Les intellectuels
et internet
La numérisation et l'avenir du livre (1)
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 22 février 2014
|
1 - La
numérisation du dépôt légal
2 - La République et la
pénalisation des œuvres
3 - La mise sous tutelle des
écrivains
4 - Le statut spirituel des
œuvres
5 - Comment choisir entre l'art
et le commerce ?
6 - Le public de la seconde
Renaissance
7 - Le public naissant sur
internet
8 - Les relations de la pensée
avec ses relais
Post-scriptum
|
1 - La
numérisation du dépôt légal
L'année dernière,
la Bibliothèque Nationale a décidé de
numériser les ouvrages publiés en France
au XXe siècle. Il était grand temps: les
éditeurs gaulois s'étaient déjà
empressés de vendre aux Romains le
monopole de la numérisation des ouvrages
les plus dignes d'attention parus en
Gaule au XIXe siècle, ce qui a amputé
les descendants de Vercingétorix du
droit de reproduire leur propre
patrimoine littéraire. Quarante ans
après les premières enjambées d'une
régionalisation politique et
administrative du pays chargée, dans la
foulée, de délivrer la province du joug
culturel parisien, les grandes
métropoles de province n'ont pas encore
pris conscience des enjeux tant
nationaux qu'internationaux d'une
politique de l'écrit; et l'on a vu Lyon,
dont le maire est socialiste, vendre à
l'Amérique contre espèces sonnantes et
trébuchantes l'exclusivité du droit
d'immortaliser le fonds ancien de la
bibliothèque municipale, qui comporte
cinq cent mille volumes des XVe et XVIe
siècles. La décision de la Bibliothèque
Nationale de numériser en toute hâte la
production estimable du XXe siècle
modifiera-t-elle la géographie
intellectuelle et éditoriale de la
République et notamment les relations
traditionnelles que les gens de plume
entretiennent avec un commerce du livre
placé depuis François 1er sous le
sceptre unificateur de la capitale de
l'intelligence française?
2 - La République
et la pénalisation des œuvres
Pour tenter de
répondre à une question aussi vitale, il
faut rappeler brièvement l'histoire
multiséculaire des relations pénales que
les éditeurs entretenaient avec la
monarchie depuis le siècle des Lumières
et dont la République de la Liberté a
assuré la continuité. L'éditeur des
Fleurs du mal ou de
Madame Bovary s'est trouvé cité
à comparaître à la barre d'un tribunal
correctionnel chargé de juger excessifs
les droits de l'écriture et de la pensée
bourgeoises. C'est ainsi que le marchand
inculte auquel Swift a jeté en passant
le manuscrit des Voyages de Gulliver par
un soupirail à ras du trottoir aurait
été promu au rang de coupable si
l'Angleterre avait poursuivi au pénal un
moqueur de génie. La République de la
fin du XIXe siècle - article 42 de la
Loi sur la liberté de la presse du 29
juillet 1881 - a confirmé et aggravé la
culpabilité des commerçants et des
marchands de chefs-d'œuvre : si un
aveugle remet à un imprimeur un
manuscrit à lancer vers son éternité, il
partagera les dangers des conquérants de
l'immortalité de leur plume. Qu'en
est-il de la promotion nobiliaire des
machines de presse depuis l'accession du
Tiers état à la dignité artificielle
d'une classe de vendeurs inaptes à
percer les secrets de l'écriture? Il en
est résulté un conflit insoluble entre
les gens de Lettres et les utilisateurs
des supports mécaniques des œuvres .
Dans un premier temps, le prestige
demeuré relativement intact du clergé
post révolutionnaire a permis aux
auteurs de conserver le rang d'une
manière d'Eglise de l'alliance de
l'imprimerie avec la nouvelle
aristocratie - celle des princes de la
pensée rationnelle. Mais, depuis un
siècle et demi, l'effondrement des
mythes sacrés dans les esprits de haut
vol a contraint les terrassiers de la
prose à se placer sous le joug d'une
hégémonie du temporel laïc et du monde
des affaires.
