Décodage
anthropologique de l'histoire
contemporaine
Esquisse d'une anthropologie de la
servitude idéalisée
IV - Décadence politique et décadence du
langage
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 18 septembre 2015
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Préambule
1 - Qu'est-ce qu'une langue
décadente?
2 - Quelques pas vers la
solution de l'énigme
3 - Qu'est-ce que le " naturel "
d'une langue ?
4 - Le naufrage de la
souveraineté de la France
5 - Le mont Athos des
Républiques
6 - La politique et l'art de la
parole
7 - Le poison de la vérité
8 - L'Europe et l'avenir de la
pensée mondiale
|
Préambule
Hallucinant ou
grotesque? Fabuleux ou comique?
Titanesque ou puéril? Si une phalange
d'historiens découvrait que la science
du passé est réflexive ou n'est pas et
que la politique est l'axe d'une raison
qui donne son sens au tumulte des
évènements, cette légion de méditants
tomberait dans la stupéfaction au
spectacle de l'Europe de ce mois de
septembre 2015. Car un afflux
d'immigrants a rappelé aux interprètes
de la mémoire des nations que les
civilisations périssent en tenue de
sœurs de charité et auréolées de
sainteté diocésaine.
Mais nos méditants
de Clio n'imagineraient pas que cette
invasion de malheureux ferait encore
davantage oublier aux Etats et à leur
classe dirigeante la présence de cinq
cents bases militaires américaines sur
le sol du Vieux Monde, encore davantage
oublier aux gouvernements que les forces
militaires des nations vassalisées se
trouvent placées sous la poigne de fer
d'un général américain, encore davantage
oublier que le traité de Lisbonne a
inscrit la présence perpétuelle des
armées du Nouveau Monde sur le continent
de Copernic, encore davantage oublier
qu'un traité dit de libre échange entre
le tigre et le mouton, condamne les cent
vingt-neuf membres du Conseil des
Anciens d'Allemagne (Altesraat) à
ne prendre connaissance du contenu
secret de ce traité que dans une salle
de lecture de l'Ambassade des Etats-Unis
à Berlin - mais tous les élus des
peuples dits démocratiques de l'Europe
demeurent frappés par le lion américain
de l'interdiction de prendre
connaissance du contenu du traité placé
sous ses mâchoires.
Mme Merkel a redoré
le blason et la denture de la moralité
allemande à faire honte à l'Europe, non
point de sa vassalité sous les crocs de
son maître, mais de refuser les quotas
de la charité à tous les miséreux du
monde. Le chemin de l'abîme éclaire son
propre tracé: demain nous demanderons à
feu mère Thérésa de nous préciser la
ligne de démarcation entre nos piétés et
les impératifs de la politique.
Mais si nous
n'avons pas de regard sur la gueule du
roi de la jungle, dont les crocs
déchirent nos dentelles, raison de plus,
pour l'anthropologie d'une agonie
d'approfondir de semaine en semaine, la
connaissance scientifique du trépas de
la raison politique.
1 - Qu'est-ce
qu'une langue décadente?
Il y a plus de deux
siècles, un dénommé Wolfgang Goethe,
alors souverain incontesté de la langue
de Siegfried - son prénom contractait
deux substantifs et signifie la paix
du vainqueur - décidait, motu
proprio, de retirer de sa patrie le
verbe spazieren, qui remontait à
plusieurs siècles dans tous les
gosiersvet de le remplacer séance
tenante par le verbe français
promenieren. Mais, transplanté de
force sur une terre pourtant
hospitalière, ce malheureux verbe
cessait de fleurer bon la paysannerie du
cru, mais demeurait obstinément cadencé
à l'allemande.
De nos jours, les
descendants d'Arioviste disent,
écrivent, mais rythment à l'école de
leurs anciens reagieren,
initieren, discutieren, reussiren,
hissieren (hisser), konstatieren,
chassieren, attakieren, marchieren,
etablieren, statuiren, torpedieren,
etc. etc. Mais on a beau plaquer dare
dare une langue sur une autre, elle
change seulement de vêtements, non de
peau; et les corps gardent leur glotte
originelle sous les affûtiaux d'origine
étrangère qui déguisent, falsifient ou
estropient leur balancement atavique. Le
franco-allemand compte des milliers de
verbes, de substantifs et d'adjectifs
rendus apatrides, mais obstinément
musicalisés à l'école d'une patrie
égarée en chemin.
