Middle East Eye
Rachida Brahim : « Dans le contexte
français,
la question raciale reste une
réalité
que l’on ne veut pas penser »
Hassina Mechaï
Oumou Traoré (au
centre), mère d’Adama Traoré, un jeune
homme décédé lors de son arrestation
par
la police en juillet 2016, participe à
une marche de protestation pacifique
contre les
violences policières, en
juillet 2019, lors du troisième
anniversaire de sa mort (AFP)
Jeudi 11 juin 2020 Racisme dans la
police, police raciste, racisme
structurel. La France connaît les mêmes
débats que les États-Unis. De part et
d’autre de l’Atlantique, deux cas
emblématiques, George Floyd et Adama
Traoré
Rachida Brahim est
chercheuse associée au Laboratoire
méditerranéen de sociologie (LAMES) de
l’Université Aix-Marseille. Sa thèse,
bientôt publié sous le titre La Race
tue deux fois. Une histoire des crimes
racistes (1970-2000), paraîtra en
décembre 2020 aux éditions Syllepse.
Elle revient sur la difficulté qu’a la
France à s’envisager non seulement comme
une société qui connaît le racisme, mais
également comme une société dont la
structure, les institutions et
l’organisation produisent en elles-mêmes
ce racisme.
Middle East
Eye : Pourquoi, en France, a-t-on
tant de mal à accepter l’idée même de
« violences policières » motivées par le
racisme ?
Rachida Brahim :
Il y a des personnes qui arrivent à
les envisager. Mais il est vrai que dans
le contexte français, la question
raciale reste un impensé. Une réalité
que l’on n’arrive pas à penser ou que
l’on ne veut pas penser.
D’une part, cette
réalité n’est pas pensable car, en un
sens, on nous a interdit de la penser.
Je situe la scission à la Seconde Guerre
mondiale, qui reste un grand marqueur. À
partir de ces événements atroces qui ont
été un choc historique, il a été décrété
que les races n’existaient pas. Cette
idée s’est inscrite dans les politiques
publiques puis dans les différentes
strates de la société.
Du colonialisme à
la laïcité :
la France continue de faire
la guerre aux musulmanes
Lire
D’autre part, cet
impensé est aussi une stratégie qui
permet de demeurer aveugle à ce qui
persiste, à ce qui continue à être créé.
Déclarer que les races n’existent pas
n’a pas suffi à annihiler la
construction des races. Il ne suffit pas
de nier le mot pour que les critères
raciaux disparaissent.
Après la Seconde
guerre mondiale, les empires coloniaux
ont persisté et dans ceux-ci, la race a
continué à être produite par ce biais.
Puis, après les indépendances, la race a
continué à être produite par différentes
politiques publiques, en matière de
logement ou d’immigration.
Le fait de ne pas
penser la race, de ne pas la voir, est
un moyen de perpétuer les inégalités et
les violences qui en découlent. Il
s’agit d’un système et d’une manière de
structurer une société.
MEE :
Mais cet aveuglement ne traduit-il pas
une perception de la société française
qui se veut épargnée par rapport à ces
questions, d’où aussi la propension à
dénoncer seulement du côté des
États-Unis ?
RB : Oui,
absolument. La société française se veut
démocratique et républicaine et plaide
ouvertement pour une posture
universaliste et colorblindness
[principe selon lequel une société se
veut indifférente à la race ou ethnie ou
couleur de peau d’un individu].
Seulement, cette cécité vis-à-vis des
critères raciaux est à géométrie
variable. La couleur, le physique, la
religion, la culture de certaines
personnes importent lorsqu’il s’agit de
gérer les flux migratoires, les
contrôles policiers ou l’occupation de
l’espace publique, mais on y est aveugle
lorsqu’il s’agit de revendications pour
l’égalité et la justice.
La chose va encore
plus loin puisque souvent, on accuse
ceux-là mêmes qui dénoncent les
inégalités fondées sur des critères
raciaux de créer la race. On leur
reproche de vouloir mettre en place une
société aussi ségréguée qu’aux
États-Unis alors qu’en France, la
ségrégation urbaine est une réalité qui
la précède.
MEE :
Pensez-vous que cette problématique des
violences policières ait fait irruption
de façon plus crue en raison des
violences constatées durant le mouvement
des
Gilets jaunes ?
RB : Oui, il
est possible que la violence à
l’encontre de manifestants ait permis de
mettre plus généralement en lumière les
violences à l’encontre des
afrodescendants, notamment sous l’action
de militants qui sont favorables à une
convergence des luttes.