3 - La mise sous
tutelle des écrivains
La suprématie
sociale dont bénéficient les industriels
du livre a déposé un fardeau tellement
lourd sur les épaules des forçats de
l'écriture qu'ils sont progressivement
devenus non seulement des salariés
respectueux de leurs employeurs, mais
des déjantés sociaux. Ils se gardent
bien, les pauvres, d'indisposer
l'ignorance et la sottise du patron de
leur atelier. Ce bouleversement de la
hiérarchie sociale s'est subitement
amplifié pour atteindre le point de non
retour le jour où M. Valéry Giscard
d'Estaing a fait déclarer par les soins
exclusifs des éditeurs le revenu annuel
de leurs nouveaux employés - les poètes
et les philosophes français. Les auteurs
y ont perdu d'un seul coup non seulement
le prestige patrimonial et social dont
jouit l'entrepreneur bourgeois, mais la
dignité dont les professions libérales
se réclament et qui laisse des individus
reconnaissables face à l'Etat.
C'est dans le
contexte d'une perte irréversible de la
considération sociale attachée au statut
des écrits que la numérisation réussie
ou manquée du livre concernera le destin
de la culture dans une civilisation
vouée à l'abaissement progressif des
droits de l'esprit: si les prérogatives
sociales et administratives exorbitantes
des éditeurs les autorisent à ne
respecter en rien les clauses proprement
intellectuelles des contrats léonins
qu'ils contraignent leurs partenaires à
signer, comment des interlocuteurs
dépossédés de leurs prérogatives
naturelles et asservis d'avance aux
volontés conjuguées de l'Etat
républicain et de la planète de
Gutenberg réfuteront-ils des prédateurs
associés et complices?
Certes, nombre
d'esclaves ont eu, depuis belle lurette,
l'intelligence et la prudence de
recouvrer leur autarcie pleine et
entière, donc leur droit exclusif
d'accorder à qui bon leur semble un
privilège contrôlable de l'exploitation
commerciale de leurs écrits. Mais, de
leur côté, les ouvriers du livre se sont
accordé - par le biais de contrats-types
et pré-imprimés - une mainmise totale
sur les traductions ou les adaptations
cinématographiques ou théâtrales des
œuvres de leurs auteurs dans toutes les
langues du monde, et cela jusqu'à la
chute dans le domaine public des
imprimés de toute nature, mesure qui
intervient soixante-dix ans après la
mort des auteurs. La loi qui règlemente
l'entrée des écrits dans leur vie
posthume permet aux marchands du monde
entier de les publier à leur seul
profit, mais, cette fois-ci, à juste
titre: les descendants des auteurs se
trouvent spoliés, mais, les éditeurs se
voient mis en rivalité entre eux et
cette compétition est dictée par le
souci du bien public. On n'imagine pas
de sots héritiers de Racine tirer un
profit perpétuel de la postérité
commerciale des Plaideurs
de leur illustre ancêtre.
4 - Le statut
spirituel des œuvres
Mais,
naturellement, sitôt que la Bibliothèque
de la rue Richelieu eut enfin décidé de
procéder à une numérisation des livres
appelée à mettre le trésor national des
écrits de qualité à l'abri d'une
captation d'héritage perpétuelle au
profit d'une puissance étrangère, les
éditeurs se sont rués sur cette proie
inattendue; et ils ont demandé sur
l'heure et d'un seul élan à leurs
auteurs que les neuf dixièmes des
bénéfices qui résulteront de la vente de
leurs ouvrages sur le numérique fussent
réservés à leur seule escarcelle et un
dixième à celle des gens de lettres,
comme il est d'usage dans les contrats
d'édition ordinaires, qui entraînent du
moins la contrepartie des frais
d'impression d'un ouvrage.
Cette offensive
brutale des industriels du livre
rassemblés pour un ultime assaut a été
confiée à Antoine Gallimard, non
seulement parce qu'à l'exemple de son
père et de son grand-père, cet éditeur
fait signer des contrats à 2% à certains
de ses auteurs, mais parce que les
industriels du livre se sont subitement
aperçus qu'ils n'avaient nullement prévu
l'invention du numérique et que cette
aubaine inattendue ne tombait pas
d'avance dans leur gousset.