Pourquoi la
Germanie sénescente du XVIIIe siècle
a-t-elle soudainement jeté par-dessus
bord les mots qu'elle avait appris à
prononcer dans les langes et qui
paraissaient gravés dans les neurones
d'un vieux peuple? Pourquoi les
guerriers vociférants qui avaient piégé
les légions de Varus ont-ils été
remplacés au pied levé et à la pelle par
des mots réputés plus civilisés? Les
tympans des vieilles nations
seraient-ils à jeter aux orties?
Nenni, si les
classes dirigeantes et les élites
cultivées se trouvent de plus en plus en
porte-à-faux entre les phonèmes usés par
une audition multiséculaire et un
prêt-à-porter contrefait et volage, la
cause en est l'embarras des gens
instruits, qui se trouvent de plus en
plus coincés entre les tonalités du
champêtre coutumier et le chic savant;
et les malheureux spécialistes d'un
savoir se voient de plus en plus pris en
étau entre le fumier des étables et un
universel dentelé, mais de confection.
Encore faut-il que la haute couture d'un
voisin sommital se soit rendue illustre
depuis longtemps, tandis que, de votre
côté, vous venez tout juste de quitter
vos basses cours. Vous vous décrottez à
dire subitement inacceptabel,
partout, charmant. Mais que valent
les feux de vos jeunes rutilances? Après
un long séjour à Nice, même Nietzsche se
met un instant dans le vent
- et plusieurs pages horrifiques d'une
prose outrageusement francisée vous font
dresser les cheveux sur la tête.
2 - Quelques pas
vers la solution de l'énigme
Les langues
inscrivent leur vocabulaire sur deux
registres notariaux; le premier égrène
des vocables ataviques et ruraux, parce
qu'ils sont devenus les nôtres depuis
belle lurette et qu'ils ont marqué au
jour le jour notre état-civil langagier
du sceau de nos arpents. La seconde de
nos nomenclatures verbales fait marcher
une langue désolidarisée de nos
berceaux, mais également de tout le
quotidien. Un auteur ambitieux de
conquérir une place universalisée dans
une République des Lettres de partout et
de nulle part entend se donner un logis
enfin sonorisé en altitude et à
l'échelle de tout le globe terrestre.
Mais comment se
rendre inexpulsable d'un idiome si les
langues qui ont perdu leur écurie ne se
laissent plus féconder par leur terreau?
Si un Horace, un Virgile et même un
Properce étaient nés du terroir au
Moyen-Age, leur langue natale ne se
serait plus trouvée en mesure de
féconder leur semence originelle. La
langue allemande se meurt en tant que
langue de culture, car jamais un
personnage universel ne se rendra
convaincant ni en jargon des archives,
ni en franco-allemand artificiel. On l'a
vu quand Gunther Grass, prix Nobel de
littérature, a publié en gallo
germanique un poème sur Gaza. Un
chef-d'œuvre a besoin de racines vocales
. La décadence politique des
intelligences vous laisse sans voix.
La mort de Rome ne
se chante ni sur le mode homérique, ni
en patois. C'est que la mémoire en quête
d'éternité des évadés des forêts a
besoin de humer un parfum d'immortalité
au contact de son ubiquité. En
remplaçant Spaziergang par le
vocable plus répandu, mais déjà devenu
anosmique, de promenade, Goethe a
multiplié des Places de la promenade
- des Promenadeplätzes - et les a
donné à flairer jusque dans les villages
les plus reculés de sa Germanie natale.
Pensait-il que les poumons de sa patrie
changeraient de nature et de rang à
seulement quitter l'écorce rugueuse des
provinces? Deviendrait-il possible de
hissieren (hisser) à si peu de frais
la plume de Wolfgang - ce qui signifie
l'allure du loup - sur le
doubletrône d'un souverain sans rival de
l'écriture allemande et d'un guide
infaillible du génie littéraire de
l'humanité tout entière? Mais si seuls
les chefs-d'œuvre de la littérature
mondiale vous installent dans votre
véritable patrie, quelles seront les
montagnes et les plaines d'un Eldorado
mental rendu allogène au sacre de
l'ascensionnel par la mort des patries?