[Le jeune noir ou
arabe] est associé à un danger
potentiel,
un corps déviant qu’il faut
discipliner,
contre lequel il faut
défendre la société ou se défendre
Mais il faut
insister sur ce que cette deuxième sorte
de violences a de spécifique. La
violence contre les jeunes noirs ou
arabes existe depuis très longtemps et
traverse les générations. Avant ces
jeunes, leurs pères ont été touchés en
tant que travailleurs postcoloniaux ;
leurs enfants ont hérité des mêmes
stigmates et préjugés, réactualisés en
fonction du contexte socio-économique.
La violence
policière à l’encontre de ces
populations est présente depuis plus de
60 ans. Par le passé, elle a
régulièrement été dénoncée et de manière
tout aussi crue par les premiers
concernés.
La répression
violente à l’encontre des manifestants
est également présente dans le temps
long, mais la grande différence, c’est
que le jeune noir ou le jeune arabe
n’est pas en train de manifester quand
il est victime de violences policières.
Il est parfois simplement dans la rue,
mais sa seule présence manifeste quelque
chose qui dérange. Il est associé à un
danger potentiel, un corps déviant qu’il
faut discipliner, contre lequel il faut
défendre la société ou se défendre.
Depuis des décennies, il y a chez
certains un entêtement à vouloir faire
disparaître ces corps de l’espace
publique et la question du racisme est
sous-jacente à cet entêtement.
MEE : Le
confinement dont nous sortons a été
aussi l’occasion de violences policières
dans les quartiers populaires…
RB : Oui, et
cette démonstration de force accentue
cette idée d’une violence spécifique.
Elle donne l’impression que les
quartiers populaires sont des zones de
non-droit, une enclave à ciel ouvert,
une zone carcérale qui ne dit pas son
nom.
« Une véritable
impunité » : les banlieues françaises
voient
une hausse des violences
policières pendant le confinement
Lire
Ce qui justifie la
présence policière, c’est le fait que
les habitants soient directement perçus
comme de potentiels délinquants. L’usage
de la force y est considéré comme
légitime puisque ces personnes sont sous
surveillance en vertu de ce qu’elles
représentent. La manière dont sont gérés
ces quartiers est le premier stade de la
violence raciale, elle préside à
l’émergence de toute violence physique.
MEE :
Vous dites que « le racisme est
structurel, permanent et feutré » en
France. En quoi ?
RB : Il est
structurel car, contrairement à ce qu’on
pourrait croire, les sociétés modernes
reposent d’abord sur un système
inégalitaire. Pour certains, le grand
enjeu est de maintenir ces inégalités de
manière à ce que le système continue à
favoriser ce qui se trouve au-delà de la
ligne des privilèges.
Les critères de
classe, de genre et de race permettent
entre autres de générer ces inégalités.
Les deux premiers sont bien connus mais
la question raciale reste un grand
tabou. Pourtant, du commerce d’esclaves
africains aux contraintes migratoires
les plus récentes, en passant par
l’expansion de l’empire colonial, les
catégories raciales ont été et restent
une des formes majeures de
différenciation sociale de l’époque
moderne et contemporaine.
C’est en cela que
le racisme est permanent. On ne peut
comprendre ni admettre la violence qui
en découle si on n’a pas en tête ces
politiques racialisantes qui ciblent une
population que l’on destine à mourir
socialement ou physiquement.
Le racisme n’est
pas le produit de discours enflammés
mais seulement le résultat d’une manière
rationaliste de gouverner
qui fait vivre
certains et en laisse mourir d’autres
En ce qui concerne
le caractère feutré, en dehors de ce qui
se passe dans les quartiers populaires,
aujourd’hui, il n’est parfois même pas
nécessaire qu’un coup précis ait été
donné au nom de la race : j’en veux pour
preuve le fait que certains sont
condamnés à mourir en mer en raison des
politiques néocolonialistes et des
politiques d’immigration. Cela donne une
idée du degré de sophistication de ces
politiques.
Ce racisme est
feutré parce qu’il passe par des
ordonnances, des décrets, des lois sans
que les gouvernements en place soient
nécessairement d’extrême droite et sans
pour autant que les personnes en poste
partagent des opinions racistes.
Le racisme n’est
pas le produit de discours enflammés
mais seulement le résultat d’une manière
rationaliste de gouverner qui fait vivre
certains et en laisse mourir d’autres,
pour reprendre les termes de Foucault.
Les sociétés modernes ont donc la
capacité de produire des inégalités
basées sur des critères raciaux mais
elles ont aussi la capacité de les
maintenir en dépit des luttes et
manifestations.
MEE : Si
ce racisme passe par le langage
juridique de l’État, est-ce alors un
racisme d’État ou un racisme
institutionnel ?