Aussi l'Etat laïc
de 2012 a-t-il opportunément rappelé à
tous les marchands de livres que, dans
notre pays, le statut juridique et
patrimonial des ouvrages de l'esprit
porte, depuis 1957, l'empreinte du droit
canon: de même que le sacré se trouve
séparé de la giberne du temporel par une
frontière infranchissable - parce que
censée relever de la volonté de la
divinité en personne - les droits de
l'écrivain sur son œuvre sont proclamés
" incorporels et inaliénables " par
nature et par définition (art.1), ce qui
signifie que l'éditeur n'est jamais
qu'un sous-traitant chargé de gérer au
mieux l'exploitation bassement
commerciale d'un bien statutairement
immatériel et mis à jamais sous scellés
par la volonté d'un ciel de la
littérature.
Il en est ainsi
dans l'Eglise: la prêtrise est un bien
inaliénable et incorporel, puisqu'elle
est censée exprimer la volonté expresse
du créateur de l'univers. Mais l'Eglise
incarne le pouvoir exécutif: elle nomme
Mgr Gaillot évêque de Parthenia et les
éditeurs élèvent rituellement les
écrivains à la dignité solennelle
d'archevêques et même de papes de nulle
part. Qu'en est-il du fermage provisoire
de l'intemporel plongé dans le temporel,
qu'en est-il de l'interdiction de briser
le sceau d'une œuvre inaccessible dans
son éternité, qu'en est-il du rang
proprement spirituel qui rend sacrée
une marchandise, ce qui signifie
séparé en latin ?
5 - Comment
choisir entre l'art et le commerce ?
C'est dans le
contexte d'un conflit de souveraineté
que se posera la question décisive des
relations qu'internet entretiendra avec
la création intellectuelle et littéraire
du XXIe siècle. Car, depuis la fin du
XVe siècle, la mécanisation de l'édition
a permis aux Etats de pénaliser les
utilisateurs d'une machine, ce qui
n'était pas possible à l'époque des
copistes d'Atticus. Néanmoins la
multiplication automatique des
exemplaires d'un ouvrage n'a jamais
élevé les éditeurs mécanisés au rang de
véritables interlocuteurs des créateurs
qu'ils publient. Certes, au XVIe siècle,
Froben savait le latin. Ce fut en
interlocuteur respecté d'Erasme que ce
chef d'atelier a convaincu le grand
humaniste hollandais de réviser et de
publier sur ses six presses les milliers
de pages de l'œuvre de saint Augustin,
dont l'immensité demeurait hors de
portée des copistes. Mais le latin
relativement tardif et souvent obscur de
l'auteur de la Cité de Dieu
ne faisait pas l'unanimité des puristes
cicéroniens. Quant à Alde Manuce, il
concédait savoir le latin un peu moins
qu'Erasme, mais le grec bien mieux que
lui. La confusion entre l'imprimeur et
le savant n'allait pas se perpétuer.
Et pourtant, dès le
début du XXe siècle, la déconsidération
intellectuelle des éditeurs ridiculement
promus par la bourgeoisie triomphante au
rang social des hommes de génie qu'ils
publient a contraint Gaston Gallimard à
confier la responsabilité exclusive de
la publication des auteurs de talent au
jugement d'un cénacle d'écrivains
chevronnés. Dans le même temps, les
grands libraires cultivés ont accédé au
rang de successeurs des savants éditeurs
du XVIe siècle. C'est ainsi que le roman
de Jonathan Littel, Les
Bienveillantes, a été édité par
Richard Millet chez Gallimard - c'est
lui seul que l'auteur remercie dans
l'exergue de son récit. Mais la vente de
l'œuvre a été assurée par les derniers
libraires de renom, qui en ont expliqué
la portée à leur clientèle cultivée,
ainsi que par la promotion littéraire
des petits libraires en perdition. Et
pourtant, dans le même temps, Gallimard
confiait derechef la publication
effective des œuvres à ses seuls agents
commerciaux, qui décident en solitaires,
donc souverainement et en dernier
ressort du choix entre le rentable
abaissant et le non rentable
inaccessible. A ce compte, on n'éditera
jamais plus un Mallarmé, un Nietzsche ou
un Kafka; car c'est toujours par
malentendu et seulement de surcroît
qu'un chef-d'œuvre se révèle un succès
de vente - on ne lit pas Lolita
ou le Marquis de Sade parce qu'on
s'enchante du génie de l'auteur, mais
parce que le texte aguiche le sexe.
