Décodage
anthropologique
La barbarie
commence seulement
Manuel de Diéguez
Vendredi 16 octobre 2018
En mai 1948, à
l'âge de vingt-six ans, j'ai publié un
ouvrage au titre pessimiste à l'époque:
La Barbarie commence seulement.
Le 10 mai 1940, tout le monde avait le
sentiment que la guerre déclenchée
contre la France inaugurait un long
reflux de la civilisation mondiale. Mais
la notion de barbarie demeurait
imprécise et impossible à cerner:
c'était bien davantage le concept de
dictature, donc de tyrannie, qui avait
fait l'objet des analyses d'Hannah
Arendt. Et il est bientôt apparu que la
notion de barbarie, au titre de
rechute dans la sauvagerie sanglante,
donc de retour aux tortures publiques,
aux crucifixions, au démembrement
sanglant des corps et à l'exposition des
chairs jusqu'à décomposition pratiquée
en Arabie saoudite, n'avait pas encore
trouvé sa place dans la réflexion
politique et dans la science de la
guerre du monde moderne.
Ma hâte de jeune
philosophe d'approfondir le concept de
barbarie se heurtait encore à des
apories insurmontables. J'avais relu
ligne par ligne le Bellum Gallicum
de Jules César. Avec quelles armes d'une
réflexion de fond sur l'histoire et la
politique devais-je traiter la décision
du futur empereur romain de couper le
poing droit des défenseurs d'Uxellodonum
afin de mettre un terme à la résistance
de la dernière tribu gauloise insurgée
par un acte de cruauté inhabituel du
général romain. Il s'agissait de créer
un sentiment de terreur et d'horreur
dans le but de décourager toute velléité
d'insurrection chez les nations
gauloises vaincues.
Une réflexion
tragique sur l'histoire demeurait
radicalement absente de la science
historique de type universitaire. Trois
quarts de siècle plus tard, la science
historique est toujours aussi démunie
faute d'une anthropologie des hommes et
des nations fondée sur la connaissance
de la barbarie propre à la sauvagerie du
genre humain. Mais il était admis que le
concept de barbarie s'était
depuis longtemps évadé du seul
territoire de la guerre et des conflits
armés en général, pour faire tache
d'huile sur la globalité des
comportements de l'animal rationale
qu'on appelle l'homme.
Il est
extraordinaire pour l' auteur de
La Barbarie commence seulement,
de se voir demander soixante-dix ans
plus tard quel est à ses yeux le plus
grand changement qui s'est produit
depuis 1948 dans la compréhension et la
perception de cette question. A mon
avis, ce qui me semble le plus
surprenant, c'est que les démocraties
auto-proclamées défenderesses des droits
de l'homme, sont aujourd'hui placées au
cœur de toute tentative d'une réponse
sérieuse. Est-il de nos jours une
démocratie qui puisse se passer de se
mettre elle-même sur la sellette ?
Est-il concevable qu'un gouvernement
anglais, officiellement démocratique,
fabrique et utilise des poisons afin
d'en imputer la responsabilité à un
autre Etat? Est-il concevable que des
gouvernements occidentaux, dits
démocratiques, créent et subventionnent
des armées de "fous de Dieu", les
utilisent comme forces supplétives et
les expédient ravager des Etats
souverains, de l'Afghanistan à la Syrie,
en passant par l'Irak et la Libye?
"C'est la vie",
s'est récemment exclamé, rigolard,
Laurent Fabius, le ministre français qui
jugeait que les barbares "faisaient
du bon boulot". Si "c'est la vie",
c'est donc que telle est la nouvelle
normalité politique des démocraties
occidentales. La banalisation de la
barbarie est en bonne voie.
Dans quelle case
une science historique ouverte à la
connaissance scientifique du genre
humain dans sa globalité, faut-il placer
l'exploit macabre de la cour royale
d'Arabie saoudite de couper les doigts
d'un journaliste, puis de le dépecer
tout vif? Dans quelle case d'une
connaissance vraiment anthropologique et
propre à la science historique situer un
massacre religieux fondé sur le culte
d'Allah, de Jahvé ou du dieu des
chrétiens? Pour cela, il faudrait
commencer par rendre réellement
scientifique, c'est-à-dire rationnelle,
la connaissance des mécanismes
psychologiques qui ont conduit aux
guerres de religion et aux massacres
commandés par une foi proclamée
"véritable".
Mais la science
historique moderne ignore tout de
l'animal religieux en tant que tel et
fier de l'être. En réalité, Adam demeure
aussi ignorant que du temps de Jules
César. L'homme cet inconnu,
le titre de l'ouvrage d'Alexis Carrel,
demeure aussi précautionneusement
emprisonné dans la timide analyse du
médecin dont le champ demeure sagement
circonscrit au siège des cabinets
médicaux. Mais si le monde occidental
devait explorer la notion même de
science médicale dans toute son
extension et dans son entière
spécificité, afin de mettre sur la
sellette la notion de barbarie,
jusqu'à quel point faudrait-il enrichir
les connaissances des Esculape de
cabinet?
La nouveauté se
trouve donc dans le fait que l'Arabie
des Saoud dispose de forces spéciales et
proprement factieuses et qu'il s'agit de
factions calquées sur le modèle
militaire ensauvagé officiellement en
vigueur depuis les procès de Nuremberg,
à la suite desquels les généraux vaincus
avaient été jugés et exécutés. C'est
ainsi que dans les guerres du
Moyen-Orient, les vaincus sont torturés,
crucifiés ou pendus. Comment s'étonner
de la chute de la police officielle
saoudienne dans la barbarie la plus
sanglante?
Autre temps: dans
ses Mémoires, le duc de
Saint-Simon rapporte que l'armée
victorieuse rendait souvent hommage au
général vaincu s'il s'était
courageusement défendu.
Je remarque que, de
nos jours, la barbarie est
partout, à la fois parareligieuse et
paramilitaire et qu'elle ne dispose pas
encore d'une réflexion théologique
proprement dite et qui serait
directement inspirée par le Coran
, les Evangiles ou la
Thora. Or, depuis la nuit des
temps, c'est dans les guerres à
dominante religieuse que les massacres
sont les plus sauvages.
26 octobre 2018
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