RB : Le
champ lexical qui se greffe sur le mot
racisme montre à quel point il est
compliqué et sensible de le qualifier.
On parle aussi de racisme structurel ou
de racisme systémique. Il me semble que
tous ces termes se valent, avec certes
des subtilités mais qui sont surtout
dues à ce qu’il est permis de dire
publiquement ou pas, à ce qui heurtera
le moins notre interlocuteur dans un
pays qui se pense non raciste et qui
interdit de penser la race.
Démultiplier les
termes indique surtout à quel point on
n’ose pas encore dire les choses. Je
suis pour mettre de la pédagogie dans le
traitement de cette question et
respecter le temps qu’il faut à chacun
pour objectiver cette douloureuse
question, mais l’emploi de ces termes
est important car ils insistent tous sur
le fait que le racisme n’est pas qu’une
question interpersonnelle.
Une femme, portant un masque où est
écrit « Je ne peux pas respirer »,
manifeste contre le racisme et les
violences policières à la suite de la
mort de George Floyd,
à Bordeaux, le 9
juin 2020 (AFP)
L’État participe à
un racisme structurel du fait même de sa
fonction qui vise à définir et gérer les
membres d’une société en dressant une
série de normes sociales qui va inclure
certains et exclure d’autres. En somme,
la manière dont l’État s’organise et
gère les citoyens produit en soi du
racisme. Admettre cette idée, c’est
aussi accepter de regarder notre vie en
société avec une certaine lucidité.
MEE :
Pour dépassionner le débat, pourquoi ne
pas remplacer le mot « race » par celui
d’« ethnie » ?
RB : Il me
semble que c’est là aussi un faux débat.
J’ai travaillé sur une thèse dont le
titre est « la race tue deux fois ». Je
voulais interroger ce mot race. Certains
chercheurs expliquent que les critères
raciaux visent les traits physiques et
que les critères ethniques visent les
traits culturels. D’autres pensent que
parler d’ethnicité et non de race peut
euphémiser la question.
Personnellement,
d’un point de vue sociologique et
politique, il me paraît important de
mettre les mots justes et cette exigence
sémantique me paraît nécessaire car on
ne peut pas dépasser une chose que l’on
ne peut pas concevoir. C’est
fondamental.
MEE :
Mais au fond, le racisme n’a-t-il pas
revêtu de nouveaux habits, culturels
ceux-là ?
RB : Oui, à
partir de la décolonisation, dans les
discours publics, scientifiques ou
médiatiques, les critères physiques ont
été supplantés par les critères
culturels. À partir de là, on a jugé que
les grandes différences entre les
migrants africains et les Français
étaient d’abord culturelles et, surtout,
que ces différences étaient
irrémédiables.
Une fois que ces
personnes particularisées en vertu de la
race à laquelle
elles ont été assignées
exposent la violence qui leur est faite,
elles vont s’entendre dire qu’elles sont
absolument pareilles aux autres
et qu’il
n’y pas de loi particulière pour les
protéger
Dans les années 70,
cette idée a conduit à établir un
pourcentage de migrants africains à ne
pas dépasser, un « seuil de tolérance »
à respecter pour éviter « les problèmes
de cohabitation » entre Arabes et
Français par exemple, alors que dans la
période coloniale, on parlait plus
ouvertement de « conflits
interraciaux ».
Ce sont là aussi
des usages langagiers qui dépendent d’un
contexte politique et historique mais
qui ont le même objet : avancer l’idée
que la présence de certaines personnes
dont on a déprécié les traits physiques
et culturels n’est pas souhaitable en
vertu du supposé danger qu’elles
représenteraient.
MEE :
Vous dites que « l’universalisme
républicain fait partie intégrante du
processus de racialisation ». En quoi et
comment ?
RB : Dans le
processus de racialisation, il y a deux
mouvements. Le premier va consister à
particulariser les individus et à les
rendre problématiques. Ce processus est
le plus visible et il consiste donc à
relever des traits physiques et/ou
culturels et à y associer des valeurs
négatives. Porter une casquette fait de
vous un délinquant, porter une barbe un
terroriste ? Ce sont là des stigmates
qui les exposent à une violence
spécifique.
Pour gérer cette
population perçue comme problématique,
on va instaurer des lois tout aussi
particulières. Je pense à des lois en
matière d’immigration qui ont ciblé une
catégorie spécifique, les Africains. Les
politiques de logement qui ont été
pensées en fonction des problèmes que
les migrants et descendants de migrants
africains étaient censés poser.
La violence peut
prendre différentes formes, ces
personnes peuvent être discriminées dans
l’accès au logement, à la santé, à
l’éducation ou au travail ou elles
peuvent être victimes d’agression, de
crimes racistes ou de violences
policières.