6 - Le public de
la seconde Renaissance
Dans un premier
temps, cette situation pourrait
soumettre le livre numérisé aux mêmes
apories économico-culturelles que
l'édition traditionnelle sur papier.
D'un côté, le public cultivé s'est
raréfié pour avoir perdu sa cohérence
culturelle et sociale. De l'autre, les
comités de lecture n'ont pas conservé
leur première fraîcheur. Il était
difficile à Gide de comprendre Proust, à
Queneau de goûter Montherlant, à Paulhan
d'encenser Albert Camus, qu'il haïssait.
De plus, à l'exception de Gide et de
Camus, aucun écrivain immense n'a
accepté de siéger au comité de la rue
Sébastien Bottin. Même des auteurs
moyens, mais solides, tels Jean Dutourd,
ont refusé d'occuper un emploi pourtant
fort bien rémunéré chez leur éditeur.
Puis la guerre
inévitable entre la littérature et les
lois du marché de masse n'a pas tardé à
déchirer le comité de lecture à son
tour. Queneau est mort de tristesse à la
suite de sa semi-disgrâce et Michel
Deguy a été remercié - ils avaient
discrètement soutenu un philosophe que
Claude Gallimard entendait vendre à un
prix exorbitant, donc rendu inabordable
au public à seule fin de punir le
malheureux de son refus de réduire tout
subitement son contrat à 5% de droits
d'auteur jusqu'à l'extinction de la
propriété littéraire, qui intervient,
comme il est dit plus haut, soixante-dix
ans après la mise en bière du coupable.
Les historiens du
livre jugeront que, depuis 1974, la
jurisprudence française est révélatrice
jusqu'au cocasse non seulement du statut
intellectuel ambigu des éditeurs, mais
également du rapport des forces entre
l'Etat, la culture, les marchands et la
rue de Valois. Car, en première
instance, la justice condamne un éditeur
abusif ou vengeur à vendre un livre à un
prix accessible au public cultive,
tandis qu'en appel, la cour tranche en
faveur du droit inaliénable de l'éditeur
de fixer le prix de vente à sa guise et
quels que soient ses motivations, même
extra-commerciales. Qu'en dit la presse?
Il y a quelques années, Le Monde
a refusé de rendre compte d'un ouvrage
vendu à un prix fabuleux à l'intention
exclusive de quelques hauts
fonctionnaires de l'enseignement
universitaire par les Presses
universitaires de France. Dans une
démocratie, disait ce quotidien, les
livres s'adressent au public et non à un
peloton de privilégiés de la fortune ou
de salariés de haut rang. Mais, dans le
même temps, il était prudemment ajouté
que le prix excessif de l'ouvrage était
légitime, donc inattaquable -
occultation du débat, bien révélatrice
de la bancalité cérébrale d'une
civilisation dans laquelle
l'intelligentsia se trouve subordonnée
aux lois du commerce: il est plus
payant, pour un éditeur, de s'assurer le
marché d'une poignée de lecteurs
fortunés que de servir le public moyen.
Pourquoi informer
les lecteurs d'internet des relations
que le ministère de la culture
entretient avec le livre ? Parce que la
question est devenue publique, donc
politique, depuis que Richard Millet a
publié un essai indigné sur le statut
social des membres du comité de lecture
des éditions Gallimard: tout cacique
exclu du cénacle y perd, écrit-il,
jusqu'à son honorabilité sociale et
devient un paria dans la République des
Lettres, ce qui achève d'illustrer la
bancalité fatalement inscrite dans une
confusion, inacceptable à la longue,
entre la docilité d'un employé et le
statut intemporel de l'auteur, l'un et
l'autre se trouvant malencontreusement
dédoublés entre l'homme de plume et le
salarié. (Richard Millet, Lettre
aux Norvégiens sur la littérature et les
victimes, Ed. Pierre-Guillaume
de Roux, 2013).