N'a-t-on pas accusé de "nationalisme",
donc d'indécence politique, les peuples
qui refusaient de s'engager dans la
croisade de Washington contre une Russie
censée coupable d'hérésie, donc de
trahison doctrinale de l'orthodoxie
démocratique et de son édifice
conceptuel?
3 - Qu'est-ce que
le " naturel " d'une langue ?
Une langue
déterritorialisée par le Nouveau Monde
et qui s'est subitement acheté une
garde-robe de confection, une langue qui
rêve seulement de remplacer ses
défroques locales par des dorures
d'importation, une telle langue
n'acquerra jamais une allure aisée et
naturelle. Nous savons cela depuis que
Pantagruel convainquit à coups de bâton
un certain écolier latinisant à revêtir
les haillons troués du parler naturel
de son Limousin natal. Depuis lors, les
mots les plus rustiques de notre langue
de paysans dégrossis se sont habillés
d'un latin de cour et d'un grec
sophocléen. Vous ne trouverez plus un
seul vocable de chez nous dans notre
littérature mondialisée à l'école du
grec et du latin. Toutes nos sciences se
sont anoblies d'hellénismes exquis, tout
l'art pictural européen s'extasie depuis
un demi-millénaire au spectacle des
éphèbes nus d'Athènes. La célèbre statue
de Voltaire par Pigalle représente un
vieillard ridiculement dévêtu sur un
fauteuil de pierre.
Puis notre
vocabulaire, longtemps encrassé de
gaulois, a subi le même nettoyage que la
langue allemande d'aujourd'hui: table
vient de tabula, domicile, de
domicilium, agriculture de
agricultura, porter de portare,
supporter de supportare, dormir
de dormire, elaborer de
elaborare, evoquer de evocare,
habiter de habitare, habitude de
habitudo pour ne prendre nos
exemples que dans notre latin francisé
de tous les jours.
Mais comment éviter
de nous estropier avec des mots tels que
promontoire ou péninsule, qui nous
viennent de promuntorium et de
peninsula, comment fuir infliger -
ce malheureux nous arrive de
infligere - indulgence, ce
prétentieux provient de indulgentia,
tolérance, ce bourgeois anobli se donne
tolerantia pour ancêtre, comment
échapper à armer, ce nouveau riche
débarque de armare, comment expulser
famille, ce pestiféré vient de
familia, comment chasser de nos
demeures la malédiction de militaire,
qui vient de militaris, comment
passer outre à la malodorance de légal
qui vient de legalis, comment
échapper à l'effronterie de
jurisprudence qui vient de
jurisprudentia, comment bâtonner la
horde de ces intrus qui nous assaillent
de tous côtés et qui se sont installés à
demeure dans nos châteaux, puis jusque
dans nos chaumines?
Notre étudiant
limousin a connu une abondante
postérité: les vrais Espagnols flairent
le Catalan, sous la prose apprise de
Miguel de Unamuno et Ionesco, pourtant
Roumain de naissance, a rédigé un traité
admirable dans lequel il tente
d'enseigner le vrai français aux
étrangers. Que leur dit-il? "Vous ne
parlez pas un français naturel" -
comme les Espagnols disent à Unamuno : "Tu
parles un espagnol enseigné".
Mais qu'est-ce que
parler "naturellement" si l'on ne parle
"naturellement" que le limousin de
l'étudiant de Rabelais? Comment Voltaire
a-t-il rendu "naturel" le français
latinisé de Candide? Les Romains disent
latine scribere pour écrire en
latin, mais scribere latine
signifie écrire en bon latin et loqui
latine, parler un bon latin, parce
que, dans ces deux cas on met l'accent
sur le langage. "Tout autre que mon
père l'éprouverait sur l'heure" dit
Rodrigue, et non "C'est tout de suite
que l'éprouverait un autre que mon papa".