Mais une fois que
ces personnes particularisées en vertu
de la race à laquelle elles ont été
assignées exposent la violence qui leur
est faite, elles vont s’entendre dire
qu’elles sont absolument pareilles aux
autres et qu’il n’y pas de loi
particulière pour les protéger de ces
violences.
Pourquoi, en
France, le débat sur le racisme
antimusulman est biaisé
Lire
Le processus est
alors inverse car ces personnes sont
renvoyées à leur universalisme au nom de
la loi qui serait la même pour tous. On
se refuse à considérer la race à
laquelle elles étaient assignées.
L’universalisme tend alors à assoir
l’inégalité au lieu de la dépasser.
Le plus grand
paradoxe est que les lois antiracistes
françaises ont posé cet universalisme
donc participé à cette inégalité, là où
les lois de politique du logement ou
d’immigration ou de la ville ont, elles,
marqué la différence. Du coup, il n’y a
pas de loi particulière pour les
protéger de cette violence.
Pour les personnes
concernées, ce racisme structurel et
systémique est très difficile à
soutenir, il peut rendre certains fous.
Ces personnes sont comme tenues entre
les mâchoires d’un étau parce qu’on leur
explique qu’elles sont différentes dans
certains cas mais exactement les même
dans d’autres.
MEE :
Est-ce pour cela qu’il a fallu attendre
2003 pour que soit votée la loi sur la
circonstance aggravante du racisme ?
RB :
Effectivement. D’ailleurs, lors des
débats parlementaires qui se sont tenus
entre 1970 et 2000, cet universalisme a
été avancé pour refuser de faire du
mobile raciste une circonstance
aggravante. Pourtant, l’argument selon
lequel le droit est le même pour tous
allait totalement à l’encontre de ce qui
se faisait dans d’autres volets de
l’action publique. C’est en cela que le
racisme est un système bien rôdé et une
machine implacable.
MEE :
Vous avez travaillé sur les crimes
racistes des années 70 aux années 90.
Observez-vous une différence entre cette
époque et aujourd’hui ?
RB : En ce
qui concerne la dénonciation, la
différence se situe au niveau des moyens
de communication. Il est désormais
possible de publiciser cette violence de
façon amplifiée et de manière
transnationale. Mais le fait de dénoncer
cette violence est une constante depuis
les années 60. Cela est encore plus
visible à partir des années 70 avec le
militantisme des travailleurs arabes.
Il est également
frappant de voir à quel point cette
parole a été constamment écrasée,
réduite à l’état de bruit. Un des
procédés consiste à inverser la
responsabilité et à estimer que la
victime est responsable de sa propre
mort. À cette fin, on va mettre en avant
le passé pénal de la victime, souvent
des faits de petite délinquance, ou
alors on va évoquer la fragilité de son
état de santé en tant que victime.
Dans les années 70
par exemple, dans les dossiers de
violences policières,
pour expliquer la
mort de la victime, on avance souvent
l’idée que
« les Arabes ont les
nerfs ou les intestins fragiles »
Dans les années 70
par exemple, dans les dossiers de
violences policières, pour expliquer la
mort de la victime, on avance souvent
l’idée que « les Arabes ont les
nerfs ou les intestins fragiles ». On
inscrit dans le corps, l’esprit ou le
comportement de la victime la raison de
sa mort. Un autre procédé qui permet de
légitimer la violence consiste à plaider
la légitime défense ou la thèse de
l’accident.
Les chiffres des
morts aux mains de la police sont
incertains car il y a un fort risque de
sous-déclaration. Auprès de qui les
citoyens peuvent ils porter plainte
quand la police elle-même est l’auteure
des violences ? Par ailleurs, cette
violence est difficile à chiffrer
puisque la France ne produit pas de
statistiques ethniques. Il s’agirait
pourtant d’un outil pertinent. Mais pour
l’accepter, il faudrait d’abord que l’on
soit au clair avec l’idée de race.
MEE :
Êtes-vous inquiète pour la paix sociale
en France ?
RB : D’une
certaine manière oui, car les arguments
avancés depuis près de 60 ans restent
inaudibles et des personnes continuent à
mourir en raison du racisme structurel.
Sous l’apparente paix sociale, une
guerre larvée est toujours en cours.
Ce qui donne de
l’espoir, c’est la manière dont de
nombreuses personnes continuent à dire
non, continuent à refuser cette
inéluctabilité, en dépit de toutes les
difficultés que cela représente. Cette
capacité à encore dire non est un signe
de bonne santé sociale.
® Middle East Eye
2020 - Tous droits réservés
Publié le 13 juin 2020 avec l'aimable
autorisation de Middle East Eye
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