Une dernière
anecdote: Jacob Burckhardt, l'illustre
historien de la Renaissance, professeur
à l'Université de Bâle aux côtés de
Nietszche, a dû se retourner dans sa
tombe quand l'un de ses descendants
directs, élu bourgmestre de Bâle,
écrivait non point à l'auteur, mais à
Claude Gallimard pour le féliciter
d'avoir publié tel ouvrage remarquable
dans sa célèbre Bibliothèque des Idées.
Ce n'étaient plus Raymond Aron, Sartre,
Toynbee, Spengler ou Kantorowicz qui
faisaient la gloire de la collection,
mais la collection qui servait d'auréole
aux auteurs. Un Nietzsche continuera
donc de mettre trente ans à accéder à sa
postérité sur la scène internationale et
les Max Brod de demain conduiront seuls
un Kafka à l'immortalité dans toutes les
langues de la planète.
7 - Le public
naissant sur internet
Mais la raréfaction
du public cultivé a ensuite conduit les
grands libraires au naufrage et les
petites librairies de quartier ont
disparu à leur tour. Du coup, comment
vaincre deux géants, l'ignorance et
l'argent? Il semble que l'abaissement du
niveau culturel des élites dirigeantes
soit en voie de trouver la même solution
qu'à la fin du XVe siècle: une classe de
lecteurs nouveaux et d'une grande
curiosité d'esprit se trouve en cours
d'enfantement accéléré sur le net.
On sait que Régis
Debray a fondé une médiologie qui n'a
que le tort - sans doute provisoire - de
ne pas s'être engagée dans la pesée des
mutations du qualitatif: certes, les
routes de l'empire ont permis au grand
voyageur que l'on sait de propager le
modèle paulinien du christianisme. Mais
qu'apportait de nouveau une religion
fondée sur la glorification d'une
potence proclamée salvifique, donc sur
la sacralisation d'un meurtre rituel
branché sur l'effondrement d'un empire?
De même, l'imprimé n'a pas seulement
permis de lire des restes de Tacite et
de Tite-Live ensevelis sous des
palimpsestes: il a provoqué un
engouement immense pour l'apprentissage
du latin et du grec, parce qu'on voulait
s'instruire à la lecture des milliers d'Adages
d'Erasme, qui renvoyaient tous à ces
deux langues.
Qu'il me soit
permis d'évoquer praeteriens et quasi
in transitu ma modeste expérience de
la naissance d'un public aiguisé et
résolument d'avant-garde sur internet.
Il se trouve que je suis demeuré le seul
auteur coupable d'un vagabondage
inguérissable: mon errance invétérée m'a
conduit au Seuil, chez Gallimard, aux
PUF, chez Fayard, chez Albin Michel et
chez Plon, ce qui me permet de
comprendre pourquoi les textes les plus
difficiles que je publie sur internet
depuis 2001 sont également les plus lus
et les mieux compris. Ma spectrographie
anthropologique et politique des
relations que Balzac a entretenues avec
Vidocq, le bagnard devenu le chef de la
police parisienne sous la Restauration
ou mon analyse de la construction
cérébrale qui téléguidait la conception
légalisante, donc psychologisante de
l'intelligibilité scientifique - la
physique classique l'avait théorisée sur
le fondement d'un univers fossilisé par
le tridimensionnel anté-einsteinien -
ont été tout de suite plus largement
compris qu'en librairie. Pourquoi cela?
Parce que toute la géopolitique
contemporaine se prête à une forme de
l'esprit critique encore cachée et
ignorée du siècle des Lumières: la
réflexion de fond se nourrit désormais
de la mort fatale de l'Europe politique.
Il en résulte que les verbes
comprendre et expliquer
courent sur les routes et les chemins
d'une histoire transévénementielle et
planétarisée par la vassalisation d'une
civilisation agglutinée à l'atlantisme.
L'exploration
spéléologique des décadences en est
rendue accessible à un vaste public
d'apprentis d'une nouvelle profondeur du
regard : une Europe résignée à sa
subordination définitive se prête mieux
aux progrès de l'esprit critique et à la
lucidité politique que l'Europe
triomphante et sûre d'elle d'avant-hier.
Du coup, l'astéroïde de Gutenberg s'est
mis à pivoter trop lentement sur son axe
- le public de la seconde Renaissance
s'est d'ores et déjà soumis à un rythme
moins paresseux de l'histoire
universelle, comme si les ultimes
sursauts des civilisations favorisaient
les agonisants.
