de
l’armée ; seule une justice
transitionnelle indépendante digne de ce
nom pourra venir à bout de la corruption
qui gangrène l’économie et décourage les
initiatives.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le Prof.
El Mouhoub Mouhoud ?
Le Prof. E. M.
Mouhoud est Professeur d’Economie à
l’Université de Paris Dauphine où il
codirige le master Affaires
internationales. Il est spécialiste de
la mondialisation, des délocalisations
et des migrations internationales. Il
est également directeur du Groupement de
Recherches International du CNRS DREEM
(Développement des Recherches
Economiques Euro-méditerranéennes) et
est chercheur au Laboratoire d’Économie
de Dauphine- DIAL IRD. Ses travaux de
recherche portent sur le changement
technologique, les firmes
multinationales, les délocalisations /
relocalisations et compétitivité
internationale, l’intégration
européenne, convergence des économies,
les relations Euro méditerranéennes,
mobilité des facteurs et marchés du
travail, les migrations internationales,
l’impact sur les pays d’accueil et les
pays de départ, l’économie de la
connaissance, financement des
entreprises et crises.
Il a publié de
nombreux ouvrages et articles, notamment
L’immigration en France, mythes et
réalité (2017) ;
Mondialisation et délocalisation des
entreprises (2008) ; Sauver
Marx ? Empire, Multitude, travail
immatériel (2007) coécrit avec
P. Dardot, C. Laval ;
Les nouvelles Migrations, Un enjeu
Nord-Sud dans la Mondialisation
(2006) coécrit ;
Connaissance et mondialisation
(2000) coécrit ; Changement technique
et division internationale du travail (1993).
Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour
publication
Le sommaire de Mohsen Abdelmoumen
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