L'Europe n'aura jamais de politique
commune, parce que le cadencement des
langues répond à la psychophysiologie
des peuples. Le sceau de l'absence de
toute politique réelle s'appelle la
neutralité. C'est parce que la Suisse a
quitté l'arène du monde qu'elle a pu
s'annexer le Tessin, Genève, Lausanne et
Neuchâtel - elle n'a pas d'identité
nationale à défendre.
Mais notre langue
de guingois, hétéroclite et bâtarde,
nous l'avons unifiée à la rendre atonale
à l'école du Celte et nous n'avons pas
fini de lui imposer notre allure alerte
ou majestueuse, rieuse ou somptueuse,
éloquente ou court vêtue, mais toujours
prononcée sur le mode atonal de la
langue originelle des Gaulois. De même
que les Allemands ne se convertiront
jamais à l'atonalité française, nous ne
nous sommes jamais initiés au rythme du
latin - jusque dans nos universités,
nous lisons Cicéron en français.
4 - Le naufrage de
la souveraineté de la France
Voir
I - Regards sur la vassalisation de
la France , 27 août 2015
Vous observerez que
si, de son côté, la langue de Goethe se
dissout dans un vocabulaire
franco-gallique rythmé à l'allemande, la
langue française parlée est devenue la
proie de trébuchements, de tâtonnements,
de ânonnements monosyllabiques qui
truffent le discours quotidien de toute
notre classe dirigeante, donc également
celui des porte-parole du peuple
français à la télévision ou à la radio.
Pourquoi cette épidémie de eu, eu, eu et
ces a a a a a? Qu'en est-il du vide
cérébral d'une France dont les élites au
pouvoir sont devenues, du haut en bas de
l'échelle sociale, publiquement
hoquetantes! Certes, toute servitude
commence par faire le vide dans les
têtes. Mais faites seulement
l'expérience que voici: risquez-vous à
évoquer un instant, mais d'une voix
chevrotante, l'occupation de l'Europe
par cinq cents bases militaires
américaines. Vous constaterez sur
l'heure qu'il vous demeurera bien
impossible de penser droit et de tomber
juste à l'école d'un débit vocal
entrecoupé de bégaiements, de
pataugeages et de piétinements.
La cause en est que
l'allemand a perdu son dictionnaire,
tandis que le français a perdu le rythme
de la pensée celte, le seul qui fasse
vivre une langue atonale. C'est redire
qu'il existe un lien psychobiologique
étroit et qu'il nous faudra élucider
davantage entre les débâcles spécifique
de la parole gauloise et de la parole
allemande d'un côté et les naufrages
propres aux Etats domestiqués de
l'Europe tout entière. C'est redire
qu'il existe un cordon ombilical entre
le langage des Etats et la solidité des
têtes. Qu'en est-il de la chaîne d'acier
qui relie la syntaxe des hommes debout
ou couchés à la politique des vraies
nations?
Comment un peuple
sain d'esprit et qui serait demeuré
rationnel dans le guidage de son destin,
comment une population dont le gosier
connaîtrait encore la coulée aisée et
fluente des logiciens de la France
gauloise, comment un tel pays irait-il à
la dérive sur la scène internationale?
Certes, l'italien et l'espagnol ne
connaissent encore ni le hachis vocal du
français désarticulé de l'Etat, ni le
salmigondis lexical allemand; mais, de
ces deux territoires des voix, le
premier demeure le vaincu de 1943 et le
second n'est pas encore entièrement
guéri des blessures dont le général
Franco lui a laissé les cicatrices aux
chevilles: ces deux nations ont quitté
la route et ne sont plus de taille à
servir de moteurs à des républiques à
réinformer de ce que parler veut dire.
Mais si les deux
Etats les plus puissants et les plus
peuplés de l'Europe, la France et
l'Allemagne, ont perdu leur cervelle en
chemin, c'est bel et bien parce qu'on ne
saurait peser le monde de sang froid et
remettre les Gaulois sur le sentier de
la guerre si l'on trébuche à chaque
phrase et si l'on échoue à seulement
énoncer trois mots de suite sans tomber
en syncope. Il faut donc descendre dans
les tréfonds de la servitude qui
débilite les démocraties européennes au
plus secret de leur idiome et qui frappe
à mort leur discours au quotidien pour
tenter de se mettre à l'écoute d'une
pesée anthropologique conjointe des deux
naufrages, celui de la langue officielle
des gouvernements d'un côté et celui de
leur flux naturel dans la population de
l'autre.