8 - Les relations
de la pensée avec ses relais
Mais les nouveaux
grands "libraires" dont les portails et
les sites diffusent chaque semaine mes
textes in extenso sont également mes
interlocuteurs intellectuels. C'est à
titre personnel qu'ils participent à mes
modestes combats cérébraux. Mes textes
périlleux des 24 et 31 janvier, par
exemple, ont conduit mes relais
encéphaliques - à l'exception d'un seul
- à se ranger à leurs risques et périls
du côté des neurones des Jack Lang et
des Pierre Tartakowsky, Président de la
Ligue des droits de l'homme, qui n'ont
pas hésité à courir des dangers dignes
d'une élite d'avant-garde: c'est sur
l'heure qu'ils ont rejeté une décision
politico-judiciaire rendue par un seul
juge du Conseil d'Etat, mais censée
avoir exprimé la volonté in corpore de
cette institution. Les intellectuels
français sont désormais soumis à
l'arbitraire d'un pouvoir exécutif
porteur du masque de Thémis. Puisqu'il
s'agit d'interdire à un auteur d'exercer
les droits inaliénables attachés à la
pensée critique et à la raison
philosophique depuis la Révolution
française, il sera bien impossible aux
grands portails de se tenir à l'écart
des périls d'une guerre de
l'intelligence quand la nouvelle
puissance terrorisante ne sera autre que
celle des Etats démocratiques. Mais à
quel prix?
Autrement dit,
qu'en est-il des chances et des risques
que court la pensée rationnelle dans un
monde où la cotation en bourse et la
conversion de la profession d'éditeur au
culte du livre-marchandise condamnent la
planète de Gutenberg à la mort de la
vocation civilisatrice des grands
éditeurs du XVIe siècle? Quels seront le
champ d'action périlleux, les leviers
intellectuels audacieux et le statut
social dangereux de l'écrit à l'heure de
l'alliance du numérique avec une
philosophie déjà trans-scolaire et qui
fait ses premières armes sur internet?
C'est ce que
j'examinerai la semaine prochaine.
Post-scriptum
Cher Jean-Luc Pujo,
Vous avez publié
sur votre
site dix-sept pages d'un
réquisitoire intéressant contre moi. Je
retiens surtout votre brève
récapitulation de l'histoire la plus
récente du sionisme. Mais il existe une
disproportion incompréhensible entre
trois pluies: celle de vos éloges
appuyés, celle de vos accusations
inconsidérées d'antisémitisme et celle
de vos fautes d'orthographe.
Ce n'est pas ma
faute si l'adjectif "primaire" ne
s'oppose à "secondaire", au sens
où vous l'entendez, que dans l'éducation
nationale. Comme toutes vos accusations
reposent sur cette confusion de langage,
je vous renvoie au sens de ces adjectifs
dans le Larousse, le Robert et le
Littré.
Vous ignorez
également le sens juridique du verbe "surseoir",
puisqu'une condamnation avec sursis
n'est pas exécutoire, mais suspendue
jusqu'à la chute du délinquant dans la
récidive.
Mais je ne puis
vous informer plus longuement sur le
sens des mots de notre langue, parce que
votre censure anticipée et universelle
exclut a priori tout dialogue
sérieux et qui approfondirait le débat.
En décidant de "surseoir" à mon
adhésion, que vous aviez sollicitée, à
votre mouvement politique et de "surseoir"
au préalable à "toute publication"
de mes textes, vous prétendez incarner
une instance judiciaire et morale. Vous
me sommez de m'expliquer afin de me
fournir l'occasion de me purifier de ma
conduite pécheresse.
Il est stalinien de
me demander de m'inscrire, toutes
affaires cessantes, à votre séminaire
des contritions et des repentances et de
me faire jouer - à titre préalable et
avant le lever de rideau - le rôle du
condamné.