5 - Le mont Athos
des Républiques
M. Hollande est un
unijambiste de la langue française. A ce
titre, son lexique hâché le rend inapte
à tracer le sillon d'une seule phrase
sûre de son pas et d'une bonne frappe.
La République aphasique, donc sans
droiture, dont ce timonier tient la
barre sans péril, donc sans gloire,
s'attache à évoquer des principes aussi
émoussés par leur universalité guindée
que vides de tout contenu utilisable.
Une République des abstractions
contrefaites et rendues aussi creuses
qu'elles se voudraient vertueuses n'a
pas de politique étrangère tangible à se
mettre sous la dent.
Le spectacle d'un
bébé noyé lui a fait croire que la
politique réelle est une affaire de bon
Samaritain. Puis le spectacle d'une
Angela Merkel enferrée dans
l'humanitaire lui a fait tenter de
sauver la face et de persévérer dans le
paroissial. Tout cela ne ramènera pas
l'Europe à ouvrir les yeux sur sa
vassalité: comme je l'avais prévu, le
débat du 15 septembre à l'Assemblée
nationale a fait passer à la trappe le
débat prévu sur les Mistral - donc sur
la question centrale de la vassalité de
l'Europe. (Voir Préambule)
M. Nicolas Sarkozy
a compris, semble-t-il, que la prochaine
élection présidentielle se déroulera
nécessairement dans l'arène d'un
patriotisme partiellement repeint de
couleurs un peu plus vives que celles
d'aujourd'hui. Mais il se garde bien,
lui aussi, de mettre le locataire de
l'Elysée sur la touche. Pas question de
rappeler à l'Elysée que son carrosse
roule sur des concepts rebondis, mais
sans contenu et que son devoir appelait
la France à livrer le plus
spectaculairement possible les Mistral à
leur destinataire, parce qu'il y allait
du rang d'un pays sur la scène du monde.
Mais pas question, pour M. Sarkozy, de
fustiger la raison calculatrice, à
courte vue et indigne de la nation que
manient les grands et les petits
marchands de leur ferraille de guerre.
(réf. 28 août 2015)
Comment une France
privée de sa voix se montrerait-elle
souveraine? La Liberté est une personne.
Si elle ne parle pas, elle quitte la
scène. Le silence lui-même ne devient
éloquent que s'il nous montre un géant
qui se tait et dont le mutisme soudain
fait un contraste saisissant avec la
foudre qu'il fait attendre. L'homme
appartient à une espèce qui quitte la
terre pour un rien. Depuis le
paléolithique, ce bimane se précipite,
la tête la première, dans des mondes
dont le fabuleux le dispute au
fantastique. L'homme l'Etat, lui, met de
l'ordre et de l'équilibre dans la
démence originelle d'une bête vocalisée
de travers. C'est pourquoi le discours
politique s'enracine dans le
prophétique: il lui faut rivaliser avec
l'ange Gabriel, il lui faut donner un
répondant à l'homme sur la terre.
6 - La politique
et l'art de la parole
L'heure des
retrouvailles des Gaulois avec
l'honneur, la dignité et l'autarcie des
vrais Etats n'a pas encore sonné à toute
volée au campanile du vocabulaire
celtique. Mais quand les peuples un
instant asphyxiés par les Trissotins du
temporel redeviendront vivants et
respirants, ils retrouveront leur
définition périlleuse, donc glorieuse de
la souveraineté des vraies patries - et
la grandeur d'une politique d'hommes
debout se voudra à nouveau représentée
sur la scène du monde.
Mais il sera bien
impossible aux partis politiques actuels
de folâtrer longtemps le nez au vent et
court vêtus. Il faudra donc que la
politologie vassalisée se hisse
néanmoins à une connaissance
spéléologique, donc anthropologique du
genre simiohumain. La question de savoir
comment une espèce devenue parlante il y
a seulement quelques millénaires va se
donner à toute allure une science
d'elle-même suffisamment en proie au
vertige pour se demander s'il existe
d'ores et déjà un public latent auquel
s'adresseraient de vraies démocraties,
donc des Etats ambitieux de doter leur
loquacité d'une échine à l'écoute des
tempêtes à venir de l'Histoire du monde.
Or, à l'approche de 2017, cette question
taraudante commence de se poser aux
navigateurs en eau douce eux-mêmes.
Car, d'un côté, il
ne sert de rien, se disent les vrais
peseurs, d'avoir raison avant tout le
monde si les peuples rendus acéphales
par le naufrage de leur langue nationale
se trompent fatalement de jumelles et si
l'on n'a jamais raison qu'aux yeux des
foules privées de lunettes d'approche
par le bégaiement de leur Etat. Du coup,
un corps électoral rendu prisonnier du
mutisme de sa propre masse n'est pas
près d'applaudir majoritairement et à
tout rompre une minorité d'avant-garde
fatalement disséminée. Si la démocratie
est un régime idéal, donc inaccessible
par définition, quel sera le sort des
ermites de la lucidité parmi les
hoquètements des dirigeants?
Il y a vingt-cinq
siècles que Platon nous a rappelé qu'un
homme armé de raison et de savoir est
nécessairement un anachorète noyé dans
la foule. Comment camper dans le désert
et y faire face à des milliers d'oracles
de l'ignorance publique et de la peur?
Car c'est à l'école de son ignorance
même que la sottise se fabrique une
prêtrise. Le suffrage universel est
nécessairement un traînard. Comment le
mettre en marche? De plus, il lui arrive
de se réveiller en rhinocéros. Il faut
donc se résigner à tourner le dos aux
sybarites de la démocratie et se laisser
enseigner les péripéties de la pièce à
l'école des désastres en chaîne qui se
hisseront d'eux-mêmes et à la force du
poignet au rang de dompteurs écoutés. "Il
ne sait pas que l'histoire est tragique",
disait Raymond Aron de M. Giscard
d'Estaing.
7 - Le poison de
la vérité
Buvons, pour un
instant encore, le poison de la vérité,
laissons-nous enseigner le tragique de
l'histoire à l'école des anthropologues
des Etats et des nations. Quelques pas
de plus dans l'histoire de l'encéphale
des Germains nous apprendra que la prose
de Nietzsche, de Schiller, de Wieland ou
de Lessing est d'ores et déjà devenue
indéchiffrable à la grande majorité de
la population du pays. C'est dire que
ces géants de la langue allemande
classique ne remonteront pas de sitôt
sur la scène des courages où l'Europe
asservie raconte son cerveau.
Comment nous
expliquer les ultimes soubresauts de
vassaux d'un empire étranger? Par
l'expulsion des mots les plus anciens et
les plus agrippés aux lieux de leur
naissance et de leur floraison, puis par
leur remplacement précipité par une
flopée de vocables tout neufs en leur
accoutrement. Mais cette opération était
devenue inévitable à partir du XVIe
siècle ; il fallait bien nous résigner à
enseigner la géométrie, les
mathématiques, l'algèbre, la physique,
l'astronomie et l'éloquence des Grecs,
puis le droit écrit des Romains à des
gosiers ronchonnants d'agriculteurs ou
de guerriers, parce qu'un millénaire et
demi de la rusticité des indigènes avait
enseveli nos sciences, nos Lettres et
nos arts sous la chape de plomb du
dernier arrivé de nos dieux uniques,
lequel avait fait, de l'ignorance de ses
fidèles et de la sottise de son clergé,
un gage de l'innocence et de la sainteté
des convertis. Il faudra attendre sept
siècles de plus pour que Muhammad se fît
raconter par un ange un Allah, certes
encore farouchement étranger aux arts
plastiques, mais déjà réconcilié avec
des sciences expérimentales et des
mathématiques en voie de détotémisation.