Je récuse le
sceptre de votre catéchèse. Vous n'êtes
pas légitimé à me citer à la barre d'une
haute cour en délicatesse avec la
grammaire, parce que mon combat contre
le racisme et contre la torture en
Algérie remonte à dix ans avant la
proclamation de l'indépendance de ce
territoire. Il y a donc soixante deux
ans que j'ai analysé les mécanismes
psychobiologiques et sociaux qui
président au tour d'esprit des
accusations doctrinales. Voir:
Réflexions
sur la torture. Les aveux spontanés
1 - "C'est le tortionnaire qui donne
mauvaise conscience à la société"
, Combat, 2 octobre 1952
2 - "La société ne permet plus à
l'accusé de contester la qualification
juridique de son délit" ,
Combat, 3 octobre 1952
3 - "Pour l'accusé Boukharine il est
des faits qui existent sans pour autant
entrer dans la conscience d'un homme",
Combat, 7 octobre 1952
4 -
"Pour l'accusé moyen, il n'est pas
d'existence morale hors de la
communauté" , Combat,
8 octobre 1952
5 - La sauvagerie des verdicts
résulte d'un automatisme jouant dans une
atmosphère collective puissante",
Combat, 9 octobre 1952
Si vous vous
intéressiez à mon anthropologie
critique, je vous renverrais à mon texte
Laurent Fabius et la France,
30 novembre 2013, où l'on peut lire:
3 - Spinoza,
Bergson, Freud et Einstein
Mais il y a
plus: depuis le XVIIe siècle, la
philosophie mondiale repose sur quatre
cerveaux juifs: Spinoza (1632-1677),
auteur du Tractatus theologico
politicus - ma théopolitique - et
d'une Ethique qui ont anéanti le
mythe d'un Dieu personnel et
identifiable. On doit à ce super
logicien la noyade définitive du
créateur du cosmos dans un panthéisme
qui rend absurde toute théologie
ambitieuse de mettre en scène un acteur
reconnaissable à sa gestuelle, absurde
un gestionnaire qui gouvernerait
l'univers à la manière d'un chef d'Etat
talentueux, absurde un créateur du monde
capable d'écrire en prose et en vers, de
s'exercer à l'éloquence et de se reposer
après un dur labeur. Puis Bergson, le
grand incompris de l'Evolution
créatrice qui, en bon spinoziste, a
transporté la vie spirituelle de
l'humanité au sein d'un évolutionnisme
où la distinction entre les "sociétés
ouvertes" et les "sociétés fermées" est
devenue plus actuelle que jamais. Puis
Freud, le Christophe Colomb qui a ouvert
la politique et l'histoire à
l'exploration du continent caché de
l'inconscient; et enfin Einstein, le
navigateur du néant qui démontra que
tout corps en mouvement dans le vide
transporte son horloge avec lui et que
le temps est une matière en cours de
coagulation ou de liquéfaction à une
vitesse inversement proportionnelle à la
vélocité du mobile qui transporte sa
propre pendule sur son dos.
En conséquence,
c'est moi qui vous interdis de publier
mes textes futurs, même quand leur
pestifération native portera sur les
dieux que vous cachez dans le gosier de
vos oies du Capitole.
Un dernier mot sur
l'incohérence de votre politique. A
vouloir ménager la chèvre et le chou,
c'est-à-dire la vérité et les
faux-fuyants de la politique, vous vous
êtes mis dans de beaux draps.
Croyez-vous que vous avez des chances de
vous assurer des bonnes grâces du CRIF
et de la LICRA, alors que vous condamnez
le jugement politico-judiciaire du
Conseil d'Etat et que vous demandez, en
outre, à cette haute juridiction à
revenir sur sa jurisprudence, alors que
vous condamnez les colonies et le
sionisme, alors que vous légitimez un
futur Etat palestinien résolument
souverain?
Mais vous savez
bien qu'Israël n'en voudra jamais, parce
que sa motivation véritable n'est autre
que le mythe de la "terre promise",
qui résistera au soc et à la charrue de
la démocratie et que les prétendues "négociations
israélo-palestiniennes" ne se
dérouleront sur leur véritable échiquier
qu'à l'heure où une anthropologie
devenue scientifique étudiera la
dimension onirique et délirante de
l'humanité.
Vous prétendez "penser
la France" et vous commencez par lui
couper la tête.
Je vous souhaite
bien du plaisir avec vos oies du
Capitole.
Reçu de l'auteur pour publication
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