J'ai déjà dit que
si vous disiez verständlich -
compréhensible - qui découle du verbe
verstehen, comprendre, et de
Verstand, l'entendement - vous vous
exprimiez dans une langue reléguée dans
son coin aux yeux des Germains de
souche, parce que demeurée trop proche
de la ruralité de leurs ancêtres pour
véhiculer des savoirs partiellement
désenterrés par la Renaissance, tandis
que si vous écriviez intelligibel,
votre outil linguistique jetait un pont
non seulement en direction d'une langue
plus instruite que la vôtre, mais en
direction du latin, intelligere
et du substantif intelligentia.
Du coup, vous preniez place, de
surcroît, dans le royaume respectable
des savants, ce qui vous sauvera en un
clin d'œil de votre ensevelissement dans
un haut Moyen-âge sépulcral et parmi les
cierges, les chapelets et les
marmonnements des chrétiens confits dans
leur suave ignorance.
8 - L'Europe et
l'avenir de la pensée mondiale
Voir :
L'avenir de la philosophie européenne
, 29 mai 2015 , 5 juin, 12 juin
Mais allons plus
loin dans l'analyse des arcanes du
langage et des relations que la parole
entretient avec la politique: voici que
le verbe comprendre se présente en
accusé à la barre du tribunal. Car la
science a découvert qu'elle ne pense
pas. Que fait-elle de plus que de
mesurer, de calculer et de prévoir? Mais
si le verbe comprendre conduit à
formuler des signifiants et si tous les
signifiants sont anthropomorphiques par
définition et par nature, ne
serions-nous pas encore devenus
pensants, ou bien penser, c'est mettre
sur la sellette un animalcule qui
gesticule et qui s'agite devant
l'infini? La Renaissance a ressuscité
les Anciens, mais elle a également
découvert le silence et le vide de
l'immensité et de l'éternité. Nicolas de
Cuse prépare Herschel. Comprendre,
c'est décrypter un microbe gesticulant
et infirme, mais qui, en 1904, a vu
trépasser l'espace des arpenteurs et le
temps des horloges - l'infini est
l'interlocuteur de la science de demain.
Dans la
Kritik der reinen Vernunft, (La
Critique de la raison pure) de
Kant, publiée en 1781, vous trouverez
près de cent quarante fois l'adjectif
lancinant intelligibel, - ce
vocable d'importation de la Gaule
latinisée, était fort prisé des Germains
en raison de son cousinage avec une
civilisation plus avancée de quinze
siècles que celle des autochtones. Mais
le vocable Vernunft et l'adjectif
vernünflig, raisonnable, qu'on
appliquait aux enfants sages,
respiraient encore l'allemand originel;
ils ne tomberont à leur tour en
quenouille qu'un siècle plus tard. En
leur temps, ils soulignaient du moins
leur parenté avec verständlich,
au sens rural et villageois de ces
termes, alors que le mot Kritik
renvoyait déjà au grec kritein,
qui signifie non seulement juger,
mais examiner de près et à l'aide
du verre grossissant des studiosi
- on appelle cette logique affûtée sur
la meule de la raison, la dialectique.
Et voici que le verbe comprendre
a rendez-vous avec une astronomie
parvenue au terme de l'univers de la
matière et prise de panique devant
l'évanouissement de l'espace et du temps
des ancêtres.
L'examen des
relations que les peuples européens
d'aujourd'hui entretiennent avec les
poumons de leurs lointains géniteurs se
place au fondement d'une anthropologie
de l'infini ambitieuse d'analyser la
politique et l'histoire des détoisonnés
tout juste délivrés de leurs idoles et
confrontés à leur statut nouveau de
dieux privés de garde-chiourmes dans le
cosmos. Qu'en est-il du Dieu qui n'a
personne dont l'effigie redoutable se
dresserait dans son dos? Pour comprendre
ce personnage, il faudra affiner la
pesée d'une condition simiohumaine dont
les mythologies sacrées, donc les
cosmologies religieuses, nous fourniront
les plateaux d'une balance privilégiée.
Voyons quels
plateaux et quels fléaux notre
civilisation devra nous fabriquer pour
seulement tenter de redonner au cerveau
d'un Vieux Monde épuisé l'avance
cérébrale dont il bénéficiait avant
notre rencontre de ce siècle avec le
néant.
Le 18 septembre
2015
Le sommaire de Manuel de Diéguez
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